Le Président de la République Emmanuel Macron a reçu le sociologue et philosophe Edgar Morin à l’occasion de son centième anniversaire, pour un entretien suivi d’une réception. 

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8 juillet 2021 - Seul le prononcé fait foi

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DISCOURS DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE À L’OCCASION DE LA CÉRÉMONIE DU CENTIÈME ANNIVERSAIRE DE M. EDGAR MORIN.

Monsieur le Premier ministre,
Mesdames, Messieurs les ministres,
Mesdames, Messieurs,
Cher Edgar MORIN, 

Nous sommes dans un lieu éminemment solennel, et je voudrais que ce moment soit éminemment intime. Ce sera le talent de toutes et tous ici, puisque je vais essayer de dire quelques mots, en ce jour anniversaire, puis me succèderont plusieurs intervenantes et intervenants qui déclareront leur flamme – ou tout au moins leur admiration – et vous nous ferez l’amitié ensuite de partager quelques convictions, parce qu’il en sera ainsi, vous connaissant, vous irez au fond des choses.

Vous êtes un penseur universel. À double titre. 
D’abord parce que votre œuvre embrasse tous les champs du savoir. 
Mais aussi parce qu’elle embrase les esprits de tous les pays.
Plus de quarante universités vous ont nommé docteur honoris causa. En France, les lycées et les centres de recherche Edgar MORIN fleurissent déjà. En Amérique Latine, vos visites vous valent la Une des journaux. Au Mexique, vous avez votre statue et une université dédiée à vos travaux, une université qui vous ressemble, transdisciplinaire, une « multiversité ». 
Votre pensée est inclassable, vivante, passionnément libre. Elle inspire les personnalités les plus diverses, des lycéens et des savants, des artistes et des politiques, des chefs d’entreprise et des sportifs. 

Voilà donc cent ans que vous êtes venu au monde. Cent ans jour pour jour. Vous êtes un « homme-siècle », acteur et témoin d’un chapitre entier de l’histoire humaine.
Vous êtes né Edgar NAHOUM à Paris juste après la première guerre mondiale, dans une famille de juifs exilés de Thessalonique. Cela fait de vous un Occidental issu d’un Empire d’Orient, un homme des bords de Seine venu des rivages de la Méditerranée. Un homme à l’identité complexe, assurément, qui a su y puiser les ressorts et les ressources d’une pensée qui l’est plus encore, nourrie par tant de confluences.
Enfant de Ménilmontant, vous avez grandi dans ce Paris populaire où votre père tenait une boutique de bas et de chaussettes rue d’Aboukir. 
Blessure inguérissable au creux de votre enfance, votre mère décède quand vous avez 10 ans. Ce sont les livres, alors, qui vous tendent des bras consolateurs. Vous vous réfugiez aussi au cinéma, au concert, au théâtre. Puis vous étudiez, boulimique déjà, l’histoire, la philosophie, l’économie, les sciences politiques. Vous voulez tout voir, tout savoir. Avec cette curiosité infinie du monde et des hommes.
Lorsque la guerre éclate, vous n’avez pas encore 20 ans. Mais vous rejoignez, très vite, l’armée des ombres. Et très vite, en première ligne. 
Pourtant, tout alors conspire à vous nuire, ce que vous êtes, comme ce que vous faites. Quatre chefs d’accusation, quatre péchés mortels, pèsent alors contre vous, car vous êtes juif, communiste, gaulliste, terroriste – puisque c’est ainsi que les nazis appellent les résistants. Face au danger mortel que vous bravez chaque jour et chaque nuit, vous vous forgez un frêle bouclier de clandestin, une fausse identité : vous devenez Edgar MORIN. Ce nom que vous vous choisissez dans les rangs de la France Libre, vous ne le quitterez plus. Votre nom de guerre deviendra, par temps de paix, celui des combats intellectuels. Car l'esprit de la Résistance n'est pas mort en 1945. Elle est une philosophie d'action et, toute votre vie, vous en avez fait un « programme de civilisation ».
Au mépris de tous les risques, dans l’angoisse lancinante d’une arrestation et de la torture, votre engagement est total. Les responsabilités qu’on vous confie le disent assez : c’est un commandement régional dans le Languedoc puis à Toulouse, c’est une position de membre du triumvirat de la section francilienne en 1943. Le résistant en vous s’est vite doublé d’un chef militaire, car le pacifiste que vous êtes sait bien qu’il est des combats qui exigent de se battre les armes à la main. Et au jour de la Libération de Paris, à bord d’une voiture que la milice crible de tirs, vous hurlez de joie, brandissant haut et ferme le drapeau tricolore pour rejoindre le général de Gaulle sur les Champs-Elysées, dans la liesse formidable d’un peuple qui se retrouve lui-même. 

Après la guerre, avec vos compagnons de Résistance, votre second Dionys MASCOLO, sa femme Marguerite DURAS, avec Robert ANTELME et quelques complices, vous formez la « bande de la rue Saint-Benoît ». Une autre bande, un autre maquis cette fois-ci, puisque dans l’effervescence de Saint-Germain-des-Prés où QUENEAU, BATAILLE et MERLEAU-PONTY transforment les comptoirs de café en chaires de littérature et de philosophie, où GRECO et VIAN font résonner chaque soir des hymnes à la liberté, vous retrouvez la vie.
Vous êtes des électrons libres du PCF, trop libres semble-t-il, c’est-à-dire mal-pensants, et bientôt exclus. 
Mais en 1950, d’autres portes s’ouvrent toutes grandes devant l’originalité de votre pensée, celles du CNRS. Vous devenez officiellement ce que vous étiez déjà depuis longtemps, ce que vous n’avez jamais cessé d’être : un chercheur. Un chercheur qui compte bien creuser tous les sillons du savoir. Un chercheur qui s’élance encore dans la vie et qui s’attaque déjà, dans L’homme et la mort, à ce mystère insoluble des hommes face à leur finitude.
Vous devenez bientôt ce pionnier de la « sociologie du présent », que vous n’avez jamais cessé d’être depuis, tournant vos regards vers des sujets, des enjeux nouveaux : le cinéma, les stars, la jeunesse et tant d’autres.
Avec votre curiosité tous azimuts, vous avez toujours su humer l’air du temps. En 1956, vous faites de la revue Arguments, que vous fondez avec Roland BARTHES, une agora de papier pour penser les enjeux de ce qu’on appelle alors le tiers-monde. 
En 1963, après le fameux concert de la Nuit de la Nation, vous inventez le mot « yé-yé » pour embrasser en un concept la révolution pacifique d’une génération en proie aux doutes, aux interrogations, dans laquelle vous décelez les prémices de quelque chose de plus grand qui se jouera cinq ans plus tard.
En mai 1968 justement, vous êtes aux premières loges de cette « Commune étudiante » que vous célébrez avec émerveillement dans les pages du Monde. 
Dès l’année suivante, en 69, puisqu’en somme vous avez toujours été au bon endroit au bon moment, vous vous envolez pour la capitale mondiale de toutes les contrecultures, la Californie. Vous partez à la recherche d’une utopie neuve, et c’est notre avenir que vous trouvez : la cybernétique, les neurosciences, l’écologie, nouvelles cordes de la connaissance à votre arc de chasseur de savoirs. 
A la fin de votre Journal de Californie, vous dites, je vous cite, que « c’est là [que vous avez] reconnu l’unité de [votre] recherche. Cette unité, c’est l’unité de l’Humanité, c’est cette convergence, cette « reliance » comme vous l’appelez, que tous vos ouvrages chercheront désormais à atteindre, au-delà des chapelles académiques, des autels disciplinaires.
Telle est l’ambition de « La Méthode », votre maître-ouvrage, titanesque discours sur le vivant, l’homme et le monde, de la cellule aux galaxies, dont vous avez écrit les premières lignes en 1973 et dont vous n’achèverez le sixième et dernier tome que 31 ans plus tard, en 2004. 
Ce que vous avez édifié si patiemment, c’est une pensée du lien, du dialogue, de l’entrelacement, une pensée complexe qui postule l’imbrication de toutes les disciplines de l’esprit, qui observe le monde et les hommes par tous les bouts de la lorgnette en quelque sorte. Une somme anthropologique, une symphonie philosophique, dans laquelle vous faites jouer tous les instruments de la connaissance dans un dialogue permanent. 
Vous enjambez toutes les frontières, celles de la pensée comme celles des pays, celle des langues aussi, vous qui à l’étranger pratiquez le « fritagnol », qui est ce mélange de français, d’italien et d’espagnol qui n’appartient qu’à vous.
Vous êtes un citoyen du monde, qui place la solidarité internationale au sommet de ses préoccupations : vous qui êtes si profondément, si viscéralement français, avez toujours pris la plume et la parole pour promouvoir la paix, pour soutenir le dialogue entre les peuples et les cultures, pour défendre – et nous en parlions à l’instant ensemble - notre « Terre-patrie ».
Déjà en 1972, vous annonciez « L’An I de l’ère écologique ». Depuis, vous n’avez cessé d’appeler à une prise de conscience collective de la responsabilité particulière que nous avons sur notre planète, parce que « la Terre, dites-vous, dépend de l’homme qui dépend de la Terre ».
Vous êtes pleinement dans le monde, toujours à l’affût de ses enjeux, de ses tensions, de ses défis. La recherche universitaire n’a jamais été pour vous une tour d’ivoire, mais un poste de guet d’où vous scrutez nos horizons, une chaire d’où votre voix porte au cœur de la cité. Un endroit qui vous sert simplement de point d’accès pour rejoindre le reste de l’agora, en permanence.
Mais il y a plus encore. Votre œuvre, votre parcours même, sont de vibrants appels à ne pas séparer la pensée de la vie. Vous êtes un apôtre du gai savoir. Votre sagesse n’est jamais une sécheresse. Vous qui aimez manger, boire, rire, chanter et danser, vous faites toujours entrer la vie dans votre pensée, que vous réchauffez sans cesse, dites-vous si joliment, « aux hauts fourneaux » de l’amour et de l’amitié : votre épouse, Sabah, vos amis aussi, dont beaucoup vous entourent aujourd’hui, ne cessent de nourrir ce feu, toujours à la fois intellectuel et sensible, qui brûle en vous et qui nous éclaire tous ici. 
 
Cher Edgar,
A travers cette cavalcade trop rapide, mais chacun viendra éclairer une part de cette odyssée que je viens simplement, rapidement, de brosser, vous avez, en un mot, pensé votre vie et vécu votre pensée. 
Cent ans ne sont pas parvenus à éroder votre verve, à ralentir un rythme de publication à faire pâlir un jeune chercheur : au cours des dix dernières années, vous avez ouvert un compte Twitter pour poursuivre inlassablement le débat avec vos contemporains, dans ces nouveaux espaces où il se noue désormais ; vous avez réfléchi au terrorisme, au multiculturalisme, à la laïcité ; vous avez publié vos carnets de poésie, vos mémoires et les leçons d’un siècle de vie. 
Un siècle.
Un siècle de défrichages intellectuels et d’engagements militants. 
Un siècle où, la plume leste, le verbe vif, la pensée claire, vous faites vivre et rayonner dans le monde entier le message humaniste de la France. 
Un siècle, où vous avez brandi haut le drapeau tricolore comme au jour de la Libération de Paris.
Mais surtout à chaque fois, un instant, un instant à chaque fois réinventé de joie, d’intelligence, d’enthousiasme. Je crois que ce que beaucoup d’entre nous aimons le plus chez vous, c’est qu’il n’y a jamais la moindre trace, ni dans votre visage, ni dans votre attitude, ni dans l’être que vous êtes, ni dans vos écrits, il n’y a jamais la moindre trace de ressentiment, d’amertume, de cynisme, ou même de lassitude. Jamais. Les passions tristes du temps, vous les avez tôt chassées de toute votre existence. Il y a à chaque fois un œil qui brille, un sourire qui irradie, au fond, la leçon du premier jour, toujours réinventée.
C’est pourquoi la République française vous exprime aujourd’hui sa reconnaissance, son amitié si je puis dire, et vous souhaite, cher Edgar MORIN, un très bel anniversaire.


 

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