Le Président Emmanuel Macron a rendu hommage à Maryse Condé, ce lundi.

Le chef de l'État a célébré la mémoire de celle qui a toujours refusé l'assignation et qui, par sa force, s'est affranchie de sa condition malgré le racisme. Des bancs de la Sorbonne à la publication de son premier roman, Hérémakhonon (1976), Maryse Condé a fait sien le combat anticolonial, influencée par Aimé Césaire et Frantz Fanon.

Toujours fidèle à ses combats, son œuvre au retentissement mondial l'a conduite à diriger le Comité pour la mémoire de l'esclavage.  

Enfin le Président de la République a salué une femme Guadeloupéenne, libre, pionnière, puissante.

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15 avril 2024 - Seul le prononcé fait foi

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Hommage national à Maryse Condé.

Emmanuel MACRON

Une si belle enfant ne pouvait être maudite. L'esprit de Maryse Condé est là, tout entier, dans cette dernière phrase de la migration des cœurs. Sa croyance dans l'invention des vies contre la fatalité, son goût pour le paradoxe qui la pousse à achever l'épopée d'une lignée maudite par cette phrase qui, souvent soudain renverse le livre. Maryse Condé est dans ces mots. Sa méfiance envers les jugements définitifs, son esprit de contradiction, son ironie. Quelques jours après sa disparition, elle qui refusait sa vie durant de se dire française mais guadeloupéenne est célébrée par la nation. Reconnaissance et célébration, comme ce 2 mars 2020, lorsque Maryse Condé avait été élevée à la dignité de grand-croix de l'Ordre national du Mérite et nous étions là.

Conclusion aujourd'hui d'un destin qui s'achève comme ses romans. L'ironie comme art du roman et comme art de la vie. L'ironie de Maryse Condé, qui n'est pas une moquerie. Non, c'est l'esprit même du roman, de la littérature, et c'est ce qui fait d'elle une conscience caribéenne, européenne, africaine, universelle. C'est l'ambition de rassembler ces contradictions pour mieux les dépasser, d'embrasser sans l'épuiser l'épaisseur de la vie, la force de ne jamais rien céder sur sa liberté. Maryse Condé était cette ironie souveraine contre toute fatalité, ce pouvoir d'imagination, contre toute assignation, ce souffle puissant contre toute entrave. Et cela dès ses jeunes années dans la Guadeloupe d'avant-guerre. Si une si belle enfant ne pouvait être maudite, Maryse Condé dû s'affranchir pour conquérir son destin. Affranchissement de sa condition, comme l'avaient entamée ses parents au gré d'une ascension républicaine faite de mérite d'école.

Son père commerçant, sa mère, l'une des premières institutrices noires de Guadeloupe. L'affranchissement dans la création culinaire et littéraire, souvenir de sa grand-mère, Victoire, génie des fourneaux, lecture des romans des grands maîtres. Oui, Maryse Condé en tira le pli d'avoir de l'appétit pour l'aimer et pour les mots, les festins et les destins. Nourrir les corps et sustenter les cœurs, à jamais, elle vécut la littérature comme une recette de cuisine. Transposer, trahir, accommoder, faire à sa sauce, mettre la main à la pâte, malaxer la pâte humaine. L'affranchissement, encore, ce fut l'arrivée à Paris en hypokhâgne, à 19 ans. Dans le Paris de l'après-guerre, oui, affranchissement par la culture, puis par l'entrée à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, affranchissement plus ardent encore quand elle entendit pour la première fois des mots de haine, des insultes racistes, les pleurs des enfants chez ses amis quand elle arrivait. Et cette femme changeant de place dans l'autobus en murmurant celle négresse.

Alors, ce fut l'affranchissement dans la revendication de son altérité et avec Aimé Césaire, de sa part de négritude. Ce fut l'affranchissement d'une femme libre, les cours à la Sorbonne, un amour haïtien, la palpitation du continent africain, la découverte de la plus secrète mémoire des hommes, de l'esclavage, de ses souffrances. L'affranchissement fut ensuite un chambardement.

Au début des années 1960, le départ pour l'Afrique. L'affranchissement et sa part de solitude au collège de Bingerville, en Côte d'Ivoire, puis à Camden, faubourg de Conakry en Guinée. Le dur métier de vivre et de nourrir seul ses enfants. Les derniers feux d'un mariage malheureux, le vagabondage dans l'Afrique de l'Ouest où elle croyait trouver un pays, des illusions, des lendemains de l'indépendance, les étals vides des magasins, les prisons pleines de dictatures. La vie sans fard, le chagrin sans recours. Alors, elle fit la rencontre de Richard qui, de Kaolack à Paris, l'aida à congédier la réalité pour la fiction. Alors ce fut encore l'ironie pour survivre et l'imaginer nation pour s'affranchir. Planche de salut et premier texte écrit pour les planches de théâtre. Alors, Maryse Condé revint à la lecture de Frantz Fanon et la combina avec celle d'Aimé Césaire pour inventer sa propre vision. Entre Afrique et Caraïbe, Maryse Condé s'affranchit encore des limites et des frontières, des carcans raciaux et elle tira des flèches de sens et de rêves.

Le noir, le blanc, deux couleurs où se disent l'histoire de l'esclavage et de l'oppression, deux couleurs où elle ne vit plus que sa vocation. Le noir des caractères d'imprimerie sur sa feuille blanche de romancière, Maryse Condé se mit à son œuvre romanesque. Écrire comme consolation du monde et élucidation de soi. Débuts obscurs jusqu'à l'apparition de Ségou en 1984. Un choc pour tous. Ségou restituait la splendeur du monde africain d'avant la colonisation, peignait le suicide ou le viol avec une crudité clinique, mélanger l'amour et la haine ne concluait rien, mais disait tout, empli d'une force ténébreuse, irrésistible. Ségou, roman d'une femme puissante, une matador, œuvre au noir d'une descendants d'esclaves, roman d'une femme libre, d'une Guadeloupéenne, d'une pionnière. Elle, Maryse Condé, qui interrompait Bernard PIVOT sur le plateau d'Apostrophes avec un : est-ce que je peux protester d'une infinie révolte, d'une infinie malice, d'une infinie douceur ? Ségou où le monde des rêves, de beauté et de larmes que Maryse Condé bâtissait désormais à plein temps. Par les pouvoirs de sa propre voix éraillée et chaleureuse, par les pouvoirs de sa langue, langue bariolée et soudain crue, où les choses sont nommées dans leur violence nue ou célébrée dans leur magie luxuriante. Maryse Condé n'écrivait ni en français ni en créole. Elle écrivait en Maryse Condé, à sa manière. Elle vivrait aussi en Maryse Condé, à sa manière, sans fard, sans reniement, à sa manière, en aimant Richard PHILCOX, son mari, son traducteur, son poteau mitan, c’est-à-dire son socle. Amour absolu pour un homme sans qui, disait-elle, elle serait l'ombre d'elle-même et sans lequel ces dernières années, elle aurait été prisonnière des ombres. Vivant à sa manière, au soleil bienfaisant de ses enfants, de leurs enfants, des enfants de ceci au soleil noir de ses chagrins et de ses morts.

À sa manière en lisant, en écrivant, en publiant ces romans qui ouvriront une route nouvelle pour toute une génération d'écrivains francophones ou non, de la Caraïbe, d'Afrique, de France, d'Amérique, de ce monde entier qui la célébra par un prix de la nouvelle Académie de Suède en 2018. À sa manière, en enseignant aussi à New York, où elle créa le département de littérature francophone de l'Université de Columbia. Dans ces salles embuées du Givre sur l'Hudson River, soudain réchauffé des éclats de littérature, crépuscule de la Prisonnière des Sargasses, Aurore tragique, du Gouverneur de la Rosée.

À sa manière, impérieuse, généreuse, acceptant avec courage la présidence du Comité pour la mémoire de l'esclavage et en incarnant ce combat pour le souvenir et la vérité, Maryse Condé vivait en aimant la Guadeloupe, d'un amour doux amer, forgé dans les lumières de la terrasse de Montebello, dans les souvenirs des éclats de rire avec Guy Tirolien, dans les épices des pois, les saveurs de l'ylang-ylang dans les galeries de glycine et de luciole, le cri des chouettes sur la canne, Maryse Condé vivait sans rien céder, sans tricher, sans chercher à plaire, en continuant à écrire et à cuisiner la littérature à l'estomac. Du haut de son autorité espiègle, de son humour féroce, riant d'elle-même et dictant ses phrases comme on dicte des recettes. Au soir de sa vie, où était Maryse Condé ? Elle vivait en Provence, auprès de Richard. Elle vivait dans l'amour inconfortable de la Guadeloupe, dans un attachement intranquille à la France. Elle était de France, à sa manière, à sa place.

Dans l'éclat des philosophes des Lumières et des figures de liberté, avec cette indécision, cette suspension, ce refus de trancher, elle vivait en République à sa manière. Sans récuser son passé de lutte, sans démentir non plus tout à fait ce que son destin de femme portait irréductiblement d'espérance républicaine. Une belle enfant de la République comme la belle enfant de la migration des cœurs, surmontant la malédiction et l'assignation, Maryse Condé habitait notre langue qu'elle avait boucané, sublimée comme René Maran ou Aimé Césaire l'avait magnifiée. Et comme demain, d'autres voix, d'autres continents l'embellit encore. Maryse Condé habitait dans ce pays que ses œuvres avaient bâti le monde de Maryse Condé. Parmi ses personnages, avec ces destins de femmes esclaves, sorcières, amoureuses, cannibales ou pourchassées, qu'elle avait imaginé pour explorer jusqu'au bout ses propres vies rêvées ou redoutées dans ce pays qui était le sien : la littérature.

Dans les pages de Mishima, les romans de Marguerite Duras, les chapitres de Thomas Hardy, dans les contes d'Haïti peuplés de papa Legba, les conversations de la librairie Présence africaine. Où était Maryse Condé comme Césaire ? De retour dans son pays natal, en littérature. Pays où apprit à vivre une petite fille de Guadeloupe, des années 1940. Apprendre à vivre en lisant dans Les Hauts de Hurlevent, les amours tragiques d'un autre siècle. Pays où des lecteurs du monde entier trouvent aujourd'hui des chemins aux côtés des personnages de Maryse Condé, par-delà l'éloignement des temps et des lieux. Plantation de la Barbade ou Guadeloupe coloniale, citadelle du désert africain ou casemate de réfugiés haïtien. Pays vibrant des couleurs, des douleurs, des grandeurs, de la condition humaine, où les vies sont à comprendre, les raisons à trouver, les cœurs à rire et à pleurer, à lire et à rêver. La littérature, pays de l'universel.

Aujourd'hui, la vie de Maryse Condé est célébrée là, en quelque sorte, où elle avait commencé au milieu des livres. La Bibliothèque Richelieu, pour célébrer la Grande Condé. L’indépendante, l’irrégulière, l’inconvenante. “Cette enfant mienne apprit à reconnaître ma présence dans le frémissement de la robe d'un animal, le crépitement du feu, entre quatre pierres, le jaillissement irisé de la rivière et le souffle du vent qui décoiffe les grands arbres des mornes.” L'héroïne de « Moi, Tituba, sorcière noire de Salem » terminait le roman par ces mots. « Voix d'outre-tombe formulant la promesse ironique, mi-sérieuse, mi-fabuleuse, d'éternité. Et comme chaque fois, dans l'ironie, la vérité se fait jour. Car sur ces rayonnages bruissant parmi les pages, souffle un vent inconnu. Et ce vent demain, quand nous ouvrirons ses livres, se mettra à souffler à nouveau, vent brûlant d'abord, puis doux, vent facétieux, celui de sa présence ineffable, éternel, universel ». Maryse Condé.

Vive la République, Vive la France !

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