Fait partie du dossier : Déplacement en Océanie.

Le Président Emmanuel Macron s'est rendu en Nouvelle-Calédonie du 24 au 26 juillet 2023.

La première étape du Président de la République en Nouvelle-Calédonie a été consacrée à l'apaisement des mémoires. Celle-ci est essentielle pour faciliter l'écriture d'un destin commun à tous les Calédoniens et leur permettra de se rassembler et de regagner une confiance commune. 

C'est dans ce cadre que le Chef de l'État a remis les insignes de commandeur de la Légion d'honneur à Marie-Claude Tjibaou, femme politique kanak ayant notamment accompagné et garanti le bon déroulement des campagnes référendaires. Elle était également l'épouse de Jean-Marie Tjibaou, leader indépendantiste ayant signé les accords de Matignon avec Jacques Lafleur et assassiné par la suite.

Par cette décoration, le Président de la République a récompensé le parcours d'une figure incontournable de la Nouvelle-Calédonie.

Revoir la cérémonie : 

9 mai 2024 - Seul le prononcé fait foi

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DISCOURS DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE A L’OCCASION DE LA REMISE DE L’INSIGNE DE COMMANDEUR DE LA LÉGION D’HONNEUR À MME MARIE-CLAUDE TJIBAOU.

Mesdames et messieurs les ministres, 
Mesdames et messieurs les parlementaires, 
Mesdames et messieurs les élus, 
Monsieur le Haut-Commissaire, 
Mesdames et messieurs, 
Madame, chère Marie-Claude, 

En vous ce soir, nous décorons plusieurs femmes à la fois. La citoyenne engagée pour le bien commun et l’intérêt public. La militante pénétrée de sa terre et de sa culture. L’épouse, qui après l’irréparable a su ne pas ajouter la déchirure à la douleur, mais prendre le temps de la parole, de l’écoute ; renouer le dialogue, et se faisant, panser les blessures d’une société toute entière. Femme d’enracinement et femme d’ouverture, femme de combat et de paix, femme de mémoire et de pardon. 

Mais, toutes ces femmes n’ont qu’un visage, qu’un prénom : le vôtre. Celui que vous avez reçu de votre tribu de Néouta, à Ponérihouen, à l’endroit où le Nimbaye se jette dans l’océan. Votre famille était presque une tribu à elle toute seule, avec vos onze frères et sœurs ; et quasiment une dynastie engagée de longue date dans la vie politique néocalédonienne où votre père et votre oncle faisaient vivre une tradition gaulliste sous la bannière du RPCR.   

Dès votre plus jeune âge, avec une énergie extraordinaire, vous avez travaillé dans des champs de cafés aux dispensaires pour payer les études de vos frères et sœurs ; cuisiné votre fameux bougna pour des tablées immenses ; sa réputation gastronomique est d’ailleurs venue jusqu’à mes oreilles. 

Et parce que visiblement il vous restait encore de l’énergie après une journée aux champs, vous avez trouvé le moyen de vous perfectionner en lancer de disque et de poids et de devenir dès vos 17 ans une sportive de haut niveau, quatre fois médaillée d’or et d’argent aux Jeux du Pacifique, de 1966 à 1975. Nul doute que cette aisance au lancer de boulet doit inspirer à vos adversaires une certaine distance respectueuse. 

Athlète émérite, vous devenez également la championne des grandes causes. Vous avez 23 ans à peine quand vous devenez conseillère rurale au service de l’éducation de base. C’est à cette époque que vous rencontrez celui qui va devenir votre mari. Il est catholique, théoricien de l’indépendance kanak ; vous êtes protestante, d’une famille loyaliste, et votre père et votre oncle sont en train de s’affirmer comme les ténors du parti anti-indépendantiste. 

Ce genre de considérations n’avait pas arrêté Roméo et Juliette, cela n’a pas davantage arrêté Jean-Marie et Marie-Claude. Vous vous mariez en 1972. Vous aurez six enfants, de nombreux petits-enfants ; bien plus de projets encore. A deux, vous vous engagez avec des forces décuplées dans l’amélioration des conditions de vie des Kanak et dans la promotion de la culture mélanésienne ; avec une force de caractère, une indépendance d’esprit de tous les instants. 

Si Jean-Marie Tjibaou reste à jamais une figure majeure de la Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas simplement comme ténor de l’émancipation kanak ; c’est parce qu’il a su dépasser les antagonismes pour accepter la poignée de main qui scellait les Accords de Matignon. Et ce geste, qu’il a échangé avec le grand Jacques Lafleur dont je salue ici la présence des enfants, chère Isabelle, cher Pascal, est un de ces moments historiques qui font avancer l’humanité. 

Ce 26 juin 1988, posait un jalon sur ce chemin inédit frayé par la République qu’indépendantistes et non-indépendantistes allaient bientôt emprunter côte-à-côte pour préserver la paix et instaurer les institutions de ceux qui malgré les différences et les mémoires heurtées, vous fait vivre ensemble aujourd’hui. 
 
Jean-Marie Tjibaou restera celui qui, avec son adversaire devenu partenaire, a osé le destin commun. Et je sais combien il vous doit, combien il a pu compter sur vous pour ce chemin. A ses côtés, vous avez participé à l’organisation du Festival Mélanésia 2000 puis au sein du Fonds d’aide et de développement de l’intérieur et des îles, et de l’organisme de développement de l’intérieur et des îles. Vous avez porté des projets de développement, pour l’Office de développement des régions, puis l’Agence de développement rural et d’aménagement foncier. 

Pendant les évènements, vous secondiez ardemment votre mari. Jusqu’à ce jour marqué d’une pierre noire, doublement. Jour de deuil pour la Nouvelle-Calédonie et pour la France, que nous avons encore tous dans le cœur. Face à ce double assassinat, celui de votre époux, celui de son bras droit Yeiwéné Yeiwéné, les plus vaillantes se seraient écroulées. Pas vous. Pas Hnadrune Yeiwéné. 

Vous êtes devenue, Marie-Claude, le signe de ralliement d’une certaine vision de la Nouvelle-Calédonie, faite de paix, d’ambition, d’humanisme. Droite, immuable, avec un surplomb et une constance qui me font penser à ces flèches faitières qui dominent les villages et que votre fils Jean-Philippe sculptait si bien. 

Vous rêvez d’une Nouvelle-Calédonie où la femme a toute sa place, où l’éducation et la justice sociale font reculer l’alcoolisme. Une Nouvelle-Calédonie qui ne perd pas ses forces en divisions intestines, en logique de blocs ; mais qui s’inspire de la devise de vos paires : « deux couleurs, un seul peuple ». Et vous rêvez en actes.

Après l’assassinat de Jean-Marie, vous avez poursuivi vos combats, devenant une véritable autorité morale auprès des indépendantistes, du FLNKS, et de la population Kanak en général. De 1995 à 2000, vous avez été conseillère municipale de Hienghène, commune de la côte est de la Grande Terre dont votre époux fut maire pendant 12 ans. Votre liste « Ouverture citoyenne » aux élections provinciales de 2009, votre liste « Engagement citoyen » pour les élections municipales de mars 2014 à Nouméa, étaient régies par cette même préoccupation du dialogue et de dépassement des clivages. 

Et le plus grand ferment de dialogue, de cohésion, vous en êtes persuadée, c’est la culture. Aussi avez-vous contribué à la création en 1990 de l’Agence de développement de la culture Kanak, prévu par les accords de Matignon ; et c’est sous votre présidence du Conseil d’administration qu’est sorti de terre ce centre Tjibaou que le génie de Renzo PIANO a fait surgir à fleur d’eau en un chapelet de huttes d’acajou et d’acier. 

Il ne fallait pas moins qu’un chef d’œuvre architectural pour offrir à la culture Kanak un réceptacle digne d’elle, où elle puisse être mise en valeur par le spectacle vivant, plus encore que par la muséographie. 

Votre fils Emmanuel l’a longtemps présidé. Je l'ai, là-bas, croisé. Comme lui, comme vous, nous sommes nombreux dans cette pièce à être attachés à son développement. Je sais que nous avons un allié de poids en la présence d'Emmanuel KASARHÉROU, son ancien directeur, qui apporte aujourd'hui ses talents au quai Branly, chez Jacques Chirac, et qui a organisé, en 2020, une exposition admirable sur l'art kanak. 

Vous contribuez largement, chère Marie-Claude, au rayonnement de votre culture. Membre de la Pacific Islands Museum Association, très engagée dans les liens avec cette autre île qu'est le Japon, vous avez organisé à de multiples reprises le Festival des arts du Pacifique et celui des arts mélanésiens. Au-delà de la mer de Corail, au-delà même de l'océan Pacifique, vous avez su prendre à cœur les enjeux des Outre-mer, sous toutes les latitudes, ce qui vous a amené au CES national. Toute kanak que vous êtes, vous n'en avez pas moins pris part en novembre 2006, à la signature de la Charte UNESCO pour la sauvegarde et la valorisation du patrimoine réunionnais, et vous y avez joué un rôle remarquable. 

Quand on sait que vous êtes, de surcroît, membre active de plusieurs associations, dont SOS Violences Sexuelles, et que vous galvanisez tous vos contemporains par votre combat pour l'égalité femme-homme, on ne s'étonne guère que vous soyez devenu, en 2017, membre du Comité des Sages. Une sorte de cénacle de douze personnalités de Nouvelle-Calédonie, mis en place par le Premier ministre pour préparer le référendum de l'année suivante, de sa préparation à son déroulement. Je salue la présence ici ce soir des membres du Comité, et j'ai une pensée toute particulière pour Jean Lèques. 

Votre témoignage sur les événements et sur leur apaisement, grâce aux accords de Matignon et de Nouméa, a eu une répercussion importante dans la société, je le sais, sur tout le territoire, envers tous les publics y compris les plus jeunes, que vous alliez inlassablement rencontrer dans leurs écoles et au sein de chaque établissement. Vous avez toute ma confiance pour continuer d'accompagner le processus prévu par l'accord de Nouméa lors des deux autres consultations. 

Vous voir témoigner, Marie-Claude, est une chance, un exemple. Ceux que l'histoire a meurtris ne guérissent parfois qu'au prix de l'endurcissement du cœur, de la noirceur des sentiments. Mais sur vous, la haine a glissé. Votre seule obsession depuis quarante-quatre ans est la justice. Votre seule pulsion, le dialogue. Vous vouliez dire, entendre, comprendre. À l'issue de ce long chemin d'écoute et d'échange, vous avez pardonné. Pas seulement vous, mais chacun de vos enfants, que vous avez convaincus un à un, jusqu'à cette cérémonie coutumière solennelle lors de laquelle la famille du Djubelly Wea a reçu votre pardon. 

Quinze ans après les faits, vous, Marie-Claude TJIBAOU et Hnadrune Yeiwéné, les veuves des deux grands hommes assassinés, preniez dans vos bras Maanaki WEA, la veuve de Djubelly Wea. Comment ne pas voir dans cette scène poignante, extraordinaire, un message d'espoir pour le peuple calédonien, aspirant à ce destin réunifié vers lequel chacun chemine, tâtonne, trébuche parfois, mais qu'il faut à chaque fois reprendre. Avec humilité, je crois qu'il nous faut, nous tous dirigeants politiques, nous incliner devant cette prouesse que vous avez accomplie en réparant les fractures, en dépassant les antagonismes, et que nous devons mettre nos pas dans les vôtres pour apprendre à apaiser les mémoires entre l'Etat et les Calédoniens, suivre l'exemple de cette réconciliation symbolique, progressivement préparée, acceptée, intériorisée par tous, avant de se concrétiser par un geste. 

Fin 2021, un collectif de citoyens apolitique s'est constitué : reflet de la diversité calédonienne, historiens, représentants des aires coutumières, des Églises catholiques et protestantes, juristes, sociologues, anthropologues, personnalités qualifiées. Je salue la présence ce soir de ce collectif reçu à plusieurs reprises au Haut-Commissariat de la République de Nouvelle-Calédonie, d'abord par Patrice FAURE, puis par Louis LE FRANC. Je pense que cette démarche doit être discutée avec le Sénat coutumier, avec les représentants des différentes aires coutumières, les différentes forces politiques. À mon sens, les membres du Comité des Sages y ont toute leur place. L'Etat pourrait s'associer si localement l'association se structure et prospère, avec une subvention de lancement de 50 000 euros, tout en préservant une totale indépendance. 

Le chemin sera long, à coup sûr, mais il est plus encore nécessaire, vital. Vous êtes nombreux encore à pouvoir témoigner des événements, et c'est une chance pour les Calédoniens qui ne doivent pas laisser le soin d'écrire leur histoire par d'autres mains. Je crois que ce n'est qu'après ce temps de parole, après un long travail de vérité, que la réconciliation s'imposera aux esprits et qu'alors émergera naturellement le geste mémoriel qui permettra à l'Etat et aux Calédoniens de se tendre la main, de tourner la page des événements et d'en écrire une autre, ensemble. 

Chère Marie-Claude, vous ressemblez au fond à ce caillou de Nouméa, sédimentant en elle toutes les histoires du pays, solide ; inentamable, comme lui ; ouvert sur le monde, comme lui ; debout, dans la tempête, avec l'alliage d'une douceur profonde et d'une force qui l'est tout autant. Plus qu'un caillou, un roc. Et sur ce roc, vous avez contribué à bâtir de grandes choses, l'avenir de la Nouvelle-Calédonie. Parce que cet avenir importe tellement à la République française, j'ai l'honneur, en son nom, de vous remettre les insignes de commandeur de la Légion d'honneur. 

Madame Marie-Claude TJIBAOU, au nom de la République française, nous vous faisons Commandeur de la Légion d'honneur. 

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