Jean-Pierre Elkabbach fut, pendant cinq décennies, une voix et un visage si familiers que son nom suffit à ressusciter tout un pan de notre Histoire. L’annonce des résultats de l’élection présidentielle de 1981, un débat houleux avec Georges Marchais à « Cartes sur Table », ou une relance sarcastique au micro d’Europe 1… Ces moments appartiennent à notre mémoire collective et aux grandes heures de la politique française. Avec la disparition de Jean-Pierre Elkabbach, la France perd l’un de ses intervieweurs hors-pair, un journaliste érudit dont le nom fit trembler des générations de responsables politiques, un homme de médias au débit saccadé et au regard intense, qui scrutait avec passion et précision notre vie publique.

Né à Oran le 29 septembre 1937 dans une famille juive d’Algérie, Jean-Pierre Elkabbach vécut à douze ans la perte de son père, Charles, comme une césure, qui précipita la famille dans le dénuement et l’ostracisme. Ce fut aussi le début d’une quête jamais interrompue pour rendre le nom de son père, Elkabbach, célèbre. Et il réussit au-delà de toute espérance. Elève brillant, tempérament ardent et ambitieux, Jean-Pierre Elkabbach se tourna vers le journalisme pour ne plus le quitter, ajoutant à cette passion un goût inentamé pour le théâtre. Homme de scène, homme de reportage, après une année à Sciences-Po Paris, il entra à Radio Alger en 1960. Ses enquêtes, Nagra en poche sur les routes de Constantine ou d’Oran, le formèrent au métier, dans une Algérie encore en guerre. Nommé à Paris à l’ORTF en 1961, journaliste tout terrain couvrant notamment les déplacements du général de Gaulle, sa participation à Mai 1968 lui valut d’être muté à Toulouse puis Bonn.

En 1970, Jean-Pierre Elkabbach retrouva le fil d’une ascension fulgurante en présentant, à trente-trois ans, le journal télévisé de la première chaîne, puis celui de la deuxième en 1972. Le journaliste devint pleinement un homme de médias, en conquérant des responsabilités éditoriales et organisationnelles : rédacteur en chef de France Inter en 1975 et directeur de l’information d’Antenne 2 en 1977. Ce fut cette année-là que Jean-Pierre Elkabbach changea encore de statut. De journaliste célèbre, il fut aussitôt, avec l’animation de « Cartes sur Table », l’un des premiers intervieweurs de France. En duo avec Alain Duhamel, il passait sur le gril les grandes figures du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, de François Mitterrand à Jacques Chirac en passant par Michel Rocard. Car Jean-Pierre Elkabbach, c’était un style, une verve, un accent, une relance, un impératif. Ce furent aussi des moments de télévision passés dans la légende, au premier rang desquels ses duels avec Georges Marchais.

Obligé de quitter l’antenne avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, Jean-Pierre Elkabbach passa le premier septennat de François Mitterrand sur l’antenne d’Europe 1, dont il devint directeur général adjoint en 1988. Circulant sur les ondes et sur les écrans, Jean-Pierre Elkabbach œuvra également dans l’aventure de La Cinq. Elu Président de France Télévisions en 1993, il lança un appel à l’ensemble des responsables des chaînes du service public – « Osons ! »- et mit à l’antenne une nouvelle générations d’animateurs, Jean-Luc Delarue ou Arthur.

Être Président de chaîne ne devait pas l’empêcher de continuer sa fonction d’intervieweur. Ainsi, il recueillit le témoignage de François Mitterrand sur ses années de jeunesse à Vichy, au cours d’une série d’entretiens pour l’Histoire : « Conversations ». Contraint à la démission de France Télévisions en 1996, Jean-Pierre Elkabbach revint à l’antenne d’Europe 1, pour l’interview du matin, qu’il ne quitta qu’en 2017. Habile et impérieux, emporté ou goguenard, toujours au fait des dossiers du jour, soignant chaque fois sa question d’ouverture, Jean-Pierre Elkabbach animait un rendez-vous aussi redouté qu’espéré par les responsables politiques entamant leur carrière. C’était une épreuve du feu autant qu’une consécration. Interrogeant ministres, syndicalistes, chefs d’Etats ou de gouvernement étrangers et personnalités du monde entier, il fut aussi un modèle de répartie et de technique pour des générations de journaliste. Jean-Pierre Elkabbach gravit parallèlement les étages de la direction de la station, aux côtés de Jean-Luc Lagardère puis d’Arnaud Lagardère comme conseiller spécial, et enfin à la présidence de la chaîne, de 2005 à 2008. Quittant la rue François 1er en 2017, pour les antennes de CNews, il revient à Europe 1 en 2021.

Jean-Pierre Elkabbach interrogeait aussi écrivains et essayistes, dans sa « Bibliothèque Médicis » sur Public Sénat, chaîne dont il avait assuré la présidence pendant trois mandats. Dans l’ombre des rayonnages du Palais Médicis, il apparaissait tel que le grand public le connaissait peu : amoureux sincère des lettres, lecteur compulsif et hypermnésique. Car le journaliste cultivait, avec discrétion, un goût pour le temps long de la littérature. Il partageait cette passion avec son épouse depuis 1974, Nicole Avril, avec qui il publia un livre en 1992. Passeur entre deux rives de la Méditerranée, Jean-Pierre Elkabbach revenait toujours à son enfance algérienne, à cette ville d’Oran dont il fut fait citoyen d’honneur en 2011.

Toute sa vie, le journaliste et patron de rédaction qu’il était n’avait qu’un seul mot d’ordre, répété à l’envi, « Du rythme et des idées ! ». Notre histoire audiovisuelle porte l’empreinte de ses idées, de son élan, de sa carrière. Le Président de la République et son épouse saluent un monstre sacré du journalisme français, disparu à la veille du 65e anniversaire de notre Cinquième République, lui qui était toujours là, à chacune de ses grandes dates, dans nos écrans ou sur nos ondes, pour en raconter les riches heures et en interroger les acteurs. Ils adressent à sa femme, Nicole Avril, à sa fille, Emmanuelle Bach, à ses proches, à sa famille, à ceux qui furent ses collègues, ses amis, ses auditeurs ou téléspectateurs, leurs condoléances émues.

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