Il avait éclairé les siècles passés de lumières nouvelles. Emmanuel Le Roy Ladurie était l’un de nos plus grands historiens, de ceux qui surent marcher dans les pas de géant de Marc Bloch ou de Fernand Braudel, et qui façonna à son tour, des générations d’étudiants et de chercheurs. Il nous a quittés ce 23 novembre, à l’âge de 94 ans, en nous léguant une œuvre immense et diverse. 

Ce grand historien était l’enfant d’une histoire pleinement française. Né le 19 juillet 1929 aux Moutiers-en-Cinglais, dans le Calvados, sa famille provenait d’une bourgeoisie de robe et de la terre. Son père, Jacques, tenant d’un catholicisme social, fut l’un des promoteurs du syndicalisme agricole ; ministre de l’agriculture du gouvernement Laval, il entra ensuite dans la Résistance. Emmanuel, lui vécut une enfance en Normandie d’où lui parvinrent les échos de la guerre. Après des études à Caen, lycéen à Henri-IV à Paris, Emmanuel Le Roy Ladurie entra à Normale-Sup à la fin des années 1940. Le temps des études fut aussi celui des premiers engagements politiques : militant communiste l’année de son intégration rue d’Ulm, il rompit avec le Parti après l’entrée des troupes soviétiques à Budapest.  Nommé à Montpellier, il gravit les échelons de la recherche française. Son tropisme, son érudition, l’originalité de sa pensée lui valurent d’être remarqué par Fernand Braudel qui proposa au jeune historien, en 1965, la direction d’études de l’Ecole pratique des hautes études (future EHESS), poste qu’Emmanuel Le Roy Ladurie ne quittera que quarante ans plus tard. 

En 1966, il soutint sa thèse sur les Paysans du Languedoc, représentative du moment historiographique marqué par l’attention aux « vies minuscules » éclairant les mouvements majuscules de l’Histoire. Emmanuel Le Roy Ladurie poursuivra sa vie durant cette veine de l’étude de la ruralité et de la paysannerie en se concentrant aussi sur ce qui les conditionne largement : le climat. Lui dont le père agriculteur se souciait toujours des pluies qui menaçaient de gâter ses récoltes eut l’intuition forte, filiale donc, inédite dans le champ de l’histoire, que le climat n’était pas une donnée extérieure, environnementale, mais l’un des ressorts de notre histoire humaine. Il s’intéressa dès lors aux influences du climat sur le cours des récoltes, les crises de subsistance, disettes ou famines, et sur la santé des hommes, la natalité et la mortalité, c’est-à-dire sur la démographie. Il inaugura ainsi un nouveau domaine de recherche, l’histoire environnementale, thème visionnaire, avant même l’intérêt contemporain pour les recherches sur l’anthropocène et les modifications humaines du climat. 

La notoriété publique d’Emmanuel Le Roy Ladurie lui vint avec la publication en 1975 de « Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 ». L’ouvrage parut dans un moment de renouveau de l’Histoire comme discipline, avec les travaux de Georges Duby, Alain Corbin, Jacques Le Goff, Maurice Agulhon et la collection éditoriale dirigée par Pierre Nora chez Gallimard. Dans ce livre, Emmanuel Le Roy Ladurie retraçait l’histoire d’un petit village du Languedoc à l’époque des Cathares. Il y délaissait les grandes dates et les grands noms, pour raconter en détail le quotidien d’une petite communauté rurale du moyen-âge, prise entre les derniers feux du catharisme et le zèle inquisitorial d’un évêque qui allait devenir pape. L’historien faisait découvrir aux Français quelques-uns de leurs ancêtres, ces hommes et ces femmes qui vécurent il y a 700 ans, leur conception du temps, leurs angoisses, leur vision de la famille et de toutes les choses de la vie. L’empathie de l’historien avec tous ces personnages de notre passé les rendait familiers, si bien que, contre toute attente, la France entière s’éprit de Montaillou. Le livre devint un succès inédit de librairie pour un ouvrage de sciences humaines françaises.

Ce récit des temps troublés par le fanatisme religieux était aussi, soulignait-il, « un manifeste pour la liberté de conscience », celle-là même qu’il a toujours défendue en œuvrant entre autres à la fondation du Comité des intellectuels pour une Europe libre. Car jamais l’historien ne resta enfermé dans les bibliothèques et les archives. Il enseigna au CNRS et à l’EHESS, à la Sorbonne, à Paris 7 et au Collège de France. Il fut administrateur général de la Bibliothèque Nationale, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, plume régulière du « Monde des religions » et du « Figaro ». S’il étudiait inlassablement le passé, il eut toujours à cœur de parler à ses contemporains, d’agir au présent et d’ouvrir des perspectives d’avenir. Elu au Collège de France en 1973, il devint une figure éminente des sciences humaines françaises et européennes, ainsi qu’un passeur vers d’autres générations d’historiens et de chercheurs, dont il marqua profondément les travaux.

Traduit et commenté dans le monde entier, il était le maître incontesté de plusieurs domaines, époques et écoles de la recherche historique : de l’histoire de la ruralité à celle du climat, de l’an mille au XVIIIe siècle, de l’école des Annales à l’analyse micro-historique du quotidien des gens anonymes, en passant par « l’histoire immobile » des temps longs. Emmanuel Le Roy Ladurie appréhendait l’histoire de manière « totale ». Il n’eut de cesse de défricher des champs d’investigation inconnus ou délaissés, comme l’histoire du climat dont il fut un pionnier mondial, et en développant des approches méthodologiques novatrices, comme l’analyse micro-historique et l’anthropologie historique qui firent florès. Son œuvre procéda ainsi à une véritable extension du domaine de l’histoire – la discipline s’est enrichie parce qu’il a su lui inventer des outils, des approches et des sujets nouveaux.

Le Président de la République et son épouse saluent l’œuvre d’un homme qui, selon le titre de l’un de ses ouvrages, passa « sa vie avec l’histoire » et permit aux Français de renouer avec la leur. Ils adressent à son épouse Madeleine, ses proches, sa famille, ses élèves et ses lecteurs leurs condoléances émues.  

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