Le monde du théâtre perd le plus shakespearien de ses metteurs en scène, le plus français de ses Britanniques, celui qui, par un inlassable travail d’épure, révolutionnait l’approche de nos monuments littéraires. Peter Brook, l’homme qui vidait les scènes et remplissait les parterres, nous a quittés hier à 97 ans.

Né à Londres en 1925, il se rangeait lui-même dans la catégorie rare des artistes heureux. Car chez ce fils d’immigrés juifs lettons, la mélancolie slave fut balayée très tôt par la passion de lire, d’aller au théâtre, de voir s’animer, sous ses doigts d’enfant, les marionnettes avec lesquelles il imaginait ses propres représentations. Il jouait en miniature, mais il rêvait en grand, et travaillait de même. Quel plus beau lever de rideau professionnel pouvait-il espérer que Shakespeare, son amour d’enfance et de toujours, le continent qu’il ne cessa jamais d’explorer ? À force de labeur et de talent, il signa à 21 ans à peine sa première grande mise en scène, Peines d’amour perdues, suivie par Roméo et Juliette. À 23 ans, il fut nommé directeur de production à l’Opéra royal de Covent Garden, et, record de précocité d’un autre ordre, il en fut renvoyé au bout de quelques mois pour iconoclasme, sa mise en scène de la Salomé de Strauss, dans les décors surréalistes de Salvador Dali, ayant fait scandale. L’enfant prodige avait trouvé sa vocation d’enfant terrible. 

À compter de la fin des années 50, ses mises en scène se firent de plus en plus osées, expérimentales, de moins en moins chargées en costumes, en décors, jusqu’à les supprimer totalement, jusqu’à enlever des personnages, jusqu’à recourir à des langues disparues ou laisser le texte à la libre improvisation des comédiens. L’épure lui offrait l’élan. Tout ce qu’il ôtait en accessoires, il le gagnait en intensité, et sous sa houlette le texte dépouillé de sa gangue scénique ressortait nu, concentré, étincelant. Le théâtre n'a besoin de rien, disait-il, que d’un espace vide. Et dans cet espace surgissait l’émotion.

Partout, il trouvait l’inspiration, dans la guerre du Vietnam comme dans la mythologie hindoue, où il puisa en 1985 sa pièce fleuve, Le Mahabharata, longue de neuf heures. Partout aussi, il voulait apporter le théâtre, surtout là où il n’était pas, sur les places de village, dans les supermarchés, dans les garages, les banlieues, à l’hôpital Sainte-Anne ou dans le désert du Sahara. C’est encore pour sublimer et démocratiser l’art qu’il transposa sur nos écrans Shakespeare ou Marguerite Duras, dont il nous offrit en 1959 un Moderato cantabile mélancolique, porté par le duo Jean-Paul Belmondo - Jeanne Moreau.

Si le nom de Peter Brook reste si lié à la France, c’est qu’il y vécut durant cinquante ans, jusqu’à ses derniers jours, et qu’il ressuscita, en 1972, une de ses plus belles scènes : celle des Bouffes du Nord. Des ruines de ce théâtre populaire, il fit un avant-poste incontournable où se croisaient les acteurs de son Centre international de Créations Théâtrale, un port d’attache d’où ils sillonnaient ensemble des horizons nouveaux.

Le Président de la République et son épouse saluent un metteur en scène hors norme qui extrayait la quintessence du théâtre et le poussait hors de ses trois murs. Ils adressent à ses proches, aux acteurs qu’il a formés et au public qu’il a forgé, leurs condoléances émues.

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