Le Président Emmanuel Macron a présidé ce lundi la cérémonie organisée par France Télévisions en son siège à Paris, d’hommage à Jean-Pierre Elkabbach, journaliste, ancien président de France Télévisions. 

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9 octobre 2023 - Seul le prononcé fait foi

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Hommage du Président de la République à Jean-Pierre Elkabbach au siège de France Télévisions.

Mesdames et Messieurs les ministres, 
Mesdames et Messieurs les parlementaires, 
Mesdames et Messieurs les élus, 
Messieurs les préfets, 
Monsieur le président de l'ARCOM, 
Madame la présidente, merci de nous accueillir, 
Mesdames et Messieurs, en vos grades et qualités. 

Voilà 29 ans, sur Antenne 2, se déroula un moment de télévision qui entra aussitôt dans l'histoire. Le 12 septembre 1994, Jean-Pierre Elkabbach, président des deux chaînes du service public télévisuel, interviewait le président Mitterrand. Trois jours plus tôt, ce dernier avait souhaité se confier, confier sa « part de vérité » sur sa jeunesse française, les années 1930, Vichy, sa Résistance, les liens avec René Bousquet. 

La veille Jean-Pierre Elkabbach, qui avait tenu dès sa prise de fonction à ne plus apparaître à l'antenne, était venu proposer des noms de journalistes pour l'entretien. François Mitterrand l'avait interrompu, « ce doit être vous ». 

Et ainsi, les téléspectateurs virent deux hommes, deux vies françaises, deux rapports au pouvoir et au destin. Un Président frappé par la maladie, défendant son parcours à travers une époque de clair-obscur. Un journaliste se hissant à la hauteur du moment, implacable et subtil, intraitable et concentré. Ce moment dit tout du journaliste qu’était Jean-Pierre Elkabbach. Un journaliste qui voulait porter la plume, le Nagra, la caméra dans les plaies de l'époque. Un homme de presse avec ce que son métier, selon lui, supposait de proximité, de chaleur, de voisinage, avec les grands de France et du monde. Un patron qui avait le génie de fomenter, d'obtenir, d'organiser des coups naturellement, spontanément, instinctivement. 

Un homme, enfin, qui voit toute sa vie à demeurer l'exact contemporain de son époque. Jean-Pierre Elkabbach voulait en être. En être de son époque, pleinement. En être des vedettes, des gens qui comptent, des princes du temps. En être, surtout, de l'histoire qui s'écrit et se raconte, se transmet et demeure. 

Et est-ce, comme il le raconte, ce premier souvenir où, depuis le balcon sur la mer à Oran, encore enfant, il aperçut les troupes des Alliés investir l'Afrique du Nord en novembre 1942 ? Et est-ce cette fidélité à ce père, mort quand il avait 12 ans, à la synagogue, un jour de Yom Kippour, et dont il se promit aussitôt de porter le nom d'Elkabbach jusqu'à la gloire ? 

Était-ce ce goût d'être en scène quand, adolescent dans une Algérie où le dénuement de sa famille n'empêchait pas les bonheurs simples des baignades au Cap-Faron, il s'imaginait triomphateur des théâtres parisiens ? Le jeune homme, né en 1937, sans fortune mais boursier méritant, poussa un jour de 1960 la porte de Radio-Alger. Il partit alors en reportage dans les Djebels. Témoin privilégié d'une guerre d'Algérie qui n'en finissait pas, il assista sur la place du Forum en avril 1961, à la tentative de putsch des Généraux, et devint aussi chemin-faisant l'interlocuteur de Ben Bella, comme l'ami d'un jeune officier du nom de Bouteflika. 

Et puis, ce fut l'embauche à Paris, à l'ORTF. Il suivit alors le Général De Gaulle dans tous ses déplacements. Un jour de 1964, Jean-Pierre Elkabbach se trouvait à Buenos Aires dans le cortège présidentiel. La nouvelle parvint depuis l'URSS de la chute politique de Nikita Khrouchtchev. En plein cocktail diplomatique en Argentine, Jean-Pierre Elkabbach tenta aussitôt d'obtenir un commentaire du Général qui le renvoya sèchement à une future conférence de presse. Déçu, le journaliste suivit tout de même, un peu à l'écart, le Général au cours du cocktail. Et ce dernier, face à une interlocutrice d’argentine qui l'entretenait de propos banals, s'exclama sans prévenir « Sic transit gloria mundi ». Jean-Pierre Elkabbach capta ce son présidentiel et le diffusa. L'Elysée ne démentit pas, la citation devint la réaction officielle de la France aux événements d’URSS. Décidément, un bon journaliste doit forcer la chance. 

Jean-Pierre Elkabbach, à force de vouloir écrire l'Histoire, s'y brûla parfois. Sa participation au mai 68 de l'ORTF lui valut d'un court bannissement, mais parce qu'il exigeait, selon ses propres mots « du rythme et des idées », qu'il travaillait jour et nuit, obsédé et possédé par son métier, Jean-Pierre Elkabbach revint et reprit sa marche vers les sommets. 
Présentateur du journal de la première chaîne en 1970, puis de la seconde en 1972, il accédait enfin à la célébrité. Il avait l'obsession de ne rien manquer de son époque. Il rédigeait les titres, dictait les textes aux prompteurs, détectait dans le même mouvement les tendances profondes du moment. « Quoi de neuf ? » demandait-il toujours, et sa vie durant pour ouvrir une conversation, « Quoi de neuf ? ». En 1974, il invita l’émission pour répondre à la question : Actuel 2. Le titre était un hommage à Albert Camus. Il était aussi comme sa devise personnelle, demeurer actuel. Dans cette émission profondément novatrice, on put voir alors ce qu’on ne voyait pas ailleurs : Brigitte Bardot interrogée par Nathalie Sarraute sur son manque de solidarité avec la cause des femmes. Jean-Edern Hallier, chroniqueur social des luttes de Lip face à François Mitterrand. René Dumont défendant un mot alors presqu’inconnu, celui d’écologie. Ou Delphine Seyrig racontant le procès de Bobigny. 

Après être passé sur France Inter, Jean-Pierre Elkabbach revient sur la deuxième chaîne, devenue Antenne 2, dirigée par Marcel Jullian, cette chaîne qui se voulait la chaîne de l’innovation et du mouvement. Toujours, le journaliste voulait être de son temps. Cela supposait de bousculer, comme de faire émerger les talents, tels Gérard HOLTZ, Hervé CLAUDE, Claude SERILLON, Nicole CORNU-LANGLOIS, Noël MAMÈRE, Daniel BILALIAN, Patrick POIVRE D’ARVOR, et tant d’autres, d’inventer la rubrique Météo avec Alain GILLOT-PÉTRÉ. Il fallait être toujours sur la brèche, transgressif et travailleur. 

En 1977 naquit « Cartes sur table ». Le titre était un hommage trouvé par Alain DUHAMEL à Agatha Christie. Et en effet, il s’agissait bien d’un face-à-face, presque un interrogatoire de police, un duel intellectuel et théâtral. Avec ce programme, Jean-Pierre Elkabbach et Alain DUHAMEL inventèrent dans notre mémoire collective la grande émission politique française. Le centre de gravité de la République médiatique se déplaça des colonnes des journaux aux lucarnes du petit écran. « Cartes sur table », fut tout une époque. Faire l’événement, toujours. Et décrocher les entretiens avec tous les plus grands de la scène française et tous les plus grands de ce monde, de Thatcher à Sadate, quitte à délocaliser s’il le fallait les studios au Caire ou au 10 Downing Street. 

Et puis en mai 1981, l’époque, si ce n’est la vie, se devait de changer. L’alternance politique inédite emporta tout. Jean-Pierre Elkabbach, soudain, ne pouvait plus en être. A force d’exposition quotidienne, il était devenu l’incarnation de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Pendant le premier septennat de François Mitterrand, le journaliste trouva refuge à Europe 1. Avec Philippe Gildas, le directeur d’antenne, avec Béatrice Schönberg, tous les après-midis, Jean-Pierre Elkabbach se remit à faire ce qu’il savait faire de mieux : capturer l’esprit du temps, lire la modernité artistique, sociale, culturelle, sociologique et en déduire des émissions. La sienne s’appelait logiquement « Découvertes » et naviguait de Raymond Aron à Thierry Le Luron, des spectacles parisiens aux reportages en région. 

Passèrent les reflux et les détours de la vie politique et médiatique. En décembre 1993, voilà presque 30 ans, Jean-Pierre Elkabbach fut désigné président de France 2 et de France 3, bientôt réuni sous un seul toit, celui de cette maison France Télévisions. Face à un TF1 dominant, Jean-Pierre Elkabbach jugea qu'il n'y avait rien à perdre. Pour relever le défi à ses yeux, il fallait surprendre, étonner, être audacieux. Il fallait « oser » selon le slogan en forme d'injonction qu'il lança au début de sa présidence. Alors, Jean-Pierre Elkabbach osa. Il conforta à l'antenne Nagui, mit en avant Arthur, introduisant un jeune animateur de radio nommé Jean-Luc DELARUE dans une mission aux prises avec les questions de société. Cette audace, pour lui, n'avait pas de prix. Elle fut sans doute hors de prix pour l'époque. Il fit de Laurent GERRA le carburant nécessaire au succès renouvelé de Michel DRUCKER dans « Studio Gabriel ». Pendant 3 ans, sous sa direction, le service public fit d'une manière ou d'une autre l'actualité. 

En 1996, la fin de cette aventure fut, là encore, précipitée et son départ de France Télévisions, violent. Entre vitesse et imprudence, Jean-Pierre Elkabbach avait osé, avec cette part de transgression et selon ce que lui commandait sa manière, d'aller sans cesse plus loin, encore, plus loin, toujours plus loin. Mais de nouveau abattu, Jean-Pierre Elkabbach repartit de zéro. Il revint à son domaine favori : l'interview politique, celle d’Europe 1 à 8h20, qu'il conduisit pendant presque 20 ans. 

Ce moment de radio scanda les matins des Français et les carrières de celles et ceux qui les dirigent ou aspirent à le faire. Ce serait une litote de dire que Jean-Pierre Elkabbach était un intervieweur redoutable, sans doute l'un des plus travailleurs, des plus rusés, le plus théâtral, le plus aguerri. Combien s'y sont fait prendre ? « Celui-là, la prochaine fois qu'il reviendra me voir, il aura appris la messe par cœur » concluait le journaliste après avoir terrassé un impétrant. N’hésitant pas à voler les invités à la concurrence, il cherchait à repérer les visages de demain en même temps que les valeurs du moment. Beaucoup, j’en suis, y accomplirent une sorte de baptême du feu. Les interviews de Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1, puis brièvement sur CNews, entrèrent dans la légende, entrèrent même dans la liturgie de notre République. Il y avait les mardis et les mercredis, les questions au gouvernement et tous les matins, les questions de Jean-Pierre Elkabbach. Ses interviews se jouaient cartes sur table, opéraient toujours de vraies découvertes, ambitionnaient d'être actuelles, comme un résumé de toute sa carrière. 

Celle-ci se poursuivit jusqu'à la fin avec cette même inquiétude, cette même fièvre permanente. Elle se poursuivit notamment sur Public Sénat, cette chaîne qu'il inventa sur le modèle de « C-SPAN » aux États-Unis. La découverte, toujours, et le lieu aussi, pour laisser libre cours à sa passion pour la littérature. Jean-Pierre Elkabbach lisait les classiques de la littérature comme il lisait avant les autres, les romans français et du monde entier en train de s'écrire. Il offrait des ouvrages à tout le monde, s’enquerrait qu'on avait bien lu, exigeait le compte rendu. Il voulait avoir raison avec Sartre et Aron, à la fois Dostoïevski et Gracian, Le Prince des rêves et Albert Camus avec la fidélité pour cette Algérie qu'il portait en lui. 

Toutes ces lectures composaient en quelque sorte une morale singulière qui dérangea souvent. Jean-Pierre Elkabbach scrutait les puissants, les apprivoisait, les contournait. Il aimait exercer le pouvoir autant qu'il redoutait le pouvoir des autres. Il aimait être une référence quand on lui reprochait ses révérences. Le journaliste, dans ses Mémoires, cite cette phrase de Jankélévitch : pour être soi-même, selon le philosophe, « il faut être le même que les autres et un autre que tous les autres ». Dans ce paradoxe, réside la tension parfois incomprise qui le travaillait. Une souplesse pour se conformer aux règles et aussitôt la propension à les transgresser. Une adresse pour obtenir les postes et l'irrépressible élan pour s'en faire congédier. Le conformisme d'apparence et la rébellion oblique, c'était lui. Jean-Pierre Elkabbach, un journaliste de sa génération qui commença sa carrière quand l’ORTF existait et que le président Pompidou enjoignait aux médias publics de « porter la voix de la France ». Il en avait gardé le pli sans doute, mais aussi toute la force, la ruse, l'audace pour s’en affranchir. Passionné pour les livres, parlant de littérature avec celle qui l’admirait plus que quiconque, sa femme, l'écrivaine Nicole AVRIL. 

Mesdames et messieurs, Jean-Pierre Elkabbach, finalement réussit à en être, à être de son temps et d'une autre. Cette maison en est aussi une autre preuve. Ce fut lui qui lança les travaux du siège de France Télévisions, pour réunir toutes les branches du groupe, lui qui choisit l'architecte, lui qui n'eut pas l'occasion d'assister à l'aboutissement du chantier. 

Cette maison d'ailleurs n'avait jamais été inaugurée. Aujourd'hui, vous avez fait le choix, Madame la présidente, de donner à celle-ci le nom de son initiateur, de celui qui a accompli son destin, entré dans notre histoire par le journalisme. Et votre présence à toutes et tous aujourd'hui, n'aurait pu le rendre plus heureux. Profondément, impatiemment actuel, jusqu'à l'angoisse et l'excès, tel était Jean-Pierre Elkabbach. Et peut-être en cela déjà un peu dans l'Histoire, non seulement dans les archives de l'INA, mais dans la mémoire de millions de Françaises et de Français, et dans celle aussi de tous les journalistes, nombreux, ici aujourd'hui, que sa carrière durant, il a repéré, accompagné, enhardi, épuisé, et même, il faut bien le dire, embauché, congédié, puis réembauché encore.

Aujourd'hui, gardons le souvenir de ce journaliste, de cette énergie, de cette fièvre, de cette exigence, pour lui et pour les autres. Je vous remercie. 

Vive la République et vive la France !

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