Explorateur, ethnographe, géographe, il avait défriché les chemins du monde comme ceux de la connaissance. Par son siècle d’aventure et d’écriture, Jean Malaurie incarnait, fort de sa sagesse et de son ardente soif d’idéal, une certaine idée de l’Homme. Avec sa disparition, le 5 février, la France perd un savant, dont la vie semblait un roman, dont les livres éclaircissaient la vie.
Né à Mayence le 22 décembre 1922, Jean Malaurie fut gagné par la beauté du froid le jour où il dut traverser le Rhin gelé, en 1929. Ce fut au cœur d’un autre hiver, celui de la guerre que le jeune homme de vingt ans, fils d’un historien, noua le fil de sa vie, celui d’une révolte inextinguible devant l’injustice et l’oppression, en quête de la singularité et de la liberté. Sommé d’effectuer son service du travail obligatoire en Allemagne en 1942, il refusa de s’y soumettre et choisit la clandestinité. « C’était mon premier acte d’identité : résister aux idées générales, réfléchir par moi-même », commenta-t-il plus tard.
Achevant ses études en 1948, à l’Institut de géographie de l’université de Paris, Jean Malaurie suivit cette boussole, politique et poétique, qui lui indiqua bientôt le nord polaire. Géographe-physicien des expéditions polaires françaises, dirigées par Paul-Emile Victor, il gagna le Groenland pour diverses missions. Géomorphologue, c’est-à-dire savant du relief de la terre, il se spécialisa pour les milieux extrêmes. En 1950, après un passage par le désert du Hoggar, il dirigea seul pour le CNRS la première mission géographique et ethnographique française dans le nord du Groenland. Se noua, là, dans ces terres polaires, un engagement indéfectible pour la cause du peuple Inuit, bouleversé par l’irruption d’une modernité symbolisée par la base militaire américaine de Thulé au Groenland. De ces peuples, Jean Malaurie étudia leurs origines, leurs modes, leurs organisations sociales ; il parcourut le grand Nord en baptisant de noms français les morsures du littoral ou des fjords inconnus ; il devint le défenseur de la cause de minorités arctiques, « dressé », disait-il, « à l’école de leur vie ». Jean Malaurie fut ainsi le premier scientifique international à porter cette défense d’un peuple menacé, à travers un combat pour la culture et l’environnement. En 1955, « Les Derniers rois de Thulé », récit de cette flamme brûlante forgée dans les lumières boréales, l’inscrivit comme une figure prometteuse de la littérature comme des sciences humaines. L’ouvrage fut aussi la caisse de résonance de la voix des peuples, legs universel pour lequel Jean Malaurie fut honoré et salué partout dans le monde.
Ce fut la collection que lança Jean Malaurie en 1954 chez Plon, et dans laquelle prenait place son propre récit, qui ancra définitivement sa renommée et consacra son importance intellectuelle. « Terre Humaine », ces livres aux couvertures noires, épaisses, furent, dès leur lancement, le viatique d’une génération désireuse de décentrement, attentive aux critiques de la modernité occidentale. Y furent publiés le « Tristes tropiques » de Claude Lévi-Strauss, « Cheval d’orgueil » de Pierre-Jakez Hélias, mais aussi d’autres grands classiques de l’ethnographie, de la sociologie, de l’histoire, de la pensée écologique, de Margaret Mead à René Dumont, des textes où se mêlaient toujours récit personnel et spectacle du monde.
Jean Malaurie mena ainsi une carrière littéraire, dirigeant « Terre humaine » jusqu’en 2015, mais poursuivit sa carrière d’explorateur. Au cours de trente et une missions dans le grand nord, dont la première expédition franco-soviétique en 1990, matrice d’un travail colossal de cartographie et d’ethnographique, il inscrivit son nom dans un siècle d’aventure polaire française, après Charcot et Paul-Emile Victor. Il fut aussi un grand voyageur des méandres de l’université : élu sur recommandation de Fernand Braudel et Claude Lévi-Strauss à la première chaire de géographie polaire de l’Université française, chercheur pendant plus de trente ans à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il fonda le Centre d’études arctiques en 1958 et l’Académie polaire d’Etat à Saint-Pétersbourg en 1992. L’engagement personnel, indéracinable, pour la cause du peuple inuit reliait ces deux pôles de sa vie, le voyage et l’enseignement. Celui qui promouvait l’anthropogéographie, les rapports et le passage « de la pierre à l’âme », selon le titre de ses mémoires, était devenu le président d’honneur de l’Uummannaq, institut consacré à la conservation de la culture groenlandaise locale et fut nommé en 2007 ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco chargé des questions polaires arctiques.
Ecrivain de la liberté humaine et des voyages, semblable au Saint-Exupéry de « Terre des hommes », poète des chamans, des grands espaces et des grands froids, Jean Malaurie mena des combats de pensée qui ne cessent de résonner au présent : préservation de l’environnement indissociable de la cause des peuples, universalité des valeurs et pluralisme des cultures, amitié entre les Nations fondées sur la connaissance, la science et la culture. Pour tout cela, pour ses livres, pour sa parole rare et toujours forgée dans la méditation et l’étude, il fut, et demeurera, une figure intellectuelle en France et dans le monde.
Le Président de la République et son épouse saluent la mémoire d’un écrivain français de l’universel, d’un homme qui sut « oser, résister » pour reprendre l’un de ses titres, d’un grand savant ayant tracé la légende du siècle. Ils adressent leurs condoléances émues à sa famille, à ses proches, à ses nombreux lecteurs, et tous ceux qui vibraient à l’écho de ses combats.