Depuis la cour carrée du Louvre à Paris, le Président de la République Emmanuel Macron a présidé l'hommage national rendu à Pierre Soulages.
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2 novembre 2022 - Seul le prononcé fait foi
Hommage national à Pierre Soulages.
Il y a près de 3 ans, Pierre SOULAGES fêtait ici son siècle d’existence, au Louvre, au milieu de ses toiles exposées dans notre plus grand musée. S’il avait déjà été plusieurs fois célébré dans ces lieux, son centenaire fut l'occasion de reconnaître ce qu’il était devenu, un grand maître de la peinture, un classique de son vivant.
Alors, quel autre lieu que cette cour carrée entourée de chefs-d’œuvre millénaires, de génies éternels et de ses amis, de tant de talents contemporains pour lui faire cortège à l’heure de son départ, car au fond, SOULAGES n’avait pas d’âge.
Oui, SOULAGES est un classique ayant choisi le noir comme éditorial de la modernité, il débordait son époque car il avait d’emblée décidé d’habiter l’histoire de la peinture de ses origines les plus lointaines à son avant-garde la plus contemporaine.
Né à Rodez, il fut élevé par deux femmes en noir, sa mère et sa sœur, qui portaient le deuil d'un père trop tôt disparu. Enfant, il prenait un plaisir particulier à tremper ses pinceaux dans l'encre noire. « Je peins la neige », disait-il dans une sorte d'intuition paradoxale et prémonitoire.
Puis, à 12 ans, alors qu'il visitait l'abbatiale de Conques avec ses camarades de classe, il tourna son regard vers la nef, leva les yeux vers les vitraux. Et ce fut comme une révélation. Pierre SOULAGES venait de redécouvrir la lumière et dans la pénombre de ce joyau roman au sommet d’une cause du Rouergue, sa quête commençait.
Quelques années plus tard, face à une esquisse de REMBRANDT d'une jeune fille à demi couchée, nouvel éblouissement. Mais ce n'est que le jour ou le visage de la jeune fille disparue par hasard sous un livre qu’il comprit ce qui l’attirait tant dans ce lavis. Ce n’était pas ce qu’il figurait, mais la couleur elle-même, brossée à grands coups de pinceau.
Ce bouleversement, la certitude intérieure de sa vocation, lui donnèrent la force d’ébranler tous les carcans, ceux de l’art comme ceux de l’histoire. L’enseignement des Beaux-Arts de Paris d’abord, où il fut reçu en 1938, mais qu’il jugea trop conformiste et qu’il abandonna très vite pour retourner dans son Sud.
L’occupation et le Service du Travail Obligatoire ensuite, auquel il se déroba en passant trois ans dans l’ombre et la clandestinité. Dans une France jetée dans le désastre, il se tourna vers la beauté pour trouver du réconfort. Le 13 février 1941, débarquant à Montpellier pour devenir professeur de dessin, il aperçut sur une place une foule massée qui semblait réclamer « Du pain ! ». Mais à mesure qu’il s’approchait, il finit par comprendre sa méprise : en réalité, ils étaient en train d’acclamer « PÉTAIN » qui recevait le général FRANCO au balcon de la préfecture. Lui, l’antifasciste et l’antifranquiste, fut dévasté. Il décida alors de se rendre au musée Fabre : “c’était magnifique, j’ai pu reprendre pied”, raconta-t-il. L’art fut son refuge et sa consolation.
Ce fut aussi dans ces années, la lumière d’une rencontre. En 1941, il rencontra aux Beaux-Arts de Montpellier une jeune femme qui venait de Sète, Colette. L’année suivante, Colette et Pierre scellaient leur union pour la vie. Ils se marièrent par une nuit noire, vêtus de noir, avec le noir. Ils l’accueillaient jusqu’au cœur de leur couple, eux qui en savaient les clartés et les éclats que 8 décennies d’art et d’amour n’avaient pas éteints mais avivés.
Après la guerre, dans l’appartement de Courbevoie où le jeune couple vivait de petits expédients et de grandes espérances, SOULAGES pouvait enfin se consacrer pleinement à la peinture. Dans ses premiers tableaux, il brossait au brou de noix de larges traits bruns que le blanc de la toile semblait souvent éroder, rogner, parfois trouer. Très vite, il fut remarqué pour l'audace de ses épures, le mystère de ses formes nouées, la puissance de ses contrastes.
Oui, SOULAGES fut de ces grands peintres qui eurent suffisamment de génie et de chance pour être reconnus non seulement de leur vivant, mais dans leur jeunesse. Il n'avait pas 30 ans, en 1949, que les galeries de Munich et de New York se disputaient déjà ses toiles, qu'il obtenait sa première exposition personnelle à Paris et entrait, grâce au musée de Grenoble, dans nos collections publiques.
Peu à peu, dans son atelier de la rue Schoelcher à Paris, ses tableaux s'agrandirent, s'assombrirent ; le noir y gagnant du terrain et des teintes nouvelles. Il y faisait sourdre des gris pâles, des bruns terre, des rouges ocres.
En 1979, alors qu'il s'acharne sur un tableau qui lui résiste, le noir finit par envahir toute la surface. Il abandonne et croit l'œuvre perdue. En réalité, il vient de la trouver. L'œuvre de sa vie. Car en revenant à son travail quelques heures plus tard, il prend conscience de toutes les nuances de noir que la lumière fait chatoyer sur sa toile, y révélant des effets de volume, de matière, de texture.
Ce fut sa leçon de ténèbres, la révélation de son voyage au bout de la nuit. Le noir avait triomphé et la lumière fut. La Genèse raconte la séparation de la lumière et de l'obscurité. SOULAGES montra qu'il restait de l'une dans l'autre. Comme un Fiat Lux prométhéen. Ce qu'il avait pris pour une impasse était en fait la percée d'un nouveau chemin de l'art, un point de non-retour aussi. Il lui fallait accueillir et approfondir cette radicalité, ne travailler qu'à partir du noir, le réinventer, y faire surgir la lumière. Et ce qui paraissait impossible devint alors impérieux.
Ils ne sont pas nombreux, les peintres qui ont donné leur nom à une couleur. On connaît le vert VERONESE, le brun VAN DYCK, le bleu NATTIER, le bleu KLEIN, le bleu MAJORELLE et les noirs de SOULAGES.
Car il conjugua le pigment au pluriel, déclinant son nuancier en autant de teintes et de tons qu’en comptent le bleu ou le rouge pour en faire une couleur enfin. Il peignit des noirs gris et des noirs bleutés, des noirs mats et des noirs brillants, des noirs clairs et des noirs intenses. Il les modelait comme un sculpteur, les brossait, les striait, il creusait des sillons pour que la lumière vienne s'accrocher sur ses creux et ses saillies, pour que ses noirs se chargent ainsi de reliefs, de reflets, de rythmes, et deviennent ainsi autre chose que du noir, ses outre-noirs.
C'est ainsi qu'il transcenda l'antithèse primitive du noir et du blanc, éloge absolu de la nuance. Réinventer la lumière, ce fut encore la tâche qu'il accomplit en créant les vitraux de l'abbatiale de Conques. Cette même église qui avait provoqué l'éveil de sa vocation à douze ans, et qu'il redessina à soixante-dix. En inscrivant ses œuvres dans un écrin de pierres, il jeta un pont entre les âges ; avec les cent-quatre vitraux de Conques, il unit son chef d'œuvre personnel à l'anonyme chef d'œuvre séculaire, vivifiant le patrimoine de France, et y éternisant sa mémoire d'un même geste car quiconque a pénétré dans l'abbatiale ne peut oublier la pureté des simples lignes de plomb qui ondoient sur le verre opalin.
Son existence tout entière se tint ainsi sous le signe de l'ombre et de la lumière. Ses toiles ont inlassablement rejoué et déjoué l'oxymore de cette « obscure clarté » que l'apparence même de Pierre SOULAGES, qui nous surplombe ce jour, avec son œil de jais, ses tenues sombres et sa chevelure immaculée, avait fini par incarner.
Et parce qu'il pensait que l'art est fait pour désaltérer cette soif humaine de beauté et de lumière qui nous taraude tous, il nous a offert ses œuvres. Ce colosse de l'art enjamba deux siècles et plusieurs continents. Il avait ses entrées sur toutes les cimaises du monde, de Paris à New York, de Londres à Saint-Pétersbourg, qui fut le premier artiste contemporain exposé à l'Ermitage, fut aussi, avec CHAGALL et PICASSO, l'un des trois seuls artistes à avoir sa rétrospective de son vivant au Louvre, et attira plus de 500 000 visiteurs au Centre Pompidou. Dans une rétrospective magnifique organisée par ses deux grands exégètes et amis, Alfred PACQUEMENT et Pierre ENCREVÉ, qui consacra sa vie à offrir à cette œuvre immense le monumental catalogue raisonné qu'elle méritait.
Et ce génie, reconnu à travers le monde était profondément enraciné, puisant sa sève dans la terre de son enfance. C'est pour cela qu'il décida de donner à Rodez, sa ville de naissance et de jeunesse, des dizaines de ses tableaux, des peintures sur papier, des eaux-fortes, des lithographies, des bronzes, qui composent l'inestimable collection du musée que la ville a édifié pour son enfant prodige et prodigue. Mais s'il était devenu un trésor national, il ne s'était jamais départi de sa simplicité, et n'avait consenti à cet hommage qu'à la condition d'être exposé avec d'autres.
Il fit également don d'une trentaine de ses œuvres au musée Fabre de Montpellier, la ville où il avait étudié et rencontré Colette, car il voulait que d'autres enfants, comme lui, après lui, puissent à nouveau être saisis par le vertige de la lumière et comprennent à leur tour que la neige peut se dessiner avec de l'encre.
Et c'est à Sète, la ville natale de Colette, où ils s'étaient mariés, où ils avaient bâti une maison-atelier, qu'entre le ciel, les pins et la mer, le maître créait. Rien d’éthéré chez cet homme qui, d'ailleurs préférait qu'on parle de lui comme d'un peintre concret et non abstrait. Et s'il peignait toujours dans la solitude de son atelier, il était pleinement dans le monde, curieux de tout, chaleureux, généreux. Aux nombreux amis et visiteurs qu'il recevait avec son épouse, il parlait tour à tour d'astrophysique, de peintures rupestres, de poésie troubadour, de poissons de la criée. Et comme CÉZANNE avait la montagne Sainte-Victoire et MONET Giverny, SOULAGES avait accroché sa vie et son œuvre sur les pentes du Mont Saint-Clair. Et les Sétois, s'enorgueillissaient que leur cimetière marin, dont Paul VALÉRY avait chanté l'immortalité noire et dorée, eût pour voisin un nouveau laboureur de lumière.
Oui, c'est ainsi, depuis les villes où il était né, où il avait grandi, où il avait aimé, où il avait créé, depuis Rodez, Montpellier, Paris et Sète, qu'il fît rayonner la lumière de son œuvre sur la France et sur le monde.
La vie de Pierre SOULAGES, lui qui suivit sans relâche son idée, qui remit cent fois son ouvrage sur le métier, qui déclina l'infinie diversité d'une couleur qu'on croyait connaître et qu’on pensait bornée. Lui qui peignit jusqu'à ses derniers jours à cent-deux ans, est un hymne à l'approfondissement.
Face aux fuites en avant, aux éparpillements, aux superficialités, ce chercheur d'or au milieu des ombres nous appelle à creuser, creuser sans cesse. C'est entre nos mains, en nous-mêmes, en notre force de volonté que nos destinées nous attendent, avec le prix qu'elles nous coûtent, en efforts, en acharnement et le prix qu'elles nous valent en espérances nouvelles.
Ces œuvres sont de nouvelles bornes sur un chemin français pavé de stèles, d’abbatiales millénaires que les hommes édifient pour s'opposer à la nuit et apprivoiser le mystère. Elles ont enrichi un chemin façonné par les âges. L'élan charbonneux des parois rupestres, l'ombre romane de Conques, les traits d'encre de REMBRANDT, les noirs profonds de MANET qui trouvent en SOULAGES une résonance, un prolongement.
Et de ses premières œuvres jusqu'aux grands polyptyques, c'est une recherche permanente, une quête nourrie des poésies de SEGALEN, CHAR et REVERDY. Pierre SOULAGES avait entamé depuis cent ans une conversation avec les siècles. Elle est toujours la nôtre. Alors en ce jour, la nation porte le noir du deuil, mais Pierre SOULAGES nous a appris à y déceler la lumière. C'est le don universel et inaliénable qu'il nous a fait. Pour cela, merci.
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