L’écrivain franco-tchèque Milan Kundera, maître de « l’art du roman », figure de la culture européenne et écrivain au retentissement universel, est mort mardi à Paris.
Milan Kundera nous a quittés.
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) July 12, 2023
Esprit libre, il trouva refuge en France et embrassa dans ses écrits des horizons universels. Son ironie et son génie ont fait de ses œuvres des classiques de notre temps.
À sa femme et ses proches, à ses lecteurs, mes condoléances émues.
Sa naissance, un 1er avril 1929, sous la chape de plomb d’une Tchécoslovaquie bientôt envahie par les Nazis puis par les Soviétiques, plaçait sa vie sous le double signe de la gravité subie et de la légèreté choisie. Fils d’un pianiste et musicologue, Milan Kundera emprunta très tôt le chemin de la littérature, sans abandonner, de ses leçons d’enfance, un art de la composition, du touché et du rythme qui lui firent plus tard orchestrer ses romans comme des partitions. Dans la Tchécoslovaquie d’après-guerre, le jeune homme de lettres adopta également, comme tant d’autres, l’idéal communiste. Professeur de littérature mondiale à partir de 1953, il forgea devant ses étudiants, dont le cinéaste Milos Forman, sa théorie de l’art du roman : moyen, entre la philosophie et le reportage, de tirer une vérité, incarnée et particulière des situations et des sentiments, ainsi qu’un espace de création où les personnages échappent à leurs auteurs pour acquérir une autonomie propre.
Le dépeindre comme un militant serait trahir les convictions littéraires de celui qui considérait qu’un écrivain sert l’art, et non pas une idée, et qu’il ne peut y avoir de bon roman engagé. Les thèmes chers à son cœur des illusions perdues, de la trahison, de l’entrelacement intime de la farce et du tragique, s’affranchissent en effet des problématiques politiques tchèques pour embrasser des horizons universels. Mais à l’opposé du sentimentalisme lyrique des dictatures, de leur fanatisme de pureté, de leur « kitsch totalitaire », son esprit et son irrévérence étaient une apologie de la liberté.
Avec la figure du jeune poète Jaromil, dans La Vie est ailleurs, paru en 1973, le romancier offrira plus tard le modèle-type d’un artiste incapable de se déprendre des injonctions du régime, par exaltation ou opportunisme. La subtile ironie politique qui s’exprimait dans ses œuvres, le recueil de nouvelles Risibles amours, et surtout le roman La Plaisanterie, paru en 1967, lui attira l’inimitié du gouvernement tchèque. Cette œuvre grinçante sur les méandres absurdes d’un régime autoritaire rencontra un immense succès populaire, quelques mois avant que n’éclatât le Printemps de Prague. Le 21 août1968, ce fut l’épouse de Kundera, Vera, son grand amour, présentatrice de télévision, qui annonça l’invasion du pays par les troupes du pacte de Varsovie. De même qu’il avait été exclu du parti communiste à vingt ans, le jeune professeur d’université vit alors se refermer sur lui un étau de brimades et de censure. Il ne fit toutefois pas de sa dissidence un combat frontal contre le régime, à la différence de Vaclav Havel avec qui, pour cette raison, il se brouilla. Renvoyé de son poste, réduit à tenir une rubrique d’astrologie dans un journal, il choisit l’exil de son pays en 1975. La réputation flatteuse dont il jouissait en France lui permit d’obtenir, pour venir recevoir le prix Médicis, un visa de quinze jours. Il resta cinquante ans. Milan et Vera Kundera se réfugièrent à Rennes, où le romancier trouva un poste d’enseignant à l’université. Soutenus par l’entremise d’un réseau d’admirateurs aussi divers que Louis Aragon, François Furet, Claude Roy, Edgard et Lucie Faure, ses éditeurs, Claude et Antoine Gallimard, son traducteur François Kérel, déchus de la nationalité tchèque, Milan et Véra adoptèrent en 1981 la nationalité française.
En 1984, L’Insoutenable légèreté de l’être fut un triomphe. Le monde entier se passionna pour les amours d’un couple d’intellectuels tchèques sur fond kafkaïen de Printemps de Prague et de répression russe. À ses romans, comme La Valse aux adieux, s’ajoutèrent des essais sur les ressorts romanesques, Le Rideau, Les Testaments trahis ou L’Art du roman.
Dans les années 90, il prit conscience avec saisissement de la trahison littéraire qu’était la traduction française de son roman La Plaisanterie : sa langue qu’il voulait limpide, qui se refusait à toute effusion, était défigurée par des enjolivements inutiles. Il choisit dès lors d’écrire en français, et de surveiller ses traductions avec un soin amoureux. L’écrivain qui aimait se décrire comme un auteur français de langue tchèque se mua ainsi au prix d’une métamorphose exceptionnelle en un auteur international de langue française, ou, peut-être, en un auteur transversal, unique en son genre, qui rendait caduques les barrières linguistiques et stylistiques pour aborder des thèmes universels.
Au fil des ans, Milan Kundera, sans abonner sa discrétion médiatique consommée ni son refus de toute notion d’engagement, prit part aux grands débats de son temps, pourfendant, notamment la « misologie », cette haine de l’intelligence, aux côtés, en France de Philippe Sollers ou d’Alain Finkielkraut. Lorsqu’il publia dans la revue Le Débat de Pierre Nora L’Occident kidnappé (1983), Milan Kundera devint une conscience du continent européen, vue comme le berceau d’une civilisation née des livres de Cervantès, Musil, Kafka, qui inventèrent, avec le roman, une conception humaniste du monde rétive à toutes les injonctions politiques ou doctrinales. Si l’art du roman, expliquait Milan Kundera, était d’abord un art européen, c’est qu’il était indissociable d’une conception philosophique de la liberté.
Par la force d’une œuvre à la fois ramassée et vertigineusement riche, Milan Kundera devint un monument, publié de son vivant dans la Pléiade. Rétabli dans sa nationalité tchèque, vivant à Paris, joué dans des dizaines de théâtre, lu partout à travers le monde, il était, lui l’écrivain de la subtilité et de la légèreté, l’une des figures les plus impressionnantes de la bibliothèque mondiale, un classique de notre temps.
Le Président de la République et son épouse saluent un génie dissident, un géant d’Europe, l’enfant de Diderot et de Rilke qui avait choisi, pour sa vie et son œuvre, la France et la langue française. Ils adressent à son épouse Véra, à ses proches, ainsi qu’à tous les lecteurs à jamais changés par la lecture de son œuvre, leurs condoléances émues.