Les beaux yeux d’Anna Karina se sont clos à jamais. Pendant un demi-siècle sur les écrans de cinéma, son regard, profond comme le ciel, bleu ou gris lui aussi, a été traversé de soleils et d’orages, illuminé par la joie ou obscurci par la mélancolie.

Quittant son Danemark natal à 17 ans pour fuir les blessures de sa jeunesse, Hanne Karin Bayer avait mis le cap sur Paris avec très peu d’argent en poche mais plein de rêves en tête. Vite repérée pour sa beauté, elle fit ses premiers pas dans le mannequinat mais elle ne rêvait déjà que de cinéma. De photographies en publicités, elle impose son visage mais doit encore se faire un nom quand elle croise la route de Coco Chanel qui la rebaptise en lui inventant ce pseudonyme qui convoque Tolstoï et lui donne des airs d’impératrice russe. Mais c’est bien sur le cinéma français que la sublime jeune femme va régner, tressant au fil de ses premiers films sa couronne de souveraine incontestée de la Nouvelle Vague.

Jean-Luc Godard, qui l’avait remarquée dans une publicité, la fit tourner dans son second long-métrage, Le Petit soldat, une philippique en 24 images de vérité par seconde contre la guerre d’Algérie que le pouvoir gaulliste allait censurer. Qu’importe ! Godard devient dès lors le Pygmalion d’Anna Karina et bientôt aussi son époux. Leur compagnonnage artistique et amoureux donne naissance à 7 autres films, 7 merveilles du cinéma, presque tous devenus cultes, dans lesquels Godard filme amoureusement cette femme dont chaque regard est un sortilège, dont chaque parole est un soulèvement de l’âme, une mutinerie de l’esprit, et dont chaque geste esquisse le mystère de sa mélancolie.

Beaucoup de Français la découvrent en boudeuse têtue et magnifique dans Une femme est une femme. Elle y fait chanter, au sens propre comme au figuré, un Jean-Claude Brialy qui va bientôt céder devant ses moues irrésistibles.

On la retrouve l’âme écorchée dans Vivre sa vie, une vie qui trahit tous ses rêves et brise tous ses élans, ou encore en ingénue libertaire dans Pierrot le fou. Aventurière, intrépide, en rupture de ban, elle s’élance avec son amant, complice magnifique joué par Belmondo, dans une errance fiévreuse qui a tout d’une quête existentielle. 

Si son visage, sa voix, sa façon d’être resteront à jamais associés à l’œuvre de Godard, Anna Karina n’a pas été l’actrice d’un seul cinéaste. Elle a aussi joué pour Jacques Rivette, notamment dans son adaptation de La Religieuse de Diderot. Parce que ce film fut censuré, parce qu’il suscita des controverses tonitruantes, on oublie parfois que cet objet de scandale était avant tout un chef-d’œuvre, un hymne sublime et tragique à la liberté, et qu’Anna Karina y livrait l’une des performances les plus habitées de sa carrière. Dans les années 1960, on croise également l’actrice dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, Le Joli mai de Chris Marker, La Ronde de Roger Vadim. Si Jean-Pierre Léaud est le visage masculin de la Nouvelle Vague, Anna Karina est incontestablement sa grande figure féminine, mieux : sa grande prêtresse.

Ce ne sont pas seulement les jeunes trublions du cinéma français qui furent envoûtés : le monde entier fut séduit par sa beauté, aussi insolente que son appétit de liberté. C’est ainsi qu’elle tourna avec quelques-uns des plus grands cinéastes de la planète, Luchino Visconti, Volker Schlöndorff, George Cukor, Rainer Werner Fassbinder ou encore Raoul Ruiz.

Femme-orchestre, Anna Karina jouait la comédie, à l’écran comme sur les planches, mais elle chantait aussi, en particulier avec Serge Gainsbourg qui signa l’un de ses plus grands tubes, Sous le soleil exactement. Elle était aussi passée derrière la caméra, réalisant son premier film dès 1973, Vivre ensemble. Elle écrivait également, couchant sur le papier des émotions, des sentiments que l’actrice ou la chanteuse pouvait difficilement ciseler avec autant de précision. La muse si prodigue de Godard fut aussi une créatrice singulière.

Les Français se souviendront longtemps de ce visage qui irradiait les écrans et enflammait les cœurs, et de cette voix qui nous faisait entendre la musique de son âme, avec ses rythmes et ses rengaines, son vibrato et ses fêlures.

Le Président de la République salue le parcours de liberté de cette légende du cinéma français et adresse ses condoléances à ses proches comme à tous ceux dont elle a un jour fait battre le cœur un peu plus vite, un peu plus fort.

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