L’un des plus grands poètes du siècle, qui chanta la beauté du monde et la fragilité des mots, Philippe Jaccottet, s’est éteint aujourd’hui. Cocteau nous en console un peu, qui disait que « les poètes font semblant de mourir » puisque leur souffle continue d’animer ceux qui lisent leurs mots, les récitent ou les déclament.
Philippe Jaccottet, qui douta tant tout au long de sa vie, acquit pourtant très tôt une certitude inébranlable : il serait poète. A quinze ans, il offrait déjà à ses parents son premier florilège de poèmes, Flammes noires. Après ses études de lettres à l’Université de Lausanne, le jeune Suisse prit la direction de Paris. A 21 ans, il s’y lia d’amitié avec le traducteur Pierre Leyris, les poètes Henri Thomas et Francis Ponge, qui exercèrent sur lui une profonde influence.
Dès lors, il abandonna les accents oratoires de ses premiers recueils, Trois poèmes aux démons et Requiem, comprenant que, pour trouver sa voix, il lui fallait désormais « baisser le ton ». L’oracle se fit murmure dans L’Effraie et L’Ignorant, la torche brandie par le poète devint une flamme vacillante, l’affirmation cédant le pas à l’hésitation. Sa poésie épouse les méandres de l’intime, déployant son éloquence dans l’aveu de ses incertitudes, éveillant la confiance du lecteur par la justesse d’une voix qui parle d’en bas, par une pensée inquiète qui doute et interroge, qui ne s’interdit ni les palinodies ni les repentirs.
Cette traversée à tâtons de son intériorité se doublait chez lui d’un arpentage inlassable de la campagne drômoise, aux alentours de Grignan, son territoire d’élection, où il élut domicile en 1953 avec sa femme artiste-peintre. Se tournant aussi vers la prose à la fin des années 1950, il interrogea le visible dans La Promenade sous les arbres et La Semaison, puisant dans la palette de lumières du midi dans A la lumière d’Hiver, ou esquissant, comme dans Beauregard, des rêveries inspirées par la ruralité hors du temps de son village.
Chez Jaccottet, l’écriture entend rester fidèle au réel et à sa perception, recherchant constamment l’équilibre dans un monde déchiré entre la douceur et l’horreur, l’envol et la pesanteur, la limite et l’infini. A la puissance d’interpellation des images, aux plaisirs de la belle formule, le poète préférait toujours la pureté et la clarté d’une langue cristalline conçue comme un outil de dévoilement : dans le « conflit entre la rime et la vérité », il avait choisi la vérité.
Traduite en une vingtaine de langues, l’œuvre de Philippe Jaccottet se compose elle-même de nombreuses traductions, qui font de lui un homme des lettres européennes. Immense traducteur du grec, de l’italien, de l’allemand, il aura jeté des ponts par-delà nos langues et nos cultures, par-delà les frontières et les époques aussi. Ayant grandi en Suisse, il se trouvait à la confluence de deux grands courants, le monde gréco-latin et le romantisme allemand, et puisa aux sources de leurs plus grands écrivains, d’Homère à Goethe, de Leopardi à Rilke. Sa justesse de ton, son scrupule infini des mots et des nuances fit dire à Ungaretti à propos d’un de ses poèmes traduit en français par Jaccottet : « Je crois qu’il est meilleur en français qu’en italien ».
Loin de la figure du poète maudit, Philippe Jaccottet eut le rare privilège de connaître les éloges de la critique et la reconnaissance d’un large public. Récompensé par le Goncourt de la poésie en 2003 et entré dans La Pléiade de son vivant, en 2014, il s’était frayé une voie singulière, en inventant une poésie qui parle de ce qu’elle cherche et non de ce qu’elle sait, une parole qui ne se cache pas d’être frêle, qui tresse ensemble la simplicité et le mystère.
Le Président de la République et son épouse saluent un poète qui a offert à la langue française certaines de ses pages les plus délicates, à la fois chants d’ignorance avouée et éclairs lumineux sur la réalité fuyante.
Ils adressent à sa femme Anne-Marie, ses enfants, ses proches, à tous les amoureux de la littérature, leurs condoléances attristées.