Lors de son déplacement en Slovaquie, le 31 mai 2023, le Président Emmanuel Macron a participé au Forum GLOBSEC 2023. 

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, le Président Emmanuel Macron a profité de cet événement pour échanger avec les leaders, experts et représentants de la société civile des pays d’Europe centrale. Son propos s'est concentré sur la signification des bouleversements récents pour l’avenir de l’Union européenne.

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31 mai 2023 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de clôture du Président de la République.

Merci beaucoup Monsieur le Président, je suis très heureux de retrouver beaucoup de visages amis dans cette salle.
Mesdames et Messieurs les Présidentes et Présidents,
Mesdames et Messieurs les Premiers ministres,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Mesdames les ambassadrices, Messieurs les ambassadeurs,
Cher Robert VASS,

Alors, en effet, depuis que GLOBSEC a ouvert ses portes en 2008, de nombreux dirigeants et responsables politiques sont venus au Bratislava Forum, mais je crois, sauf erreur de ma part, pas encore de président français. Ce qui était sans doute une incongruité. Et ce le serait plus encore aujourd'hui, alors que se joue justement avec la guerre lancée par la Russie contre l'Ukraine voisine, tout simplement l'avenir de notre continent et qui se joue aussi pour beaucoup dans cette région. Et d'autant que nous sommes aussi à l'orée d'un mois qui résume l'ampleur de nos enjeux stratégiques avec le sommet de la Communauté politique européenne demain à Chisinau, puis un Conseil européen important pour l'avenir de notre Union au mois de juin et enfin le sommet de l'OTAN à Vilnius. Et au fond, avec ces échéances, je crois utile de vous livrer avec beaucoup de liberté comment je vois les choses du moment que vit notre Europe sur le plan géopolitique.

Voilà presque 20 ans, notre Union ouvrait ses portes à la Slovaquie et à d'autres pays libérés de l'emprise soviétique. Ce n'était alors pas seulement un élargissement de notre Union, c'était le retour dans notre famille de ceux dont nous avions été trop longtemps séparés. Et je ne crois pas, en effet, qu'il y ait une Europe occidentale et une Europe orientale, ou une vieille Europe et une Europe nouvelle. Ce serait perpétuer la frontière artificielle imposée pendant des décennies par l'Union soviétique. Il n'y a qu'une Europe. Une seule trame faite d'histoires mêlées, de diversités, mais avec cette volonté d'unité géographique, géopolitique et de bâtir au fond un récit commun. Je crois que c'est ce qui nous réunit tous derrière ce projet, qui n'écrase pas nos identités nationales et nos projets nationaux, mais nous permet de les conjuguer dans un récit qui les dépasse.

Rappelons-nous à cet égard les derniers mots du directeur de l'agence de presse de Hongrie, quelques minutes avant d'être écrasé par l'artillerie russe en novembre 1956 : « Nous mourons pour la Hongrie et pour l'Europe ». Le rideau est tombé sur notre continent, mais c'était bien déjà l'unité de celui-ci qui était en jeu. Il annonçait des décennies d'éloignement forcé, des décennies « d'Occident kidnappé », pour reprendre la belle formule de Milan KUNDERA, que nous pouvons faire nôtre aujourd'hui.

J'ajouterai à vous qui êtes ici aujourd'hui, que même après l'entrée de la Slovaquie et de beaucoup d'autres pays dans l'Union, nous n'avons pas toujours assez entendu cette voix que vous portiez, qui appelait à reconnaître votre histoire et vos mémoires douloureuses. D'aucuns vous disaient alors que vous perdiez des occasions de garder le silence. Je crois aussi que nous avons parfois perdu des occasions d'écouter. Ce temps est révolu et aujourd'hui, cette voix doit être notre voix à tous.

Alors mon message est simple. Dans ce moment que nous vivons, nous ne devons pas laisser l'Occident être kidnappé une deuxième fois. Nous ne laisserons pas l'Europe être kidnappée une deuxième fois.

Les enjeux sont de taille quand la guerre est à nos frontières. Et en effet, l'agression de l'Ukraine au fond, est la manifestation extrême, de fragilité, d'une contestation de notre unité européenne qui s'est jouée durant ces 15 dernières années. 15 années durant lesquelles les tentatives de la Russie pour bousculer tout l'édifice de sécurité européenne et le remodeler, selon ses termes.

Les étapes en sont connues : le discours de Vladimir POUTINE à Munich de 2007, l'agression contre la Géorgie de 2008, contre l'Ukraine en 2014, contre l'Ukraine encore en 2022 et la vassalisation rampante de la Biélorussie. Au fond, ce que demande la Russie, et qu'elle avait codifié dans les projets de traités brandis à la veille de son invasion il y a un peu plus d'un an, c'est l'affaiblissement et la neutralisation de l'Ukraine et au fond, la mise en vulnérabilité de toute une partie de l'Europe en contrepartie d'engagements légers et largement invérifiables.

Face à cela, et il faut le reconnaître, nous n'avons pas su apporter une réponse européenne ni organiser une architecture qui nous prémunisse via l'OSCE ou les autres projets envisagés à l'époque contre ces agressions. Quant à la réponse de l'OTAN, c'était au fond, trop ou trop peu. Une perspective offerte à l'Ukraine et la Géorgie qui exposait ces deux pays à la vindicte russe sans pour autant les protéger et avec des garanties qui étaient beaucoup trop faibles. Et nous avons manqué de cohérence en tant qu'Européens. Nous avons apporté donc des garanties insuffisantes à certains pays qui étaient à nos frontières. Nous n'avons pas engagé la Russie dans un dialogue de sécurité pour nous-mêmes. Au fond, nous avons délégué ce dialogue à l'OTAN, ce qui n'était pas sans doute le meilleur moyen d'y arriver. Et dans le même temps, nous ne sommes pas sortis des dépendances que nous avons plutôt continué de renforcer à l'égard de la Russie, en particulier en matière énergétique. Donc nous devons être lucides sur nous-mêmes. Nous n'avons pas été cohérents dans notre approche.

En venant ici, je sais quelle a été l'expérience de nombre d'entre vous pendant la période soviétique et je sais pourquoi, avec raison, chacun est déterminé à ce que cela ne se reproduise pas. Et c'est aussi mon engagement. Tout pays a le droit de choisir ses alliances et ce n'est jamais une menace pour les voisins que d'opter pour la liberté, la démocratie, la transparence. Comme j'ai pu le vérifier avec force avec les grands partenaires du G7 au Japon il y a quelques jours, le fondement de la Charte des Nations unies demeure l'égalité souveraine : il n'a jamais été la souveraineté limitée. Et c'est à ce titre aussi que ce qui se joue en Ukraine aujourd'hui n'est pas simplement une question européenne, mais bien une question pour l'ordre international et la paix partout dans le monde.

Mais ce que montre la guerre en Ukraine, ce n'est pas seulement que ses prétentions à mettre une partie de l'Europe sous tutelle sont illégales et inacceptables, c'est aussi que, vue du raisonnement froid des rapports de force, elles sont désormais irréalistes. À Kiev, à Kharkiv, à Kherson, de vastes armées russes ont reculé, avant de se consumer ensuite à Bakhmout et ailleurs, pour des gains infimes. La guerre est loin d'être finie, mais je crois pouvoir dire aujourd'hui qu'une chose est claire : l'Ukraine ne sera pas conquise. Et d'ores et déjà ce qui était il y a un peu plus d'un an, une opération spéciale, s'est soldée par un échec géopolitique à date, qui s'est traduit par l'adhésion de la Finlande et j'espère bientôt de la Suède à l'OTAN. Et donc une fermeture de l'accès à la Baltique pour la Russie, mais aussi par la défiance aggravée de tous les voisins, par également une délégitimation de la Russie dans le concert des nations, avec le non-respect de la Charte. La situation sur le terrain ne donne aucune crédibilité à la Russie pour exiger par la menace ce qu'aucun droit déjà ne justifie. Il n'y a pas de place en Europe pour un fantasme impérial. C'est très important de le reconnaître et cela conditionne à mes yeux toute organisation future de la paix.

Alors, la manière dont nous sommes arrivés là dit plusieurs choses de nous. Il faut les retenir pour essayer de bâtir l'avenir. La première, c'est la force de notre alliance dès les premiers jours du conflit, l'OTAN a assuré la sécurité de ses frontières avec beaucoup d'efficacité. L'article V a joué tout son rôle et je suis convaincu qu'il tient aussi la Russie en respect et nous devons à cet égard être reconnaissants à nos alliés américains qui ont fourni une part majeure du soutien en équipements et en renseignement à l'Ukraine.

J'avais en décembre 2019 une phrase sévère à l'égard de l'OTAN, soulignant à l'époque, je vous le rappelle, les divisions qui existaient en son sein entre la Turquie et plusieurs autres puissances en parlant de mort cérébrale. Je pourrais dire aujourd'hui que Vladimir POUTINE l'a réveillée avec le pire des électrochocs.

La deuxième chose qui me frappe, c'est le rôle exemplaire, aussi, de l'Union européenne. Nous avons été unis, rapides et clairs et je crois que très peu, à commencer par la Russie, s'attendaient à ce que l'Union européenne puisse réagir ainsi : 67 milliards d'euros d'aides au total, dont 14 milliards d'euros d'aide militaire, des sanctions, de l'aide d'urgence, l'accueil de millions de réfugiés. Une réorganisation complète et profonde en quelques mois de notre organisation énergétique qui était très dépendante de la Russie. Et donc ça a été une démonstration d'unité, de clarification stratégique. Sous la contrainte, elle aurait dû être faite avant, mais on doit s'en satisfaire. Aussi l'adoption d'une clarté de doctrine dont je me félicite. L'Europe a choisi l'autonomie stratégique et la souveraineté européenne. Et l'agenda de Versailles que nous définissons dès mars 2022, au fond, est bien loin de ce que certains qualifiaient il y a cinq ans de lubie française lorsqu'à la Sorbonne, je parlais de souveraineté européenne. Donc je crois que la deuxième chose aux côtés de la force de l’alliance que nous devons retenir de ces derniers mois, ça a été l’unité, la clarification idéologique de notre Union européenne et aussi sa clarté en termes de soutien militaire, humanitaire, économique à l'égard de l'Ukraine.

La France a pleinement joué son rôle à cet égard, je pourrai y revenir dans les questions et j'y reviendrai aussi dans les prochaines semaines et les prochains mois. Cependant, tout cet effort collectif ne vaut que s'il s'inscrit dans la durée. Quand je regarde maintenant devant, fort de ce que je viens de dire, de l'analyse du passé et de la situation des derniers mois, je voudrais essayer de dessiner notre avenir.

La tentation est certainement grande à Moscou d'espérer que là où les armées n'ont pas réussi, le temps viendra aider en supplétif la Russie à la faveur de telle ou telle élection ou de telle ou telle lassitude des opinions. Je pense qu'il nous faut être très clairs sur ce qu'il nous revient de faire à court et moyen terme. Il nous faut aujourd'hui aider l'Ukraine par tous les moyens pour mener une contre-offensive efficace, c'est indispensable. C'est ce que nous sommes en train de faire, nous devons l'intensifier car ce qui se joue dans les prochains mois, c'est la possibilité même d'une paix choisie et donc durable.

La deuxième chose, c'est que nous devons être très clairs sur ce qu'on appelle la paix. La paix en Ukraine et sur notre continent, ça ne peut pas être un cessez-le-feu qui consacre l'état de fait qui reviendrait à recréer un conflit gelé et qui, en quelque sorte, viendrait consacrer la prise de territoires contrevenant à tous les principes du droit international. Parce qu’au fond, ce conflit gelé, ce serait la guerre à coup sûr demain ou après-demain et notre affaiblissement à tous. Il n'y a qu'une paix, celle qui respecte le droit international, qui est choisie par celui qui est agressé, c’est-à-dire le peuple ukrainien, et qui est une paix qui puisse être durable et qui donc respecte ces équilibres, avec également, et j'y reviendrai, des garanties crédibles. Et donc il nous faut nous préparer à ce que ce conflit dure et à ce que les conséquences de ce conflit durent avec beaucoup de lucidité. J'espère que les prochains mois permettront, après une contre-offensive victorieuse, de remettre tout le monde autour de la table et de bâtir une paix durable aux conditions que je viens de préciser, choisie par l'Ukraine et respectant le droit international. Mais nous aurons, nous le savons encore, des années et des années de reconstruction, de situation humanitaire à gérer.

Nous devons aussi, pour être crédibles vis-à-vis de la Russie, nous mettre en situation, nous, nos opinions publiques, de soutenir dans la durée l'Ukraine dans un conflit de haute et moyenne intensité. Pour cela, il nous faudra avec l'ensemble de nos partenaires, revoir et réanalyser durant l'été la nature justement de notre soutien et ce qu'il faut pour pouvoir aboutir au résultat que j'évoquais.

Dans le même temps, il nous faut convaincre le Sud parce que nous avons, dans le contexte que j'évoquais, une fragilité sur laquelle il faut être lucide. C'est qu'aujourd'hui, si grâce à l'engagement du Japon et de quelques autres, cette guerre n'est pas simplement celle de l'Occident, eh bien, beaucoup de puissances émergentes considèrent que ce n'est pas leur guerre. Quand bien même ils reconnaissent que c'est une agression et qu'elle ne respecte pas la Charte des Nations unies, ils le marmonnent à peine entre leurs lèvres, parce qu'ils considèrent que leurs principaux problèmes sont de lutter contre la pauvreté dans leur pays, qu'on leur a mis suffisamment de contraintes, qu'il y a des doubles standards et qu'on ne sait pas s'occuper de leur propre sécurité, qu'ils vivent à plein les conséquences de cette guerre, là ou quand eux-mêmes étaient menacés dans leur sécurité, nous n'avons pas réagi avec la même vigueur. Nous devons entendre ce message.

Le risque, sinon étant que tous ces pays soient récupérés par d'autres pour bâtir un ordre international alternatif et deviennent de manière choisie, lucide ou de fait, par des effets de composition des alliés objectifs dans la durée d'un chemin russe. Et donc, il nous faut absolument, dans le même temps que nous produisons les efforts de soutien à la préparation de la paix durable, faire ce travail de conviction à l'égard des pays du Sud et de plusieurs émergents et donc aussi nous réengager dans l'aide que nous devons leur apporter dans la clarification de notre agenda.

Maintenant, une fois que je vous ai dit tout cela, regardons notre avenir. La question qui nous est posée est de savoir quelle est dans la durée, au fond, pour notre Europe, l'avenir possible, et comment notre Europe peut rebâtir une paix, une sécurité, une stabilité durable pour elle-même. Nous avons très bien réagi à court terme. Les États, par leur engagement, l'ont montré. L'OTAN a montré sa crédibilité sur son flanc Est et l'Union européenne par son engagement. Mais est-ce suffisant dans la durée ?

Nous devons aujourd'hui nous féliciter d'avoir une administration américaine qui s'est engagée à nos côtés, qui a fourni autant d'efforts que les Européens, mais qui accroît très clairement notre crédibilité collective. Soyons reconnaissants et remercions les États-Unis d'Amérique. Est-ce que cette administration sera la même pour toujours ? Nul ne sait le dire et nous ne pouvons déléguer notre sécurité collective et notre stabilité au choix des électeurs américains dans les années qui viennent. Dans le même temps, les mêmes Américains nous demandent depuis des années, quelles que soient les administrations, de mieux partager le fardeau, de nous occuper davantage de notre sécurité et de notre voisinage. Et c'est donc en cela que oui, une Europe de la défense, un pilier européen au sein de l'OTAN est indispensable. C'est le seul moyen d'être crédible pour nous-mêmes, d'être crédible dans la durée, de réduire notre dépendance et de prendre cette part légitime du fardeau qui est le nôtre. Parce que, qu'on le veuille ou non, notre géographie ne changera pas. Nous habiterons la même place et la Russie restera la Russie avec les mêmes frontières et la même géographie. Il nous faut nous bâtir un espace qui demain devra être cet espace de paix durable parce que le peuple ukrainien aura été respecté dans ses droits et le droit international rétabli, mais qui nous permette de cohabiter de la manière la plus pacifique, sans naïveté aucune, avec la Russie de demain.

Je le redis, il ne s'agit dans ce projet ni d'avoir de la naïveté à l'égard de la Russie -je n'en ai jamais eu- mais enfin, de ne pas nier la géographie et de ne pas considérer que nos choix devraient être comme si nous vivions avec un océan entre la Russie et nous. Et mon objectif n'est nullement d'essayer de remplacer l'OTAN par autre chose. Je veux ici écarter tous les fantasmes parce que je sais combien ils peuvent être répétés, déformés. Je ne veux pas remplacer l'OTAN par une forme de condominium franco-allemand, non.

Je pense que c'est une Europe large, puissante, avec des pays comme le vôtre, comme la Pologne et beaucoup d'autres qui doivent prendre leur part dans cette Europe de la défense mais qui assume sa propre sécurité de manière croissante et ses questions de voisinage. Alors pour ce faire, il nous faut maintenant, dans l'urgence, procéder à une forme d'accélération de nos choix stratégiques et de la mise en œuvre de ce que nous avons commencé à décider. Et c'est un peu cet agenda qu'il nous faut bâtir pour construire ce destin commun.

D'abord, il nous faut construire une capacité européenne plus souveraine en matière énergétique, technologique et militaire. C'est un peu l'agenda que nous avons lancé à Versailles en mars 2022. Maintenant, il faut le mettre en œuvre de manière accélérée, très concrète, c'est-à-dire construire européen, acheter européen, innover européen de plus en plus. Sur le plan militaire, c'est aussi cela qu'il nous faut faire avec un effort national que nous devons produire. La France n'a pas attendu cette guerre. Nous avons accru notre effort dès la loi de programmation militaire portée pendant mon premier mandat et nous sommes en train de l'accroître de 100 milliards d'euros par rapport à la période précédente, pour atteindre un total de 413 milliards d'euros avec la loi de programmation actuelle. Avec l'horizon des 2 % du PIB, nous devons aussi y adjoindre des objectifs concrets, des déploiements, des capacités réelles qui crédibilisent cet effort collectif, comme par exemple la France l'a fait quelques jours après l'agression russe en Ukraine en déployant des forces en Roumanie. Moins de huit jours après, nous avions des centaines de soldats en Roumanie. C'est la crédibilité d'une Europe de la défense dans le cadre de l'OTAN. Mais il faut un choix souverain, des capacités, des dépenses et une facilité d'engagement.

Cette autonomie stratégique, cette souveraineté militaire, c'est aussi un effort industriel. Nous avons bien compris ces derniers mois, en vidant nos arsenaux, que nous ne possédions avec certitude que ce que nous produisions. Nous devons en tirer les conséquences. Et quand je vois certains pays qui accroissent leurs dépenses de défense pour acheter massivement du non européen, je leur dis simplement : « vous préparez vos problèmes de demain ! » Il nous faut utiliser ce moment pour produire davantage en Européens. Nous avons su inventer ensemble, produire quelque chose de nouveau sur les munitions, formidables avancées pour aider l'Ukraine. Nous devons aller beaucoup plus loin. Nous devons harmoniser nos standards européens parce que nous nous faisons trop de concurrence entre nous. Il y a beaucoup plus de standards entre Européens qu'il y en a aux États-Unis d'Amérique. Mais ce faisant, nous devons développer une base industrielle, technologique de défense vraiment européenne dans tous les pays qui sont intéressés et déployer des équipements pleinement souverains sur le plan européen. Il nous faut réduire en effet nos dépendances et il nous faut continuer de construire une intimité stratégique pour cet effort collectif. Je pense évidemment à l’initiative européenne d’intervention que nous avons lancée il y a cinq ans et qui garde toute sa pertinence aujourd’hui.

Plusieurs d’entre vous sont venus avec nous lutter contre le terrorisme en Afrique, montrant que la solidarité œuvre dans les deux sens, et je leur en sais gré. Même si la présence française en Afrique change, la nécessité de continuer à être engagés ensemble demeure. Et donc il faudra réfléchir à des coopérations possibles dans tous ces espaces et bâtir des capacités entre Européens en s’appuyant sur l’interopérabilité de l’OTAN mais en allant au-delà, en sachant engager ensemble des forces d’action communes sur des théâtres d’opération nouveaux dans nos voisinages, mais également dans le cyber, dans l’espace, dans le maritime, etc.

Plus largement, vous le voyez, ce premier pilier et, au fond, de renforcer notre souveraineté militaire, c'est de se dire : regardons où nous vivons. C'est à nous, Européens, dans l'avenir, d'avoir notre propre capacité à nous défendre et à gérer nos voisinages. Et à ce titre, ne nous précipitons pas forcément dans les capacités pour gérer les guerres d'hier ou d'aujourd'hui ou pour gérer les conflits qui sont simplement ceux qui apparaissent aujourd'hui. Gérer notre voisinage, ce n'est pas simplement notre flanc oriental. C'est la Méditerranée, Méditerranée orientale et Méditerranée du Sud, et ce sont les nouveaux espaces de conflictualité : le cyber, le spatial et le maritime. Ils sont au moins aussi importants que des guerres continentales terrestres qu'on a vu ressurgir à cause de l'agression russe et qu'on pensait voir disparaître, mais qui n'enlèvent pas les nouvelles formes de conflictualité qui vont être croissantes. Donc ayons aussi cette lucidité stratégique pour préparer les conflits d'avenir qui ne manqueront pas d'arriver.

Au-delà de cet axe de souveraineté donc européenne, technologique et militaire, le deuxième défi, c'est de faire que l'Europe, au lieu de subir les évolutions stratégiques de son environnement, en devienne l'actrice de plein droit. J'ai été frappé, ces dernières années, de voir que nous n'étions pas sortis de l'état de minorité géopolitique, nous Européens. C'est très dur pour un Président français de dire ça de manière aussi crue. Ça produit de l'énervement, de la contrariété. Mais moi, j'ai connu cette expérience d'arriver à un sommet de l'OTAN avec une autre administration américaine qui nous aimait moins, et qui, en nous le notifiant à peine et en coordonnant de manière très bureaucratique les choses avec les Européens, nous a notifié qu'elle arrêtait avec le traité FNI en disant « les Russes ne le respectent plus. »

L'année 2019, nous Européens, nous avons découvert un traité qui nous couvrait face à des missiles qui touchaient notre sol, et que le non-respect russe et la décision américaine pouvaient nous laisser nus parce que nous n'étions pas partie à celui-ci. De la même manière lorsque la Russie prend méthodiquement des gages et suspend l'application du traité New Start en février dernier, puis contrevient clairement à l'acte fondateur OTAN-Russie en mars, etc.

Je le dis très clairement, nous, Européens, nous devons être les acteurs de ces traités qui couvrent notre sécurité et qui construisent le cadre à venir. Si nous le déléguons à d'autres, la Russie, les États-Unis d'Amérique ou qui sais-je, nous ne serons jamais des acteurs crédibles. Et donc, oui, nous devons construire ces solutions diplomatiques d'avenir.

Pour ce faire, il nous faut d'abord maîtriser pleinement les armements, ce qui revient sur ce que je disais sur notre lucidité industrielle. L'Europe a été absente des traités comme le Traité sur les Forces nucléaires intermédiaires ou le Traité New Start, alors que sa sécurité était en jeu. Pour cela, elle doit peser. Et elle le fera avec d'autant plus de crédibilité qu'elle sera actrice et non spectatrice de ces équilibres. C'est pourquoi j'ai appelé les Européens à se doter d'une capacité de frappe dans la profondeur qui renforcera notre sécurité et qui nous donnera également un atout pour toutes les négociations futures. Je souhaite donc lancer des discussions avec les partenaires européens qui seront intéressés pour explorer une coopération dans ce domaine.

Le second, qui est lié, c’est celui de la défense antiaérienne. La guerre en Ukraine a montré son importance vitale. C'est un sujet stratégique avant d'être un sujet de capacité industrielle, mais très clairement, il doit reposer sur un équilibre d'actions offensives et d'actions défensives. Il doit prendre en compte clairement la dissuasion nucléaire. C'est pourquoi, comme je m'y étais engagé à Munich, une conférence sur ce sujet sera organisée à Paris le 19 juin. J’invite tous les ministres de la Défense des pays européens, ici représentés, à s'y rendre et elle nous permettra de poursuivre ensuite le travail.

Le troisième, c'est plus largement la manière pour l'Europe de sécuriser son environnement. Nous devons en effet bâtir ces nouveaux traités en étant pleinement acteurs et autour de la table. Et pour cela, soyons très clairs, la question de la sécurité avec notre voisinage va se poser. Nous y reviendrons sans doute dans les questions. Mais la sécurisation de notre environnement est un élément clé de cette crédibilité et d'une Europe pleinement actrice. Nous devrons apporter à l'Ukraine des garanties de sécurité solides pour marquer un coup d'arrêt aux déstabilisations à répétition. Et si la Russie persiste à vouloir déstabiliser l'Europe, elle doit être prête à en payer le prix géopolitique. J'entends tous les débats que nous avons, mais nous serions d'étranges acteurs géopolitiques à dire « nous armons massivement l'Ukraine, mais nous ne voulons l'inclure dans aucun débat stratégique de sécurité. »

Je lisais Henry KISSINGER, qui n'est pas le diplomate le moins expérimenté. Il avait raison de dire : en un an, tous ceux qui, à bon droit, ont aidé l'Ukraine, en ont fait un acteur tellement puissant qu’il vaut mieux le réinclure dans ces architectures de sécurité existantes. Et je crois partager plutôt cette vision. Donc, si nous voulons une paix crédible, durable, si nous voulons peser face à la Russie, si nous voulons être crédibles vis-à-vis des Ukrainiens, nous devons donner à l’Ukraine les moyens d’empêcher toute nouvelle agression et nous devons inclure l’Ukraine dans un ensemble, une architecture de sécurité crédible, y compris pour nous-même.

C’est pourquoi je suis favorable — et ce sera l’objet des discussions collectives dans les prochaines semaines d’ici au Sommet de Vilnius —à donner des garanties de sécurité tangibles et crédibles à l’Ukraine, pour deux raisons : l’Ukraine aujourd’hui protège l’Europe, elle apporte des garanties de sécurité à l'Europe.

La deuxième raison, c'est que l'Ukraine aujourd'hui est dotée de tellement d'armements que c'est notre intérêt qu'elle ait des garanties de sécurité crédibles avec nous dans un cadre multilatéral, avec soit des soutiens multilatéraux, soit des soutiens bilatéraux. C'est ce dont nous aurons à discuter. Il nous faut être beaucoup plus ambitieux que nous ne le sommes parfois dans les discussions aujourd'hui sur ce sujet.

À plus moyen terme, c'est évidemment la stabilité de notre Europe et sa sécurité qu'il nous faudra bâtir sur la base de cette paix solide en Ukraine, de ces garanties de sécurité à notre voisinage — et la question demain de la Biélorussie et d'autres se posera — et d'un cadre transparent de confiance permettant d'éviter une escalade des capacités dans l'avenir pour, à un moment, sortir de cet état de guerre quand la paix sera négociée et stable. Or, nous avons tellement surarmé notre flanc Est et la Russie a engagé un tel armement qu'il nous faudra reconstruire. Je parle là du moyen terme, un cadre de désescalade. Mais ce sera à ce moment-là aux Européens de le construire vraiment dans un cadre transparent où nous devrons être acteurs de ces traités autour de la table pour négocier, et autour de la table pour juger de leur bon respect et de leur évolution, contrairement à ce que nous avions fait par le passé.

C'est pourquoi, dans ce cadre, nous devons aussi penser à une Europe plus large et je conclurai mes propos sur ces points. Cette Europe-là, c'est celle que j'ai voulu proposer il y a un peu plus d'un an à Strasbourg, celle de la Communauté politique européenne. Pourquoi ? Parce qu'il nous faut penser notre Europe, pas seulement d'un point de vue sécuritaire, dans le cadre de l'OTAN et pas simplement dans le cadre de l'Union européenne.

C'est pourquoi la Communauté politique européenne n'est ni un concurrent de l'OTAN, ni un substitut à l'élargissement, mais elle est un cadre de discussion stratégique dont l'ensemble des pays ont besoin pour bâtir, je l'espère, une architecture institutionnelle innovante et nouvelle. En matière d'énergie et d'interconnexion, de mobilité, de sécurité, de stratégie ; construire des solutions communes sans attendre le parachèvement de l'élargissement et sans se réduire à une approche otanienne. Nous le poursuivrons donc demain à Chișinău et nous dirons notre volonté d'aller aussi loin que possible dans ce format qui permet, je le crois, une discussion apaisée et de faire émerger des sujets d'intérêt commun.

En particulier, j'aurai l'occasion d'y proposer l'extension de la cyber-réserve européenne à l'ensemble des pays de la CPE, parce que c'est notre intérêt d'être solidaires pour préserver notre sécurité. À cet égard, la Communauté politique européenne est un laboratoire géopolitique, je crois pouvoir le dire, et il nous faut poursuivre en ce sens.

Mais comme je le disais, ça n'est pas un substitut à l'élargissement. Et la question pour nous n'est pas de savoir si nous devons élargir, nous y avons répondu il y a un an ; ni même quand nous devons le faire, c'est pour moi le plus vite possible, mais bien comment nous devons le faire. Plusieurs s'en souviennent, la France avait porté le changement dans la méthode d'élargissement en 2018, mais au fond, la guerre en Ukraine et la situation aujourd'hui qui se dégrade dans plusieurs zones des Balkans occidentaux nous montrent une chose, c'est que notre méthode actuelle ne marche pas.

Alors je pense qu'il y a deux erreurs qu'il nous faut éviter. La première erreur, ce serait de se dire que la situation se dégrade, restons comme on est et donnons des espoirs aux Balkans occidentaux, à l'Ukraine, à la Moldavie et jouons avec le temps. On sait très bien faire ce sport, on l'a longtemps pratiqué. Si nous faisons ça, je pense que de fait, nous donnerons plus d'espace à tous ceux qui veulent déstabiliser l'Europe en son sein et je pense que nous nous réveillerons dans quelques années avec une situation qui se sera largement dégradée.

Il y a une deuxième erreur qui serait de dire « élargissons, c'est notre devoir, notre intérêt géopolitique, je pense qu’il faut ancrer la Moldavie et l'Ukraine, les Balkans occidentaux, dans notre Europe. Allons-y ! On verra après pour réformer ». Ce serait une catastrophe aussi parce que ce serait une Europe impuissante, faite de ces lourdeurs parfois trop bureaucratiques, de sa lenteur et surtout d'une énorme divergence.

Vous voyez bien qu'en Europe, il y a au fond deux forces profondes. Les deux se respectent. Celle qui consiste à dire : on a besoin de plus d'unité géopolitique, d'ancrer les Balkans occidentaux, la Moldavie, l'Ukraine dans cette Europe. Elle doit être unie. Elle doit se penser dans cet espace sur le plan de la sécurité, de la géopolitique, de l'énergie, des migrations. Et de l'autre côté, on a eu une petite idée mais on a besoin d'intégrer davantage les politiques économiques, d'avoir encore plus d'exigences sur l'Etat de droit et elle crée en quelque sorte une centralité qui est parfois rejetée par certains Etats. Il nous faut penser ce paradoxe : c'est que notre Union européenne n'a pas été pensée pour s'élargir ad libitum jusqu'à ses frontières. Elle a été pensée pour toujours s'approfondir davantage et aller vers un projet de plus en plus intégré.

Il nous faut donc, c'est le moment que nous vivons et tout arrive un peu ensemble mais c'est comme ça, un très grand moment de clarification théorique et géopolitique de notre Union européenne. Oui, elle doit s'élargir. Oui, elle doit être repensée dans sa gouvernance très profondément et dans ses finalités. Oui, elle doit innover, sans doute pour inventer plusieurs formats et clarifier les finalités de chacun de ses formats. C'est le seul moyen de répondre à l'attente légitime des Balkans occidentaux, de la Moldavie et de l'Ukraine qui doivent rentrer dans l'Union européenne, et de garder une efficacité géopolitique, mais aussi en matière de climat, d'Etat de droit, d'intégration économique de l'Union européenne telle qu'elle vit aujourd'hui.

Et donc, il nous faut aussi réarticuler et repenser le couple intergouvernemental et politique communautaire et savoir comprendre également ce qui ressort de plusieurs États membres lorsqu'ils ne comprennent plus l'Europe telle qu'elle chemine ce moment et pour maintenant. Et nous aurons à y travailler avec plusieurs de nos partenaires dans les semaines à venir.

J'ai déjà été trop long, pardon, Président, mesdames et messieurs. Voilà quelques-uns des points que je voulais évoquer. Et donc, vous l'avez compris, se joue notre capacité à bâtir une paix juste et durable en Ukraine, sans aucune faiblesse ; mais se joue également l'avenir de notre continent. Je le crois très profondément dans les mois et les deux, trois ans qui viennent. Pas beaucoup plus.

Je crois que le réveil conceptuel et stratégique, l'Europe l'a vécu. Mais il faut qu'elle aille au bout des conséquences à en tirer pour elle-même et son voisinage. Dans ce cadre, je crois que, vous l'avez compris, ma présence veut dire cela. Vous pouvez compter sur la France. Elle a parfois été perçue comme arrogante ou lointaine ou ne s'intéressant pas à cette partie de l'Europe.

Pour ma part, durant mon premier mandat, j'ai visité chaque pays membre de l'Union européenne. Chacun, parce que je considère que l'Union européenne, ce n'est pas simplement Bruxelles, c'est l'ensemble des capitales. C'est ce dialogue toujours pluriel et c'est l'absence d'hégémonie. Mais vous pourrez dans la durée compter sur la France. Je sais aussi que la France pourra compter sur vous tous pour que nous bâtissions ensemble une Europe plus forte, plus souveraine, plus capable d'assurer sa sécurité. Et on ne le fera pas à un, deux ou à trois. On le fera à 27 et même davantage, en incluant dans ce débat stratégique tous ceux qui seront demain avec nous, à Chisinau, dans cette capacité à avoir un dialogue franc, ouvert, large, puissant, ambitieux, en acceptant nos différences, en les respectant et en clarifiant nos finalités. Au fond, assumons ensemble ce que notre Europe doit être une grande puissance démocratique, diverse mais unie.

Merci beaucoup.

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