Il aimait les bons mots et les belles lettres. Durant des décennies, Bernard Pivot a porté son amour de la langue française de colonnes de journaux en plateaux de télévision, dans les pages de ses livres comme sur son fil Twitter.
Son immense culture n’était pas le fruit d’un héritage familial ni d’une assiduité scolaire ; elle fut la fleur tardive d’une passion personnelle pour la littérature. Car ce fils d’épiciers lyonnais était un piètre élève qui préférait le football à la lecture, quand il n’aidait pas ses parents à livrer leurs cageots de légumes en blouse grise de commis. Sans grande vocation, mais parce qu’il lisait volontiers la presse, il décida d’entrer en école de journalisme. Il aiguisa sa plume dans les colonnes du Progrès, à Lyon, puis signa pendant seize ans les courriers littéraires et les critiques gastronomiques du Figaro, avant de lancer le magazine Lire.
Mais c’est avec la création, dans les années 1970, d’Ouvrez les guillemets sur l’ORTF, et plus encore d’Apostrophes sur Antenne 2 que le journaliste marqua son temps. Ce fut comme un coup d’état démocratique dans les arcanes feutrés de la sphère intellectuelle. Le débat d’idées, que les esprits lettrés du boulevard Saint-Germain pouvaient parfois dominer, devenait soudain accessible, et, bien mieux, attrayant. Grand meneur de revue littéraire, d’une bonhommie toujours calme mais d’une répartie toujours vive, Bernard Pivot sut faire de la pensée un spectacle, et de son plateau de télévision l’estrade d’un théâtre où les personnalités en vue se lançaient des répliques poivrées, laissées intactes par la grâce du direct. Sur son plateau défilèrent tous les grands auteurs du siècle, Yourcenar, Duras, Nabokov, Lévi-Strauss, aussi bien que les écrivains de l’époque, David Girard, Brigitte Lahaie ou Mohamed Ali. C’est grâce à lui que le jeune Jean d’Ormesson fit ses premiers pas télévisuels et que furent mis en lumière les nouveaux philosophes, en 1977, Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann en tête, lors d’un débat resté mythique. C’est lui encore qui offrit à Serge Gainsbourg et Guy Béart l’occasion de se disputer sur la valeur des rimes en A et l’existence ou non d’arts mineurs. Les lunettes souvent chaussées sur l’extrême pointe du nez, il fit dialoguer ensemble le général Bigeard et l’antimilitariste Brassens, conversa avec le Dalaï-Lama et confessa Soljenitsyne, revigorant cette culture du débat qui est le terreau de la démocratie.
Les Français furent séduits par cette résurrection des salons littéraires de jadis qui puisait à la plus haute tradition de l’esprit français, et qui se tenait chaque semaine dans leur foyer par le truchement de leur écran. En quinze ans, 724 Apostrophes virent le jour, record presque absolu pour un programme culturel en termes de longévité, d'audience et d'influence, prolongé par les émissions Bouillons de culture et Double Je. Les dix questions qui étaient posées aux invités en fin d’émission sont entrées dans nos annales télévisuelles, le questionnaire de Pivot détrônant presque celui de Proust.
Il était aussi l’homme des grandes dictées et des championnats d’orthographe, qui avait réussi à redonner de l’attrait à cet exercice si mal aimé des écoliers. Pourfendeur des fautes d’accord, contempteur des homophonies, sentinelle du subjonctif imparfait et des expressions surannées, il conquit alors ses galons de général en chef de la rectitude orthographique. Mais il n’y avait rien en lui de la sécheresse d’un inquisiteur, plutôt la passion d’un chevalier pavoisant les trois couleurs de sa dame, notre langue.
Son rôle de défense et d’illustration de la langue française lui valut d’entrer à l’académie Goncourt, qu’il présida jusqu’à 2019, et qui sous son mandat distingua de jeunes auteurs comme Leïla Slimani ou Nicolas Mathieu. Il passa ses dernières années dans le village de son enfance, au cœur du Beaujolais, au milieu des livres et des vignes. Lui qui aimait tant jouer avec les mots, jongler avec ses sons et avec ses sens, avait trouvé sur la toile un nouveau terrain de jeu. À 80 ans passés, ses publications Twitter était un florilège de saillies verbales et de traits d’esprit.
La langue française lui est redevable à plusieurs titres, pour son attention à préserver son intégrité, son talent à la manier, et sa capacité à distinguer ses plus grands talents. Elle perd un gardien, un chantre et un oracle. Le Président de la République et son épouse adressent à ses proches, à sa fille Cécile qui a relevé son flambeau, à ses téléspectateurs, ses lecteurs, et à tous les amoureux des lettres, leurs sincères condoléances.