Interprète légendaire de Beethoven et Schubert, le pianiste Alfred Brendel laisse orpheline la musique classique du premier romantisme.
Inclassable, il le fut dès sa naissance, tout à la fois originaire d’Autriche, d’Allemagne, d’Italie et de Tchéquie. Depuis l’hôtel croate que tenaient ses parents, il actionnait en boucle un tourne-disque à manivelle qui – malice du destin – lirait bien des années plus tard ses propres intégrales de Beethoven, au nombre de quatre – avec Heinz Wallberg et Zubin Mehta en 1967, Bernard Haitink en 1976, Joseph Levine en 1983, et Simon Rattle en 1998.
La guerre contraignit la famille à trouver refuge à Graz, où le jeune Alfred suivit les cours du conservatoire. À l’hiver 1945, âgé de quatorze ans, il fut envoyé creuser des tranchées yougoslaves, et en revint hospitalisé. Après-guerre, hésitant à devenir peintre, il suivit en auditeur libre les cours de l'Académie des Beaux-Arts de Vienne, et exposa quelques-unes de ses aquarelles.
Rompant avec l’académisme d’alors, le jeune homme donna à 17 ans son premier récital : des fugues de Bach, Brahms et Liszt auxquelles il ajouta une sonate de sa composition. Autodidacte, il écoutait en boucle les pianistes qu’il admirait : Artur Schnabel, Wilhelm Kempff, Edwin Fischer et le français Alfred Cortot. Il se prenait à les imiter sans fin, sur les bandes de son enregistreur Dynavox.
L’idée qu’il se faisait de son rôle était triple : « conservateur de musée, exécutant testamentaire, accoucheur ». Mais dans sa modestie, ce petit homme aux grandes lunettes était bien un artiste, presque un peintre, encore. Chassant de la main les revers de son frac, il s’asseyait au piano comme un peintre au chevalet : il saisissait d’un trait le silence, brossait des paysages mélodiques, teintait de couleur le noir et blanc des claviers.
Assistant aux cours que donnait Edwin Fischer à Lucerne, il fut lauréat du quatrième prix de piano Busoni, et s’installa l’année suivante à Vienne. Après des apparitions remarquées par la critique, à Salzbourg et Londres, il fut couronné du Grand Prix du disque. Le concert qu’il donna à New York ouvrit sa tournée américaine et le révéla au grand public.
Tenu pour spécialiste – au risque de ne pas rendre justice à son irréductible éclectisme –, il s’imposa sur les scènes internationales comme l’un des pianistes les plus en vue de son temps, le premier à jouer tout Schubert, à un âge où les sonates pâtissaient encore d’une réputation d’œuvre mineure.
Il se produisit avec les plus grands, Bernard Haitink, Neville Marriner, Claudio Abbado, ou encore Simon Rattle, et enregistra avec Hermann Prey, Dietrich Fischer-Dieskau et Matthias Goerne. À Paris, il resta fidèle à André Furno et à sa série Piano 4 Étoiles, qu’il jouait une fois par saison. Au cours de ses dernières tournées, il accompagna avec émotion son fils Adrien, violoncelliste, dans ses interprétations des cinq sonates pour piano et violoncelle de Beethoven.
Comme le compositeur qu’il admirait tant, Brendel connut progressivement la souffrance de la surdité, tandis que les douleurs de l’âge l’obligeaient à renoncer aux pièces les plus physiques.
Passionné d’art et de littérature, poète à ses heures perdues, il consacra le reste de ses jours à l’écriture et à l’enseignement, prolongeant par son intelligence Mitteleuropa, curieuse de tout, nourrie d’arts, la tradition viennoise qu’il admirait tant.
À cette vie romanesque, la cinéaste Chantal Akerman consacra Les Trois Dernières Sonates de Franz Schubert.
Le président de la République et son épouse saluent la mémoire d’un immense interprète, musicien de génie, intellectuel insatiable. Ils adressent leurs condoléances sincères à sa famille, à ses proches, et à tous ceux qui l’écoutaient.