Il restera à jamais le « Magnifique ». Avec Jean-Paul Belmondo s’éteint un trésor national, tout en gaîté solaire et en éclats de rire. Parmi nos grands acteurs, il était celui qui remportait haut la main la palme du public.
Enfant déjà, Jean-Paul Belmondo adorait jouer la comédie et passait ses vacances à monter des adaptations pour salon des Trois Mousquetaires ou des Malheurs de Sophie. Il dut néanmoins faire preuve de ténacité face aux couperets que des professeurs faisaient tomber sur sa vocation : « Nul ! » lui avait dit l’un, « Pas fait pour ce métier ! », avait renchéri un autre. Il fut pourtant reçu au Conservatoire, mais là encore, Pierre Dux, son maître, lui prédit qu’avec sa tête, « [il] ne [pourrait] jamais tenir une femme dans [ses] bras car cela ne serait pas crédible ». On sait ce qu’il en fut !
À défaut d’être le favori des enseignants, il était la mascotte des élèves, et l’un des plus turbulents lurons de la fameuse « bande du Conservatoire » qu’il formait avec Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Claude Brasseur, Bruno Cremer ou Claude Rich. En coulisses comme sur la scène, il aimait amuser la galerie et faire les 400 coups. À l’examen de sortie, quand les pontes de l’art dramatique lui infligèrent un simple accessit, ses camarades protestèrent en le portant en triomphe, sous les acclamations des spectateurs. Dans l’échauffement de cette scène, il adressa un bras d’honneur à ce jury qui venait tout juste de lui fermer les portes de son rêve, celles de la Comédie Française. Pour la peine, il allait bientôt s’exiler sur les écrans et y faire souffler une bourrasque de modernité.
Le cinéma, pourtant, il n’y pensa pas tout de suite. Tout au long des années 50, c’est au théâtre qu’il chercha à se faire une place en jouant Molière et Racine, Courteline et Feydeau, Musset ou Claudel. Presque par hasard, il fit ses premières apparitions sur le grand écran, chez Marc Allégret et Marcel Carné. Claude Chabrol lui offrit son premier grand rôle dans À double tour, mais c’est Jean-Luc Godard qui, avec À bout de souffle, révéla au monde ce visage d'une beauté nouvelle, ce corps capable de tous les exploits, de gestes et d’élans inédits. D’une pierre deux coups, le film fit naître une icône et renaître le cinéma français. Dans ce film-étendard de la Nouvelle Vague, Belmondo crevait l’écran de naturel, de spontanéité cabotine, d’énergie insolite et insolente : il apostrophait les spectateurs, les regardait droit dans les yeux à travers la caméra, n’hésitant pas même à les injurier. Avec son profil de boxeur et ses mauvaises manières qui cachaient mal un romantisme brûlant, avec cette désinvolture qui allait jusqu’à la provocation, il incarnait une nouvelle jeunesse, décravatée, assoiffée de liberté. Filmé par Godard, il périmait en un seul film toutes les conventions de jeu et tous les codes du bon goût cinématographique qui commençaient alors à faire somnoler le cinéma tricolore.
Dès lors, il enchaina les rôles et les succès. Et ce n’est qu’à grands bonds que l’on peut retracer une carrière riche de tant de sommets. Ivrogne magnifique dans Un Singe en hiver d’Henri Verneuil, il nous offrit des scènes de beuveries existentielles, pleines d’argot et de poésie, de philosophie et d’amitié. Il dansait le flamenco sur un bar, improvisait une corrida de voitures au milieu d’un carrefour, tandis que Gabin remontait le Yang-tsé-Kiang à la force de son verbe et de ses rêves, et lui lançait cette réplique qui était un adoubement : « Embrasse-moi, mec. T’es mes 20 ans ». À l’évidence, Gabin, le monstre sacré, s’adressait à sa personne autant qu’à son personnage.
Mais son royaume restait la comédie, l’action et l’aventure. Il y régnait en maître par son panache et sa fougue, ses pirouettes et ses farces. Par cet immense plaisir du jeu grâce auquel il irradiait l’écran et brûlait les planches. Par ce sourire qui lui fendait le visage et nous ouvrait le cœur. Attaché à réaliser lui-même toutes ses cascades, il était cette tornade qui saute d’un immeuble à l’autre, grimpe à l’échelle des hélicoptères, se bat contre plus fort que lui, court sur le toit d’un métro en marche. Il brilla dans l’univers de Philippe de Broca, de L’homme de Rio au Magnifique. L’enfant terrible était devenu la tête brûlée du septième art, pour le plus grand bonheur des millions de Français qui aimaient retrouver de film en film ce héros à la fois drôle et intrépide, escroc de charme et redresseur de torts.
S’il aimait ces rôles taillés sur mesure, il ne recula jamais devant les personnages de composition. Lui, le bon vivant, campa un idéaliste désespéré dans Pierrot le fou de Jean-Luc Godard. Lui, le séducteur invétéré, incarna un amoureux malheureux dans La Sirène du Mississipi.
« Flic ou voyou », ami ou amant, tous les costumes lui seyaient. Il portait aussi bien les chemises à jabot d’un Don Juan et les pantalons chamarrés d’un Scapin, la soutane du prêtre et le blouson de cuir, le képi du légionnaire et le Borsalino du caïd. En enfilant tous ces habits, en endossant toutes ces vies, Jean-Paul Belmondo a fait le tour de l’homme en 80 films.
Durant des décennies, les Français ont admiré ses cascades, mais la plus belle d’entre elles était ce grand écart perpétuel entre des registres si différents, l’avant-garde et le divertissement, la Nouvelle Vague et le film populaire, entre Belmondo et Bébel, le héros sublime et la figure familière, l’infatigable casse-cou qui risquait sa vie dans les bagarres et les courses poursuites et le magicien des mots rompu à la langue de Marguerite Duras comme à celle Michel Audiard.
À la fin des années 1980, après 26 ans de relâche, il avait repris le chemin des planches, son premier amour. Il incarna Kean, ce rôle qui est un rêve de comédien, puis Cyrano de Bergerac, ce personnage qui est un rêve de poète, avant de jouer du Feydeau et du Eric-Emmanuel Schmitt.
Il semblait inarrêtable. Mais l’on sait depuis Achille que même les héros sont vulnérables. En 2001, il fut foudroyé par un accident vasculaire cérébral. Lui qui avait le verbe si haut et le corps si leste se retrouva muet, paralysé. Le médecin lui annonça qu’il ne reparlerait jamais. Il fit mentir ce pronostic par une volonté obstinée : deux ans plus tard, il retrouvait la parole. À croire que, même dans la réalité, il était doté de pouvoirs surhumains.
De ce si beau nom qu’il avait reçu à la naissance, Jean-Paul Belmondo avait fait plus qu’un nom de scène : un condensé de panache et de verve, l’expression d’une époque éprise de liberté, de joie et de révolte. Par sa largesse d’esprit et de cœur, il avait embrassé tout le cinéma français, pointu et populaire, classique et iconoclaste. En lui, nous nous retrouvions tous.
Le Président de la République et son épouse s’inclinent devant celui dont le visage était un morceau de notre patrimoine, l’énergie un hymne à la vie, et le talent un plaidoyer pour le septième art. Ils adressent leurs condoléances attristées à sa famille et à ses proches, ainsi qu'à tous les Français qu’il a fait rire et qu’il a émus durant plus de 60 ans.