17 octobre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du 45ème anniversaire de la libération des camps nazis, Paris le 17 octobre 1990.

Mesdames et messieurs,
- En vous voyant rassemblés ici, dans cette salle, je me demande, et sans doute ne suis-je pas le seul à me poser cette question, comment il se fait qu'il ait été nécessaire d'attendre quarante-cinq ans après la libération des camps pour qu'un chef d'Etat puisse organiser une réunion comme celle-ci.
- Il a fallu probablement que bien des choses se passent dans le monde, que bien des choses se passent dans les esprits, avant qu'on suive l'exemple que vous avez vous-mêmes donné depuis longtemps en vous rassemblant dans des comités internationaux des camps de concentration, sans distinction de nationalité, en dehors de toute discrimination de croyance ou de race, de quelque nature que ce soit.
- Vous êtes venus de toute l'Europe, en tout cas d'une vingtaine de pays, je crois, que je ne puis tous citer, je risquerais de commettre des erreurs, ceux qui se sont combattus en tout cas : Allemands, Français, Britanniques, Soviétiques, et puis Autrichiens, Belges, Bulgares, Danois, Espagnols, Grecs, j'en passe. Sur ma liste, il y en a beaucoup d'autres, c'est uniquement par sens de l'économie que je n'ai pas continué : Hongrois, Italiens, Luxembourgeois, Néerlandais, Norvégiens, Polonais, Roumains, Yougoslaves, je peux continuer !
- Mais mesdames et messieurs, c'est vous qui êtes là, c'est dire à quel point vous avez réussi à réunir de tous les horizons de l'Europe des personnalités représentatives et particulièrement par leur passé, et par leur expérience qui ne relève pas du hasard, passé, expérience tragique, qu'ils ont vécus en raison de leurs convictions.
- Il n'est pas si commun de voir des hommes, des femmes disposer de leur vie, pour une fois. L'amour de leur pays, l'amour de la liberté, l'amour de quelques principes touchant aux droits de l'homme, que sais-je ! Croire à ce qu'on fait, vous l'avez durement éprouvé dans votre chair, dans vos affections, dans votre vie privée, dans votre vie publique. Vous savez de quoi vous parlez.
- Aussi c'est très sincèrement que je vous remercie d'avoir répondu à mon invitation, et d'avoir saisi l'occasion qui vous était offerte de vous retrouver, les uns les autres, dans ce Palais, à la Présidence de la République française pour y commémorer ensemble le quarante-cinquième anniversaire de votre libération et de la nôtre.\
Vous le comprendrez, notre pensée ne peut manquer d'aller d'abord vers tous ceux, ils sont innombrables, qui sont entrés dans les camps de déportation et qui n'en sont jamais revenus. Au moins qu'ils vivent dans nos mémoires. Ils ont droit à notre compassion pour ce qu'ils ont souffert, mais aussi à notre reconnaissance pour ce qu'ils ont donné. Pensons également à ceux, qui, survivants, survivants des camps de la mort, ont disparu au fil des ans, plus tôt que d'autres en raison des épreuves subies. Puis aussi je pense à ces démocrates, à ces amoureux des principes, quels que soient leur choix préférentiel, d'abord ce furent des socialistes et des communistes allemands, les premiers à connaître l'atrocité des camps, puis à ceux qui les ont suivis et qui ont représenté un éventail beaucoup plus large de l'engagement public et personnel.
- Et vous les représentez, mesdames et messieurs, c'est vous qui les représentez le mieux. Comme vous représentez les femmes, les hommes, vos camarades qui vous ont mandatés pour veiller dans vos comités internationaux, dans vos associations, dans vos groupements, à ce que l'on n'oublie jamais, jamais, le martyre qui fut le vôtre.
- Chacun de vous a son histoire, une histoire singulière, digne d'être transmise aux générations à venir et je n'aurai garde, croyez-le bien, de vous réduire les uns ou les autres à une catégorie, à une de ces catégories que symbolisaient les triangles de couleur, ou les étoiles, les cibles dont vous marquaient vos bourreaux. Mais vous avez en commun d'être des témoins, et des témoins irremplaçables, ensuite ce ne seront plus que des témoignages, ceux que vous laisserez, afin que les générations futures sachent de quoi il s'agit.\
Après toutes ces années, votre récompense, et la nôtre, est d'assister à la naissance d'une Europe différente, une vraie Europe nouvelle. Employons des termes convenus, usés, cent fois employés, détournés de leur sens, mais là, on sent bien qu'il s'agit d'une construction volontaire et grandiose pour le respect de ce qui nous est commun et non pas pour la domination de l'un sur l'autre.
- Cette Europe réconciliée avec elle-même, je l'attends comme vous. Après tout, je ne crois pas, aussi loin qu'on remonte dans le passé, que l'Europe ait jamais connu des perspectives de paix et d'union comme celles qui s'ouvrent devant elle aujourd'hui.
- Si certains d'entre nous se sont engagés dans la construction de l'Europe, d'une partie de l'Europe faute de pouvoir faire davantage au lendemain de la guerre, c'est bien à cause des drames que nous avons connus, à cause de votre drame. Et puisque maintenant il est possible, sans abandonner le travail entrepris, sans abandonner en chemin les constructions déjà réalisées ou en voie de l'être, puisqu'il est possible de faire plus, soyez-en mesdames et messieurs, les bons ouvriers.
- On peut le dire, avec précaution, tant sont fragiles les espérances humaines, le temps de l'espoir est en train de prendre la place du temps de la haine. Enfin il reste beaucoup à faire pour ne pas se laisser se développer toutes les formes d'exclusion que le génie de l'homme est capable, à mesure que le temps passe, d'inventer : moins spectaculaires que celles que vous avez connues mais insidieuses, rampantes et redoutables. Rappelez-vous le temps où il suffisait, pour se donner bonne conscience, d'ignorer ce qui se passait là où vous étiez, d'ignorer ce qui se passait derrière les barbelés, au point que l'on pouvait vivre aisément à quelques centaines de mètres de là où l'on vivait la pire souffrance.
- Eh bien, mesdames et messieurs, je conclus en vous disant : s'il est un mot d'ordre, c'est bien de garder les yeux grand ouverts, c'est à cela que sert la vie et que se ramène l'essentiel de votre action, de votre témoignage. Vous avez été il y a un demi-siècle de ceux dont le souvenir devait disparaître à jamais dans la nuit et le brouillard, vous étiez là pour cela, disparus, effacés de toutes les mémoires, effacés du fil de l'Histoire, réduits à rien, y compris pour le coeur des êtres les plus chers. Puisque vous avez vécu ce que vous avez vu, cela fait corps désormais avec notre histoire la plus profonde. Je tenais à vous le dire, mesdames et messieurs, pour quelques instants, comme cela, quelques quarts d'heures arrachés à la vie qui nous occupe, chacun d'entre nous, là où nous sommes, je tenais à vous rencontrer, à vous le dire, et au nom de la République française je vous remercie.\