Il porta sa vie durant la mémoire comme les espoirs de la gauche française, au passé, au présent et dans ses ambitions pour l’avenir. Historien, syndicaliste, essayiste et éditorialiste, Jacques Julliard était un homme de l’écrit et de sa plume brillante il fut, pour le grand public, le concepteur et le passeur d’une pensée et d’un idéal. Sa disparition, le 8 septembre, à l’âge de 90 ans, est celle d’une figure du paysage éditorial français et de notre vie des idées.

Né le 4 mars 1933 à Brénod, dans l’Ain, Jacques Julliard vit le jour dans une famille marquée par des convictions républicaines enracinées. Son père et son grand-père étaient des maires radicaux socialistes, admirateurs du maire de Lyon voisin Edouard Herriot, et partageant avec lui la flamme d’une République laïque. Toutefois, Jacques Julliard porta également l’empreinte d’un enseignement catholique, suivi selon les vœux de sa mère. Il combina, pour la suite, ce double fil de la République et de la foi dans une tradition catholique marquée à gauche, républicaine et spirituelle, dans une référence constante à la pensée de Charles Péguy. Ces premières influences intellectuelles se combinèrent avec les rencontres survenues dans sa vie d’étudiant brillant et littéraire. Entrée en 1959 en hypokhâgne au lycée du Parc à Lyon, son professeur Jean Lacroix l’initia au personnalisme d’Emmanuel Mounier comme à la pensée socialiste anarchiste de Proudhon et le fit encore intégrer les instances de la revue « Esprit ». 

Normalien, agrégé d’histoire en 1958, Jacques Julliard entama son engagement intellectuel dans un moment de césure et de tourment politiques. A l’UNEF, il s’investit pleinement dans le syndicalisme étudiant sur fond de guerre en Algérie, ce qui l’amena à s’inscrire dans le sillage du groupe Reconstruction de la CFTC. Lui-même mobilisé en 1959, il devint professeur d’histoire à Chartres en 1961. Cette trajectoire forgée tout à la fois par l’anticolonialisme, l’antitotalitarisme, le syndicalisme et l’idéal socialiste poussèrent Jacques Julliard sur les traces de Pierre Mendès France et d’Edmond Maire. Et cette identité politique singulière dicta son premier ouvrage, aussitôt remarqué : « Clemenceau, briseur de grève » paru en 1965, suivi de « Naissance et mort de la Quatrième République » trois ans plus tard. D’une érudition n’égalant que sa curiosité, Jacques Julliard poursuivit un parcours universitaire qui le vit quitter le CNRS pour Sciences-Po Paris en 1966, et fonder en 1968 avec Jacques Ozouf le département d’histoire de l’université de Vincennes où il attira son ami Michel Winock. 

Visage d’une nouvelle génération d’intellectuels, essayiste et éditeur au Seuil, Jacques Julliard ne délaissait pas son engagement politique, dans le sillage de Michel Rocard au sein du Parti socialiste après le congrès d’Epinay, ni son combat syndical. Militant pour la déconfessionnalisation de la CFTC, Jacques Julliard prit part à la création en 1964 de la CFDT. Mai-68 toutefois marqua une première rupture vis-à-vis du syndicalisme actif et en 1976, Jacques Julliard quitta ses mandats. Sa rencontre avec Jean Daniel à la fin des années 1970 cristallisa ce chemin entre vie des idées et idéal militant. Théoricien et plume du « Nouvel Observateur », éditorialiste aux côtés d’André Gorz ou Claude Roy, Jacques Julliard s’imposa rapidement comme l’une des signatures les plus attendues dans les colonnes de l’hebdomadaire fondé par Claude Perdriel. Entre politique et vie des idées, ses analyses de la situation du socialisme français, de la « Nouvelle philosophie » ou ses recensions des ouvrages renouvelant l’approche de l’historiographie témoignèrent de l’intense bouillonnement intellectuel de ces années-là et de l’émergence de ce qui deviendrait « la deuxième gauche ».

Après la victoire de François Mitterrand en 1981, dont il fit un bilan provisoire dès 1985 dans « La faute à Rousseau », Jacques Julliard concourut à forger les bases idéologiques de cette nouvelle aventure politique. Avec François Furet et Pierre Rosanvallon, professeurs comme lui à l’EHESS, ils publièrent « La République du centre » où l’engagement antitotalitaire de leur jeunesse se muait plus complètement dans un libéralisme politique et une vision girondine de la société, incarnée par Michel Rocard, alors Premier ministre et portée aussi, par la Fondation Saint-Simon.

Créateur de revues, notamment les « Cahiers Georges Sorel » devenus « Mil neuf cent », Jacques Julliard quitta « Le Nouvel Observateur » en 2010 pour « Marianne » et « Le Figaro » à partir de 2017. Auteur prolifique, il publia une trentaine d’ouvrages, toujours empreints de son sens de la formule, sa culture historique et sa virtuosité. Son livre « Les gauches françaises », constitua comme une somme définitive où il livrait le paysage littéraire, politique, militant, historique de ses idéaux, de Condorcet à Fernand Pelloutier. Le titre, au pluriel, synthétisait sa vision d’une gauche née de la foi dans le progrès marié à la justice, et dispersée, ensuite, en trois blocs, arrimés ou séparés selon les époques et les hérauts de cet idéal. 

Jacques Julliard aimait dire de Charles Péguy qu’il était celui qui « va à la vérité avec toute son âme ». Ainsi Jacques Julliard traversa ce « siècle des intellectuels » dont parlait son ami Michel Winock, cette époque dont il fut le témoin ironique et sévère, et un acteur mariant l’ampleur doctrinale à la finesse d’analyse. Le Président de la République et son épouse saluent un auteur qui incarna ce goût français de l’esprit comme les idéaux universels de notre République. 

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