Présidé par le Président de la République, un hommage national a été rendu à Michel Bouquet ce mercredi 27 avril 2022 dans la cour d'honneur de l'Hôtel des Invalides.

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27 avril 2022 - Seul le prononcé fait foi

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Hommage national à Michel Bouquet.

Mesdames et messieurs les ministres, 
Mesdames et messieurs les parlementaires, 
Mesdames et messieurs les élus, 
Mesdames et messieurs en vos grades et qualités, 
Chère Juliette, 
Chers enfants et petits-enfants de Michel Bouquet, 
Mesdames et messieurs,

Il aura brûlé les planches et crevé l'écran 70 années durant. 

Michel Bouquet a régné sur le théâtre en monstre sacré. 

« J'ai un miroir dans mes entrailles », disait un autre roi, Bérenger, interprété plus de 800 fois par Michel Bouquet. Michel, lui aussi, avait un miroir. Et dans celui-ci, la société tout entière se reflétait. 

Tel était son don et sa mission qui le poussait sur scène jusque tard dans sa vie, qui le tenait debout jusque tard dans la nuit. 

Juliette, son épouse, cette formidable actrice, le trouvait au milieu de la nuit assis dans la pénombre à la lueur d'une lampe, lisant, travaillant, retravaillant son texte de peur de le perdre, avec cette lucidité de regard qui illuminait toutes les œuvres. 

L'enseignement ultime de ce maître, lui le professeur au Conservatoire, n'est pas simplement une leçon de théâtre, mais bien une leçon de vérité. D’Orgon à Argan, de Rembrandt à Renoir, il nous a livré les secrets de nos caractères, décillé nos regards, éclairé nos esprits. 
Il était pourtant venu au théâtre pour fuir le monde tel qu'il va et l'assignation de n'être que soi. Car avant d'être son royaume, le théâtre fut son refuge. 

Le refuge d'une enfance esseulée, d’une adolescence accablée. 

7 années de pensionnat à la discipline cruelle, 7 années de silence et de solitude loin, trop loin de ses parents, de sa mère tant aimée. 

Puis les années de guerre et d'Occupation durant lesquelles il arrêta ses études, aida le foyer, devenant tour à tour mitron, mécanicien-dentiste, transporteur de colis. 

Puis, grâce à sa mère, la découverte du théâtre : l'Opéra-comique, la Gaîté Lyrique, la Comédie-Française. Le dimanche midi, les heures d'attente dans l'espoir de décrocher des places soldées pour « le paradis », ces balcons haut perchés qui lui semblaient alors si bien porter leur nom.
Quand les 3 coups retentissaient, quand le rideau se levait, que la scène s'éclairait, que les comédiens surgissaient, Michel Bouquet, enfin, était heureux. Il n'est plus alors seulement un enfant de la guerre. Il devient, comme dans ce chef-d'œuvre qui berça sa génération : un enfant du paradis. 

Car tout au théâtre l’émerveille : l'élégance et l'éloquence, les poudres, les lumières et les satins, ce tourbillon de mots et de costumes. Tout au théâtre lui paraît plus beau, plus fort, plus vrai que dans la vie. 

Y être spectateur pour un jeune Français en 40, c'est une bouffée d'air, un antidote à la morosité, un dernier bastion de liberté. 

Y être acteur, alors, commence-t-il à penser, ce doit être l'occasion, chaque soir renouvelé, de vivre en grand, de vivre enfin, de vivre quoi. 

Un dimanche de mai 1943, Maurice Escande, qu’il admirait tant, illustre sociétaire de la Comédie-Française, dont il trouve l’adresse dans le Bottin, lui ouvre sa porte. Michel Bouquet lui récite un poème de Musset, « La nuit de décembre », dont les vers sonnent comme la confession de son enfance solitaire. Escande le sent tout de suite, le sait déjà : ce garçon est fait pour la scène. 

Alors Michel Bouquet entre en théâtre comme on entre en religion. Il se plonge à corps perdu dans la lecture des grands auteurs, tous : les romanciers, les poètes et les dramaturges, les comiques et les tragiques, les anciens et les modernes. Quelques mois plus tard, il est reçu au Conservatoire. Bouquet a trouvé sa vocation, de celles, foudroyantes et sacrées, qui se déclarent très tôt et scellent un destin. 

Michel Bouquet n'a pas encore 20 ans quand l'un des plus grands écrivains du siècle, Albert Camus, le repère pour sa création de Caligula, avant de le faire jouer dans Les Justes et Les Possédés. 

Il noue bientôt avec Jean Anouilh un compagnonnage plus suivi encore - 6 pièces en près de 25 ans - qui le plonge au temps de Jeanne d'Arc ou dans l'épuration de l’après-guerre. 

Quand il n'est pas sur les planches, Michel Bouquet est sur les ondes. Pendant deux décennies, il fait vibrer sur les transistors de France, les mots des grands auteurs du passé, de Rabelais à Rimbaud, Chateaubriand, Baudelaire, Verlaine, des écrivains contemporains de Supervielle à Malraux, d'Aragon à Michaux, Cendrars à Soupault. 

Il prend part au début du Festival d'Avignon, du Théâtre national populaire avec Jean Vilar.
Il entre de plain-pied dans le théâtre de l'absurde de Ionesco en jouant Rhinocéros, puis Le Roi se meurt, qu'il reprend des centaines de fois, à des âges différents, comme pour nous apprendre à mourir. 

Il sert avec ferveur le théâtre de la condition humaine de Beckett dans En attendant Godot, et Fin de partie, espérant Dieu, redoutant la mort, se débattant avec la vie. 

Il opère chaque soir la catharsis de nos angoisses. 

Il crée en France tant de pièces de ce théâtre dépouillé, de son ami et compagnon de jour et compagnon de nuit, Harold Pinter, ce théâtre de la radicalité du fait où les silences bruissent de sous-entendus, et les échanges les plus anodins regorgent de violences intestines. 

Michel Bouquet a fait vivre le théâtre européen du XXème siècle. Aristophane, Shakespeare, Vigny, il les joua tous. Mais entre tous, c’est à Molière qu'il fut le plus fidèle, pour sa lucidité, sa puissance. Le Médecin malgré lui, Dom Juan, L'Avare, Le Malade imaginaire : il passa sa vie à creuser leur énigme, celle de l’homme, jusqu'à Tartuffe, quelques semaines avant de quitter la scène, une fois encore, une fois encore avec Juliette. 

Lire. Lire, et relire les pièces des centaines et des centaines de fois, comme pour les épuiser, les forcer à se rendre et à lui livrer leurs secrets, sans jamais croire qu'il les a comprises.
Dire et redire ses parties sans jamais faire relâche pour forcer sa voix à prendre de nouvelles inflexions, de nouveaux accents, de nouveaux rythmes.

A chaque rôle, avec angoisse, cette peur de ne pas y arriver et traquer les regards, les gestes, poursuivre la juste intonation, faire tomber les répliques comme de grandes colonnes de marbre sur la scène.

De nos monuments littéraires, il révélait des aspects insoupçonnés, ouvrait des brèches nouvelles par où coulait le sens. 

Une exégèse inouïe qui offrait aux œuvres leur chair, leur vérité. 

Cette virtuosité conquise dans la sueur des répétitions, il la voyait comme son devoir, une abnégation d'artisan au service des auteurs, des textes, des personnages. 

Oui, Michel Bouquet croyait en ses personnages comme on croit en des divinités. 

Lorsqu'il en abordait un nouveau, il vivait dans l'attente fébrile, presque mystique, que celui-ci allait se révéler à lui, descendre en lui. 

Alors, il traquait cette vérité ; il invitait, suppliait ce personnage de le visiter pour pouvoir le saisir vif, le capturer tout entier et le livrer vivant aux hommes. Le théâtre.

Il répétait, et répétait encore et encore, pour que cette vérité advienne au service du texte, de l'auteur, des personnages, effaçant progressivement tout le reste, comme chez Madame Segond-Weber, disait-il, dont il se souvenait jusqu'à la fin les hiératiques tirades au service du texte.
Par chance, l’amour dévorant de Michel Bouquet pour le théâtre ne fut pas exclusif. Les plus grands cinéastes ont à jamais fixé son génie sur la pellicule : Abel Gance, Jean Grémillon, Henri Verneuil, François Truffaut par deux fois, Claude Chabrol à six reprises, Delannoy, Deray, Corneau, Becker et tant et tant d’autres. 

Il y a joué les pères, dignes ou indignes, absents ou prodigues, mutiques ou cyniques ; les maris, trompés ou comblés ; les amants, fiévreux et éconduits ; le frère ou l’ami ; le prince et le pauvre ; le juge et l’assassin ; la victime et le bourreau ; le croyant comme l’athée. 

Son visage et sa voix ont été le théâtre de tous nos sentiments. En 100 pièces, en 100 films, il a fait le tour de l’homme.

Avec son magnétisme ténébreux, il excellait dans les rôles d’infâmes, des rôles de pure composition pour cet homme si doux. Policier n’obéissant qu’à ses propres lois dans Un Condé d’Yves BOISSET, patron redoutable dans Le Jouet de Francis VEBER, commissaire impitoyable dans Deux hommes dans la ville avec Gabin et DELON, sombre inspecteur Javert dans Les Misérables de Robert Hossein.

Il fut, durant ces décennies, ce soleil noir du cinéma français, scrutant nos failles, sondant nos fureurs, démasquant nos contradictions et débusquant nos bassesses. Il fouillait au fond de nos âmes pour faire tout remonter. Conscience intraitable de la France. Intraitable parce que toujours vraie. 

Sous les feux de la rampe, comme à la loupe des gros plans, Michel Bouquet n'avait besoin que d'être là pour captiver. Que de plisser les lèvres pour effrayer. Que de baisser les yeux pour émouvoir. Car de cet art, Michel Bouquet, l'ancien élève du Conservatoire, en était devenu un maître. 

À tous ceux qu'il a formé, Denis PODALYDÈS, Anne CONSIGNY, Christophe LAMBERT, Muriel ROBIN, Michel FAU, et tant d'autres ici présents, à tous ceux avec qui il a joué, élèves et compagnons, il avait transmis cette exigence de l'approfondissement perpétuel du travail du comédien ; bien plus que des techniques de jeu, une éthique de l'art. 
Tous, vous l'avez admirablement dit tous trois, tous portent aujourd'hui une part de cet héritage qu'à leur tour, ils transmettront. 

Tous, cher Michel, aujourd'hui sont là pour te faire cortège, à l'heure où tu gagnes un promontoire nouveau d’où continuer la conversation des siècles sur l'homme et sur le monde. Alors, ils t'imaginent avancer, comme à tâtons, et le visage, pourtant si sûr. 

Ils attendent une phrase, un conseil, à nouveau. 

Ils guettent un regard, une inflexion de la voix, un silence. 

Le silence de celui qui savait écouter l'autre en train de jouer. 

C’est peut-être cela ton secret. 

Ce silence qui frappe au cœur et ce regard offert à l’autre, comme une respiration. Ton viatique. 
Alors ce silence, cher Michel, dans ce moment, te permet une dernière fois d’entendre leurs applaudissements, et l’ovation de la France. 

Décès de Michel Bouquet. Lire le communiqué du Président de la République.

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