Elle était l’élégance et la liberté. Juliette Gréco a rejoint Brel, Ferré, Brassens, Aznavour et tous ceux qu’elle interpréta au panthéon de la chanson française.

Celle qui devait devenir une magicienne des mots et une icône de la société parisienne grandit silencieuse et solitaire, entre un père qu’elle ne vit que trois fois et une mère qui ne lui témoignait pas d’amour. La danse fut son premier langage, l’Opéra de Paris son foyer et elle s’y enveloppa de tulle et de rêves. Quand l’Occupation fit fuir sa famille vers la Dordogne, elle vit sa mère et sa sœur arrêtées et déportées à Ravensbrück pour leur engagement dans la Résistance. Elle-même n’échappa à ce sort que de justesse, et passa plusieurs semaines en prison, à seize ans à peine.

Dans la France d’après-guerre qui se grisait d’exister à nouveau, Juliette Gréco connut l’ivresse d’une seconde naissance. Le quartier latin abrita son éveil intellectuel, non pas sur les bancs de la Sorbonne, mais sur les banquettes des cafés où Sartre et Merleau-Ponty prenaient le comptoir pour chaire. Elle noua dans ce décor un réseau d’amitiés foisonnantes et prestigieuses avec les peintres, les philosophes et les poètes qu’elle inspirait et qui, en retour, la révélèrent à elle-même, en louant la puissance de son timbre grave et enveloppant, son sens exceptionnel des textes et des mélodies. Ils furent nombreux les poètes qui firent jouer leur archet sur cette voix de violoncelle. Jean-Paul Sartre disait qu’elle avait dans la gorge « des millions de poèmes qui ne sont pas écrits et dont on écrira quelques-uns ».

Elle chuchotait les mots pensifs de Sagan, fredonnait les refrains rêveurs de Queneau, décochait les traits d’humour de Vian, toujours vêtue de noir pour ne pas détourner l’attention. Tout ce qui faisait battre son cœur, son cher Paris, les bonheurs enfuis et les passions tristes, ses amours et ses révoltes, elle le chantait avec un mépris souverain du qu’en-dira-t-on et une indépendance farouche qui faisait honneur à son sang corse. Elle fit de sa vie tout entière un hymne à la liberté : sa passion pour Miles Davis au temps de la ségrégation raciale, son interprétation du « Déserteur » de Vian en pleine guerre coloniale, et celle de la « rue des Blancs-Manteaux » de Sartre contre la peine capitale défrayèrent la chronique, tandis que « Déshabillez-moi » et « Vieille » se virent longtemps infliger le carré blanc de la répréhension morale au bas des écrans de télévision. « Je suis comme je suis ; et puis après, qu’est-ce que ça peut vous faire ? » chantait-elle, avec Prévert.

Femme de conviction, elle offrit de nombreux concerts aux Maisons de la culture de la banlieue parisienne, devant un public d'étudiants et d'ouvriers. Elle s’engagea au parti communiste dans le sillage de Marguerite Duras, en sortit avec fracas, et plus tard soutint ardemment François Mitterrand.

Ses quelques apparitions à Hollywood marquèrent les esprits, tout comme son rôle dans le feuilleton français Belphégor ou le fantôme du Louvre en 1964. Lorsque sa carrière française ralentit dans les années 1970, elle prit le large et enchaîna les tournées à succès dans le monde entier, chantant sur toutes les scènes ce Paris éternel qu’elle savait partager.

Son dernier album, sorti en novembre 2019, portait le simple titre de Merci, gratitude d’une femme pour la richesse d’une vie pleinement embrassée. C’est nous pourtant qui devons à la dame en noir, à sa voix, à sa grâce, à ses mains éloquentes, un immense merci.

Le Président de la République et son épouse sont touchés du départ de cette interprète talentueuse des plus beaux textes de la chanson française. Ils adressent leurs condoléances à ses proches comme à tous ceux qu’émurent sa voix rocailleuse et son âme libre.

 

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