Sept décennies durant, Michel Bouquet a brûlé les planches et crevé l’écran. C’est un monstre sacré qui vient de nous quitter.

Son enfance fut recluse dans la discipline sévère d’un pensionnat, son adolescence obscurcie par la guerre. Mais sa mère lui fit découvrir sa passion du théâtre : une échappatoire vers le rêve. Tout, au théâtre, lui paraissait plus beau, plus fort et plus vrai que dans la vie. Il devint alors un véritable « enfant du paradis », qui révérait plus que tout le comédien Maurice Escande. Un jour de mai 1943, alors qu’il n’avait pas encore 17 ans, une force irrésistible le poussa à frapper à la porte de ce grand sociétaire de la Comédie française. Il lui suffit de réciter un poème de Musset pour convaincre son aîné que son destin se jouerait sur la scène. Quelques mois plus tard, le jeune aspirant aux feux de la rampe entrait au Conservatoire. 

Les plus grands auteurs réclamèrent bientôt sa diction parfaite. Albert Camus l’embarqua dans la création de Caligula, des Justes et de son adaptation des Possédés de Dostoïevski. Il développa avec Jean Anouilh un compagnonnage plus étroit et plus suivi encore, en jouant dans six de ses pièces. Il participa aux débuts du Festival d’Avignon, puis à ceux du Théâtre National Populaire, avec Jean Vilar. Il sauta à pieds joints dans le théâtre de l’absurde d’Ionesco, interprétant des centaines de fois, toujours avec des nouvelles nuances, le personnage-titre du Roi se meurt. Il servit avec ferveur le théâtre existentiel et métaphysique de Samuel Beckett et le théâtre de la radicalité du fait d’Harold Pinter. Il avait le goût et le talent de défendre les auteurs contemporains, de défricher des textes en éclaireur, d’incarner des personnages en précurseur, sans exemple ni modèle. De tous les dramaturges de sa carrière, le plus grand d’entre tous, pour lui, fut Molière. Et c’est à Molière qu’entre tous il fut le plus fidèle, lui qui joua Tartuffe, Le Médecin malgré lui, Dom Juan et L’Avare, lui qui incarna les angoisses hypocondriaques et existentielles du malade imaginaire plus de 600 fois, à trois âges de sa vie. 

Ces reprises inlassables de certains personnages étaient profondément liées à son idéal très haut du métier de comédien. En grand ascète de l’art dramatique, taraudé par la quête des intentions de l’auteur et de la vérité du personnage, il lisait les pièces des centaines de fois comme pour les épuiser, les forcer à se rendre et à lui livrer leurs secrets. Et pour chaque rôle, il ciselait ses gestes, modelait sa voix, conférant aux mots une acuité inouïe, révélant des aspects jusque-là insoupçonnés des textes, y ouvrant des brèches nouvelles qui permettaient de mieux les pénétrer. Michel Bouquet, c’était une intelligence des œuvres tout entière incarnée, une exégèse savante, mais intensément vivante.  

Pour le bonheur du plus grand nombre, son amour fou pour le théâtre ne fut pas exclusif. Son talent se fixa aussi sur pellicule, là encore dans la compagnie des plus grands, Jean Grémillon (Pattes blanches), François Truffaut (La Mariée était en noir et La Sirène du Mississippi) ou encore Claude Chabrol, qui lui confia à six reprises des archétypes chabroliens de bourgeois énigmatiques et glaçants, parfois pervers ou assassins. Le magnétisme ténébreux de Michel Bouquet lui valait souvent des rôles d’infâme : inspecteur n’obéissant qu’à ses propres lois dans Un Condé d’Yves Boisset, patron redoutable dans Le Jouet de Francis Veber, commissaire impitoyable dans Deux hommes dans la ville avec Gabin et Delon, ou ennemi obsessionnel de Jean Valjean dans le rôle de Javert des Misérables version Robert Hossein. 

Il fut aussi un maître, inoubliable, irremplaçable, pour des générations d’acteurs, parmi les plus grands. Michel Bouquet aura porté la littérature et l’art dramatique à leur plus haut degré d’incandescence et de vérité, en montrant l’être humain dans toutes ses ambiguïtés et ses contradictions.

Le Président de la République et son épouse adressent leurs condoléances attristées à sa femme, Juliette Carré, immense actrice qui aura partagé sa vie durant six décennies, à sa famille et ses amis, à tous ceux dont Michel Bouquet fut le maître, l’inspirateur ou le partenaire, et qui portent aujourd’hui une part de son héritage. 

 

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