Philippe Sollers nous a quittés hier, à l’âge de 86 ans. Intempestif, vorace, mélancolique, son style comme son allure firent de lui pour beaucoup de Français, et pendant de longues années, le visage de la littérature contemporaine. Celui qui naquit Philippe Joyaux fut un orfèvre de la bibliothèque du monde entier, qui la dota d’œuvres précieuses et majeures.
S’il avait suivi les sentiers balisés, Philippe Joyaux aurait repris à Bordeaux la direction des usines de fer-blanc familiales, et consacré sa vie à la métallurgie. Mais c’est un autre creuset dont il voulait puiser les richesses. Double abdication, ou double affirmation, il commence par quitter l’ESSEC pour la Sorbonne, puis abandonne ses études littéraires pour la fréquentation buissonnière des cénacles germanopratins : Ponge sera son initiateur, Barthes, Lacan, Foucauld, Althusser ses professeurs, Julia Kristeva son grand amour.
Il lui faut un nom de plume ; le dictionnaire latin le lui fournit, Sollers, de « sollus », et de « ars », ingéniosité, virtuosité. Très vite, il rend justice à son pseudonyme. Il a 21 ans quand il accède à la majorité médiatique par la publication de ses premiers romans, salués par « le Vatican et le Kremlin », Mauriac et Aragon. Mais le vent de mai 68 commence à se lever. C’est alors l’époque de tous les essais formels, des textes découpés en 64 sections comme dans Drame, en 25 cycles comme dans Nombres, éparpillés pour se défier de toute structure comme dans Lois, ou encore étirés sans ponctuation en monologues intérieurs fleuves comme dans Paradis. La revue Tel Quel se fait l’écho de ses expérimentations, laboratoire d’une quête de sens artistique et politique qui le mène aux confins du maoïsme.
La parution de Femmes, en 1981, sonnait le virage de la maturité. Cette fugue à dix voix, ce portrait en dix visages de la féminité contemporaine, marquait un retour à une veine plus figurative que l’avant-garde vit comme une trahison, mais où Sollers trouva une nouvelle veine romanesque. Il s’inscrivit alors dans la géographie intime des Français, s’immisçant régulièrement, cigarettes aux lèvres, sur le plateau d’ « Apostrophes », s’invitant tous les mois dans les colonnes du Monde, de l’Obs et du Journal du Dimanche, se hissant tous les ans en tête de gondole, par des romans, des biographies, des monographies d’artiste, Watteau ou Picasso, Rodin ou Kooning, Vivant-Denon ou Casanova, qui traduisaient sa large culture et son goût éclectique. Quand il n’était pas occupé à user de son talent en son nom, il l’employait à le déceler chez les autres, comme directeur de collection chez Gallimard.
À travers ces réflexions sur l’art, le sexe, lui-même et Dieu, ces romans métaphysiques, ces autofictions exploratoires, pleines de références et d’intertextes, se dessine le portrait d’un inclassable. Érudit iconoclaste, bourgeois provocateur, léger et grave, altier et goguenard, se réclamant de l’antirévolutionnaire Joseph de Maistre comme de Karl Marx, séducteur mais moitié d’un couple inséparable, il débordait toujours le reflet qu’on lui prétendait lui renvoyer. Son œuvre, dont il voulut faire dès ses débuts « un système nerveux, résistant, mobile, pour survivre dans la fermeture et l’effondrement contemporains », construit un immense rébus où se donne à déchiffrer une soif d’infini, titre de la collection et de la revue qu’il dirigeait. Quant au titre de son dernier roman, Graal, paru en avril 2022, il annonçait que, peut-être, une quête touchait à sa fin.
Le Président de la République et son épouse saluent l’œuvre d’un écrivain éminemment français, dans sa virtuosité et ses paradoxes, et ainsi devenu universel, de Bordeaux à Venise. Ils adressent leurs condoléances attristées à son épouse Julia Kristeva, à ses proches, et à tous les lecteurs qui se pencheront encore durant des générations sur sa modernité intacte.