12 mars 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Troisième entretien entre M. François Mitterrand, Président de la République, et Mme Marguerite Duras, écrivain, publié dans "L'Autre Journal" le mercredi 12 mars 1986 et intitulé "Le ciel et la terre".

MARGUERITE DURAS.- Il y a un petit scandale en ce moment à Paris : c'est le service d'enlèvement d'autos, les fourrières. Ce sont des entreprises privées qui ont pour fonction d'enlever les voitures qui gênent. Ils se conduisent comme des malfaiteurs. Ils sont payés à la pièce. Ils enlèvent des autos qui ne gênent personne, c'est l'arbitraire complet. On dirait que c'est fait exprès pour rendre les gens fous.
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas comment fonctionnement ces entreprises. Cela m'est arrivé une fois. Je suis d'un naturel un peu distrait... Un jour, je vais à l'Assemblée nationale au volant de ma voiture - il y a souvent trop de voitures au Palais Bourbon, alors on se gare à côté - et, quand je repars, j'oublie que j'étais venu en voiture. Je prends l'autobus. Le lendemain, je me dis "où est donc ma voiture ?" et je me souviens que je l'avais prise la veille pour aller à l'Assemblée. Je vais la chercher à l'endroit où je l'avais posée, rue de Bellechasse. J'arrive et je vois un petit attroupement. Je m'approche : des voitures-fourrière enlevaient les voitures. Je regarde par curiosité mais de façon désintéressée et, tout à coup, je me rends compte que la mienne est là, dans la fourrière. Je bondis vers le chauffeur et lui dis "mais c'est la mienne ", il me répond "c'est trop tard, il faut aller porte de Versailles" et il ajoute "ah, mais c'est vous, monsieur Mitterrand ?" - "oui, c'est moi" - "vous savez, je suis du Morvan... venez, on va arranger ça". Alors je prends un taxi direction porte de Versailles. Mais ma voiture était déjà enregistrée. Nouvelle difficulté en vue ! Quand le préposé à la libération des autos me voit il me dit bonjour et ajoute "moi, je suis d'à côté de Château-Chinon..." Un deuxième Morvandiau (rires). Bref, je m'en suis plutôt bien tiré.
- MARGUERITE DURAS.- Tout le monde n'est pas du Morvan. Evidemment, c'est moins grave que les expropriations. Je parle des indemnités d'expropriation.
- LE PRESIDENT. On paie mal, vous voulez dire ?
- MARGUERITE DURAS.- On paie scandaleusement mal. On ne paie jamais de façon telle que les gens puissent avoir - même de loin - l'équivalent de ce qu'on leur enlève. On croirait à une injustice moyenâgeuse.
- LE PRESIDENT.- Nos lois veulent que ce soit la justice qui en décide.\
MARGUERITE DURAS.- Vous avez lu le livre de Serge July `Les années Mitterrand"` ?
- LE PRESIDENT.- Oui. C'est un livre bien fait, d'un rythme rapide, intelligent. Quelquefois July se fie plus à ses intuitions, ou à son envie d'avoir raison, qu'à la réalité et, comme il est brillant et vif, il bâtit des systèmes. Mais c'est pénétrant et les critiques ne m'ont pas paru malveillantes.
- MARGUERITE DURAS.- C'est passionné.
- LE PRESIDENT.- Oui, passionné. Le contraire de la platitude. J'aime cette forme de talent. Certes, je ne m'y reconnais pas toujours. Il y a, par exemple, ce fameux voyage à Ifrane, où je suis allé passer trois jours de vacances, si rares depuis mon élection. Eh bien, quelle histoire ! Serge July n'est pas le seul à avoir imaginé des choses extraordinaires. Je n'ai eu aucune conversation politique à Ifrane. J'étais avec de bons copains, on a visité Fez, on s'est promenés, on a pris du soleil. Et c'est devenu un problème. Sans doute à cause de la coïncidence de ce voyage avec l'accord passé entre le roi Hassan II et le colonel Kadhafi, avec lequel, bien entendu, je n'avais rien a voir.
- MARGUERITE DURAS.- Les dates qu'il donne, mars 1983 ?
- LE PRESIDENT.- Vous voulez parler de la dévaluation, des choix économiques, financiers, monétaires ? Oui, c'est une date importante. Mais ce qu'on a appelé la rigueur avait commencé l'année d'avant avec le blocage des prix et des salaires. On m'a reproché d'avoir hésité en mars. En fait, j'ai consulté pendant cinq jours les gens les plus compétents de France. Et je crois avoir eu raison si l'on en juge par les utiles résultats de la politique décidée à cette époque.\
`Suite à propos du livre de Serge July "Les années Mitterrand"`
- MARGUERITE DURAS.- Le congrès de Bourg-en-Bresse, en octobre, le sort du PC se serait décidé là.
- LE PRESIDENT.- Non.
- MARGUERITE DURAS.- Ce serait un erreur...
- LE PRESIDENT.- Le PC s'est senti gêné aux entournures et a décidé qu'il ne s'associerait pas plus longtemps à la politique dite de rigueur. Il a saisi l'occasion du changement de gouvernement - qui n'était pas un changement de politique - pour s'en aller. Ses dirigeants ont posé des conditions à Fabius. Fabius m'a téléphoné : "qu'est-ce que vous en pensez ?", je lui ai dit : "vous savez, quand on forme un gouvernement, il ne faut pas accepter de conditions". C'était tout à fait son sentiment. Mais je ne souhaitais pas ce départ. Simplement, dès lors que le maintien était conditionné par de nouvelles exigences, le non s'imposait.
- MARGUERITE DURAS.- Vous ne parlez que très rarement du PC.
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que vous voulez que j'en dise ? Quatre des siens ont siégé au gouvernement pendant trois ans. Ils ont bien fait leur travail. Ils se sont associés aux principales mesures de redressement. Dommage qu'ils n'aient pu aller au bout de leur action. Le PC s'est privé par là d'un bénéfice réel. Je ne parle pas seulement d'un bénéfice politique mais du bénéfice pour le pays : les résultats commencent à être engrangés, maintenant.
- MARGUERITE DURAS.- Ils se débattent contre quoi ? Cette délation constante posée en principe comme une morale du comportement, ça devient une image répétitive, une farce sinistre.
- LE PRESIDENT.- C'est plutôt une routine. Il y a pourtant parmi eux des esprits originaux.
- MARGUERITE DURAS.- Vous ne croyez pas que l'invasion de l'Afghanistan c'est maintenant un -état de fait ? On n'en parle plus dans le principe, des reporters y vont, on filme là comme ailleurs. L'invasion est comme légitimée.
- LE PRESIDENT.- Je pense que pour l'Union soviétique cette invasion est une faute et qu'elle le sait. L'immobilisation de puissantes armées, de lourdes pertes... une grave contradiction à l'égard du tiers monde et du monde islamique. D'autant plus qu'elle exerçait depuis longtemps sa tutelle sur l'Afghanistan, ce qui ne provoquait guère de bulles ! Je suis convaincu que les Soviétiques souhaiteraient négocier. Que si on prend cette affaire intelligemment, cela serait possible. Mais que si l'on continue de dire aux Soviétiques "retirez d'abord vos armées, après on discutera", ça n'aboutira pas. Il faut programmer l'évacuation, le retour des réfugiés, les garanties sur la future neutralité, sur des élections libres. Le secrétaire général de l'ONU, M. Perez de Cuellar peut le faire.
- MARGUERITE DURAS.- Et surtout, le plus difficile, le retrait des troupes.
- LE PRESIDENT.- Naturellement.
- MARGUERITE DURAS.- On peut encore en dire sur le PC ?
- LE PRSIDENT.- Bien sûr. Mais je suis pas obsédé par le PC.
- MARGUERITE DURAS.- Moi, si. Vous ne les connaissez pas. Il n'y a que les gens qui les ont fréquentés de très près qui les connaissent de façon définitive, comme moi. Ils sont les mêmes qu'en 1945. C'en est hallucinant. Ce qu'il y a de nouveau, c'est que maintenant, ils le savent que c'est fini. Je m'arrête d'en parler, n'ayez pas peur.
- LE PRESIDENT.- Mais si, je les ai fréquentés et je ne le regrette pas ! Et je ne crains pas d'en parler ! Je crois simplement qu'il ne faut pas faire de fixation et que si le problème du PC en France est un problème important, tout ne tourne pas autour de lui.\
MARGUERITE DURAS.- Vous venez de lancer le Richelieu. C'est fantastique. J'ai appris que ça mettait neuf ans à se faire un sous-marin.
- LE PRESIDENT.- A peu près. Mais le Richelieu, c'est un porte-avions, ce n'est pas un sous-marin.
- MARGUERITE DURAS.- Excusez-moi.
- LE PRESIDENT.- Votre confusion vient sans doute de ce que j'ai aussi donné l'ordre de construire un sous-marin nucléaire, septième. Il sera achevé en 1994. Quant au porte-avions nucléaire, le premier, il représentera un élément déterminant de notre force. Il sera comme un aéroport mobile : partout où il ira, nos avions auront une base à partir de laquelle ils pourront aller et venir sur la plupart des points du globe.
- MARGUERITE DURAS.- Vous vous arrêterez là ?
- LE PRESIDENT.- La modernisation en ce domaine comme dans les autres ne s'arrête jamais là. Nous avons une force nucléaire très inférieure en nombre, donc en puissance, à celles des Russes et des Américains, 150 charges nucléaires environ, alors que les Américains et les Russes en ont chacun 10000. Mais notre capacité est suffisante pour ôter à quiconque l'envie de s'en prendre à nous. Notre force repose essentiellement sur des sous-marins qui ne sont pas repérables. En temps de paix on prend les mêmes précautions qu'il en faudrait en temps de guerre. Ils voyagent deux mois à deux mois et demi sans réapparaître à la surface.
- MARGUERITE DURAS.- Ils passent sous les pôles, ces sous-marins, très profond dans les chenaux entre les glaces. Je dis ça pour les enfants.
- LE PRESIDENT.- Ils passent là où il n'y a pas de glaces. Là où il y en a, ils peuvent plonger à plus de 200 mètres de profondeur. Leur tir peut atteindre 4500 km, avec une bonne précision. Le risque est celui de la détection. Dans l'eau le moindre bruit est facilement perceptible. Avoir des sous-marins de plus en plus silencieux, tel est notre problème scientifique.
- MARGUERITE DURAS.- En eau profonde, certains espèces de gros poissons sélaciens détectent la présence d'un hameçon de gros calibre à 10 km, tellement le fond de la mer est calme.
- LE PRESIDENT.- Le fond de mer n'est jamais calme. Les sous-mariniers me disent qu'on ne s'y entend pas. Un passage de crevettes provoquent le vacarme d'une tempête sur terre. D'où la difficulté pour ceux qui épient de discerner, de démêler l'origine des bruits. Cette confusion est un atout pour les sous-marins et on peut penser que pour les vingt ans qui viennent ils continueront d'échapper aux instruments de détection. Mais vingt ans c'est court. On travaille déjà pour après. Du haut du ciel, avec les satellites, on peut tout voir par temps clair. Tout sauf les sous-marins. J'ajoute que ceux-ci, disposant d'armes à grande portée, ne sont plus obligés d'approcher des côtes ou de pratiquer les mers qui communiquent avec les océans par des passes étroites, par exemple la Baltique.
- MARGUERITE DURAS.- Ils sont à combien de profondeur ?
- LE PRESIDENT.- Plus de 200 mètres, vous ai-je dit.
- MARGUERITE DURAS.- C'est la préoccupation majeure.
- LE PRESIDENT.- En effet. Mais c'est pour ne pas faire la guerre que nous avons ces sous-marins ! Non pour la faire. Cela s'appelle la stratégie de dissuasion. On ne nous attaquera pas si nous sommes forts et chacun sait que nous n'avons d'intention agressive à l'égard de personne. Je précise à cet égard que je n'ai aucun goût pour cette compétition atomique. La France est prête à y renoncer si les circonstances s'y prêtent. Et ces circonstances se ramènent à une seule : que les autres, les plus puissants, y renoncent eux-mêmes.\
MARGUERITE DURAS.- Je voudrais bien entendre votre point de vue à vous dans votre refus de participer à l'-entrerise Reagan de la "guerre des étoiles".
- LE PRESIDENT.- Mon refus est de plusieurs ordres. D'abord, au moment où l'on discute du désarmement, il est pour le moins paradoxal de se lancer dans la fabrication d'armements plus sophistiqués que jamais. L'ordre du jour de la conférence de Genève qui réunit les Russes et les Américains comporte l'examen de la "guerre des étoiles". Pourquoi ne pas d'abord essayer les chemins de la paix ?
- Ensuite la réalisation technique devra dominer d'extraordinaires difficultés : lancer autour de la planète un chapelet de satellites d'où l'on pourra tout observer n'est pas une mince affaire. Pour détruire les missiles adverses il faut pouvoir les arrêter dans les trois premières minutes de leur envol. Si 5 % de ces missiles traversent le couvercle et parviennent au but, la moitié de la population des Etats-Unis peut disparaître. Se protéger à 100 % paraît irréalisable. En vérité, pour l'instant, l'ambition des Américains n'est pas tellement de couvrir, de protéger toute la planète, mais leurs silos, c'est-à-dire les endroits, les emplacements où sont leurs propres armements. Et que devient l'Europe là-dedans ? On dit que ce sera la fin de la guerre nucléaire, mais pour l'instant les Russes et les Américains surarment dans ce domaine.
- Je ne peux pas traiter tous les aspects de cette question ici. Je comprends aussi les Américains. Ils pensent sincèrement que les Russes ont une avance importante dans la prévention antisatellite. Nombreux sont leurs savants qui approuvent l'IDS et la jugent donc possible. Et moi, je crois comme eux que ce que conçoit l'homme, il le réalise. Bref, ce débat ne fait que commencer.
- MARGUERITE DURAS.- Il y a eu un doute là-dessus, sur cette fatalité qui veut que ce qui est conçu soit réalisé : après la guerre, parmi les savants allemands, il y a eu un doute. Ce doute a été oublié et maintenant de nouveau il a cours.
- LE PRESIDENT.- Oppenheimer n'a pas douté mais il a déclaré forfait. Je crois, je le répète, que ce que l'homme conçoit, il le fait. Après des détours parfois, parfois des arrêts, mais il le fait. Je l'ai écrit récemment : l'espace, un jour, sera un boulevard.
- MARGUERITE DURAS.- Et après.
- LE PRESIDENT.- Dépasser le nucléaire, c'est un acte de foi scientifique.
- MARGUERITE DURAS.- Ce n'est pas une découverte scientifique.
- LE PRESIDENT.- Quand même, ce sera aussi une réalisation scientifique extraordinaire.
- MARGUERITE DURAS.- Qui ne sera plus nucléaire.
- LE PRESIDENT.- Sans doute. Mais dans un futur encore imprévisible. Et moi, Président de la République, je dois pourvoir à l'immédiat, au court et au moyen terme, veiller à la sécurité des gens qui vivent aujourd'hui. Cela n'empêche pas de regarder au-delà et je m'efforce de concilier ces deux façons de voir.
- MARGUERITE DURAS.- Vous expliquez très bien. Oui, maintenant, je vois bien. Tout le monde, les enfants compris, voient bien.
- LE PRESIDENT.- Cette proposition de l'Amérique pour un pays comme la France, pour les pays européens, n'est pas très intéressante parce que nous, pour atteindre l'est ou l'ouest de l'Europe nous ne sommes pas obligés de passer par l'extra-atmosphère, de recourir à la balistique. On peut passer à ras du sol, rester dans l'atmosphère. Et en restant dans l'atmosphère, on obéit à des conditions de rapidité et de visibilité qui échappent aux satellites dans l'-état actuel de nos connaissances. Entre New York et Moscou, passer par-dessus l'atmosphère c'est presque plus court. Mais entre l'Allemagne de l'Est et l'Allemagne de l'Ouest, entre Prague et Strasbourg, le chemin direct passe par en bas. Ainsi notre mode de défense à nous, en Europe, n'est pas adapté, présentement en tout cas, à la stratégie de défense IDS.\
`Suite sur l'IDS`
- En plus de toutes les raisons qui font que je suis sur la réserve, il y a celle-ci : je représente la France. A la France on propose de donner un coup de main à l'IDS. Mais en échange de quoi ? Quel avantage en tirerait-on ? On n'aura part ni à la décision industrielle, ni à la décision militaire. Si l'on perd l'autonomie de décision, on peut se trouver embarqué dans une guerre qu'on n'aurait pas voulue, pour des intérêts qui ne seraient pas les nôtres. L'Alliance atlantique à laquelle je suis fidèle n'exige pas cela.
- MARGUERITE DURAS.- Vous croyez qu'un jour un calme profond règnera.
- LE PRESIDENT.- Depuis que l'homme existe, il y a toujours eu compétition - la comparaison est banale mais juste - entre l'épée et le bouclier. L'IDS a l'ambition d'être un bouclier qu'on ne pourra pas traverser. Alors, l'effort des savants sera de trouver le moyen de le percer, c'est-à-dire d'améliorer l'épée. Et ils le trouveront. Depuis l'origine du monde, on voit des hommes se battre pour exercer un pouvoir. Comment ils se battent ? D'abord à mains nues. Puis, ils apprennent à s'éloigner l'un de l'autre, à s'atteindre autrement que par le contact direct : des pierres, le bâton, la flèche ... Et on s'éloigne de plus en plus. Ensuite, c'est l'artillerie, avec les frères Bureau et la nouvelle armée française du temps de Charles VII, Orban et le siège de Constantinople... Des boulets d'abord, puis les explosifs...
- MARGUERITE DURAS.- Mais il y avait encore des corps à corps en 1914.
- LE PRESIDENT.- Pour finir le combat, il fallait occuper le terrain - donc le corps à corps. Toutes les recherches tendent à la plus grande précision, frapper juste où l'on veut frapper, à la plus grande distance possible. Un laser ferait sauter cette petite table entre nous deux, mais ne nous toucherait pas. Voilà le pas décisif franchi par les moyens nouveaux. Je n'appellerai pas cela un progrès. Ni le contraire non plus. Le seul progrès serait la paix.\
MARGUERITE DURAS.- Je pense que la guerre, au stade de cette menace d'anéantissement constante, c'est un facteur d'agrandissement de la planète. Elle est trop petite, déjà, la planète.
- LE PRESIDENT.- Elle a drôlement rétréci. C'est pourquoi on va déjà chercher ailleurs.
- MARGUERITE DURAS.- Mais ce facteur-là ne fait que procurer à l'homme des surfaces nouvelles - invivable pour l'homme - mais à partir desquelles il pourra protéger la terre, son habitat, sa surface d'origine relativement vivable. Avant tout, ce facteur-là ne sert à rien à l'homme. L'homme y va voir pour rien de ce qu'il se raconte, la connaissance, la guerre. Ce rien est à double sens : l'homme y va pour rien et l'homme y va pour chercher cette pure jouissance, ce rien.
- LE PRESIDENT.- Vous savez qu'il y a encore des terres inconnues ?
- MARGUERITE DURAS.- Il y a l'Amazone. Et on est en train de la foutre en l'air.
- LE PRESIDENT.- Il y en a quelques autres. Au Gabon, en Côte-d'Ivoire ailleurs encore. Même certains endroits des montagnes Rocheuses, entre le Canada et les Etats-Unis d'Amérique, pas loin des grandes routes, restent à explorer !
- MARGUERITE DURAS.- Là où on a trouvé le dernier air - relativement pur - de la planète (rires). Un litre d'air pur. Au nord du Labrador, dans cette région-là. Et il est dans un musée, je ne sais plus lequel. Je ne comprends pas comment vous pouvez ignorer des choses aussi importantes.
- LE PRESIDENT.- L'air au musée ! Un heureux changement ! Mais votre air a dû s'abîmer.
- MARGUERITE DURAS.- Non impossible. Il est enfermé dans une bouteille scellée. On le regarde. Vous votez où ? A Château-Chinon, toujours ?
- LE PRESIDENT.- Oui. J'irai le 16 mars voter à Château-Chinon.
- MARGUERITE DURAS.- Vous logerez dans cette petite maison que vous m'avez prêtée quand j'ai eu mon enfant ?
- LE PRESIDENT.- Je ne l'habite plus et je ne sais pas qui y vit maintenant. Je la louais à l'époque, quand je vous l'ai passée. Enfin, elle est toujours là. Le vent, là-dedans, fait un bruit ... on dirait que c'est le train qui roule en permanence tout contre les fenêtres.
- MARGUERITE DURAS.- Un bruit terrible, oui. Mais pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Parce que vous avez une coupure brutale du terrain, le flanc abrupt de la colline, qui tombe sur l'Yonne trois cents mètres plus bas £ le vent s'engouffre là-dedans avec une grande violence.
- MARGUERITE DURAS.- Une nuit, une fois, dans cette maison, il y a eu un bruit sourd et continu sous la toiture, un rongement général. On a cherché longtemps ce que c'était. C'était un torrent de fourmis rouges, les grandes, les fourmis des colonies, qui se déplaçaient dans les gouttières de la maison. Tout à coup ça a été l'Amazonie dans la Nièvre. Ca nous a fait peur comme une déclaration de guerre. Ca a duré des heures, la lutte. Le bébé était dans la maison et on avait très peur. Il y en avait des milliards. On a essayé de les noyer avec un tuyau d'arrosage, puis de les brûler avec du pétrole, aucun résultat, elle se déplaçaient plus vite que le feu. Et puis, à un moment donné, une datation importante a dû se produire dans leur histoire, elles sont reparties vers le centre de la terre. Ca aussi c'est pour les enfants.\
MICHEL BUTEL.- Comment peut-on vivre à la fois avec le sens de l'amitié et la cruauté qu'impose le métier de chef d'Etat, la responsabilité de chef d'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Je me suis rarement trouvé pris entre l'amitié et le devoir d'Etat, très rarement. Cela m'est arrivé deux ou trois fois. Dans ces cas-là, il faut expliquer, s'expliquer. Quand j'ai changé de gouvernement, me séparer de Mauroy, ça m'était très désagréable. Il méritait la gratitude pour les services rendus. Et voilà qu'il partait parce qu'il le fallait. Il l'a bien compris comme cela. Quand Charles Hernu a démissionné, j'en étais triste. Là aussi, il fallait. Nous n'en sommes pas moins restés des amis.
- MARGUERITE DURAS.- La démission de Hernu, je ne l'ai pas ressentie comme une nécessité absolue.
- LE PRESIDENT.- Puisque des hauts fonctionnaires étaient frappés, le ministre, leur chef, devait assumer jusqu'au bout. Charles Hernu m'a offert sa démission. Je l'ai acceptée. C'était une façon, pour lui, pour moi, pour le Premier ministre, de servir une certaine conception de l'Etat, la nôtre. Nous en avons souffert. Je sais que cela n'est pas très habituel en France ! Cela dit, mes décisions politiques n'ont en rien affecté mon cercle d'amitiés. Corneille, je ne le rencontre pas tous les matins en me levant !
- MARGUERITE DURAS.- Fabius intrigue pas mal de gens. Il est parfois déroutant.
- LE PRESIDENT.- C'est un homme qui a les qualités qu'il faut pour être chef de gouvernement. Il travaille avec moi depuis au moins dix ans. Je connaissais ses qualités. Il gouverne bien, vous savez.
- MARGUERITE DURAS.- Je sais qu'il gouverne bien. C'est un homme qui est très mystérieux.
- LE PRESIDENT.- Il est secret. On l'a beaucoup dit de moi. J'ai tendance à penser que c'est une qualité.
- MARGUERITE DURAS.- Il y a comme une souffrance en lui, constante, qui émeut.
- LE PRESIDENT.- Il n'a pas été épargné. On l'a violemment, injustement attaqué. On lui faisait payer d'être jeune à un si haut rang, le plus jeune que la République eût connu, et d'avoir tant de dons. Il faut toujours expier quelque chose !
- MARGUERITE DURAS.- Au fond ce qu'on lui a reproché, c'est de ne pas savoir faire l'article comme certains bateleurs de la droite. Il a été très courageux.
- LE PRESIDENT.- Oui, il a bien tenu.
- MARGUERITE DURAS.- Et ça y est, il est reparti là...
- LE PRESIDENT.- Oui. J'en reviens au récit que fait July de l'affaire Greenpeace. "Les lustres tremblaient", écrit-il de mes entretiens avec Fabius à cette époque. Or, il n'y a jamais eu le moindre éclat de voix entre Fabius et moi. Ce n'est pas notre genre. De plus nous partagions les mêmes analyses et recherchions la même vérité. Remarquez que July n'a pas inventé l'anecdote. Ce n'est pas son genre non plus. Comment naissent les rumeurs, en politique ? Allez chercher !
- MARGUERITE DURAS.- Vous savez comment il l'a fait, son livre `Les années Mitterrand` ? Il l'a écrit en cinq semaines.
- LE PRESIDENT.- Il a du mérite.
- MARGUERITE DURAS.- Il tenait un journal personnel des événements politiques. Il est parti de là. Il l'a rédigé en cinq semaines. Fasquelle ne savait pas où il allait £ il venait chercher les feuilles tous les trois ou quatre jours et il les imprimait à mesure. July les corrigeait, il recommençait, etc. Et peut-être qu'il a manqué d'un peu de temps.
- LE PRESIDENT.- Non. C'est un homme convaincu, convaincu de ce qu'il écrit. Au demeurant son livre est bourré d'informations parfaitement relatées.
- MARGUERITE DURAS.- Parmi celles qu'il a bien relatées, vous retenez quoi ?
- LE PRESIDENT.- L'essentiel,. Sauf peut-être, justement, ce qui a trait à nos relations, Laurent Fabius et moi.\
MARGUERITE DURAS.- Et le livre de Philippe Bauchard ? `La guerre des deux roses`
- LE PRESIDENT.- Je ne l'ai pas encore lu d'assez près pour pouvoir le juger. C'est un journaliste, un historien, sérieux. Le livre de Catherine Nay `Le noir et le rouge` c'est une tout autre dimension. Je n'exprime pas de critiques sur les ouvrages qui me sont consacrés. Vous m'y amenez peu à peu. Je ne vous suivrai pas davantage. Un ami, l'autre jour, m'a demandé comme vous "qu'est-ce que vous en pensez " Je lui ai répondu "ça m'a beaucoup intéressé", "pourquoi ?", "parce que j'ai appris un tas de choses que je ne connaissais pas". Sur mon enfance, sur ma vie, sur moi... (rires).
- MARGUERITE DURAS.- C'est une spécialiste des présidents de la République (rires). Je n'ai pas lu son livre. Qu'est-ce qui va se passer encore ! Avant les élections ?
- LE PRESIDENT.- La France, vous savez, c'est le pays où habitent les Gaulois.
- MARGUERITE DURAS.- Vous allez recommencez avec les Gaulois ! D'ailleurs pourquoi vous dites Gaulois, c'est les Celtes.
- LE PRESIDENT.- Les Gaulois c'était une espèce particulière de Celtes (rires). Bon, je m'arrête, c'est tout.\
LE PRESIDENT.- Retournons à votre question. En France, il est exceptionnel, extraordinaire qu'un seul parti ait la majorité absolue de sièges à l'Assemblée. Ca n'est arrivé qu'une seule fois en cent dix ans et pour le Parti socialiste en 1981. On compte pour l'instant cinq courants de pensée - si l'on peut parler de pensée. L'opinion est donc coupée en cinq morceaux, inégaux sans doute, mais qui se partagent le terrain. On doit, de ce fait, raisonner en termes de majorité relative. Il en irait autrement pour une élection présidentielle. Naturellement ce qui complique encore les choses, c'est que l'actuelle opposition de droite, malgré un pacte de circonstances, est précisément divisée par cette perspective présidentielle.
- MARGUERITE DURAS.- Vous faites encore ce départage ? Droite, gauche ?
- LE PRESIDENT.- Peu importe le vocabulaire. Il y a ceux qui s'accrochent aux rivilèges du passé et ceux qui luttent pour le progrès. Ca a toujours été comme ça.\
MARGUERITE DURAS.- Votre père était professeur d'histoire... Non, je me trompe, c'est le père de Danielle qui était professeur d'histoire.
- LE PRESIDENT.- Mon père était cheminot. Les Mitterrand, puisque vous parlez de mon père, descendaient d'une vieille famille de la bourgeoisie berrichonne, qu'on retrouve pendant des siècles à Bourges. Au moins depuis le XVème siècle puisqu'il y avait déjà des Mitterrand dans l'entourage du dauphin, au temps de Jeanne d'Arc. Famille bourgeoise, mais sans fortune. Chaque génération a dû refaire son chemin. Cela trempe. Mon père était un homme de caractère. Il possédait une bonne culture, acquise après son baccalauréat. Il aurait pu aspirer à des études plus poussées. Il n'en avait pas les moyens financiers. Il est donc entré dans les Chemins de fer à la compagnie PO-Midy, à la fin de l'autre siècle. Un jour que j'étais dans une petite ville de Gironde, le maire, un ancien cheminot, chargé de classer les pièces de la SNCF, héritière des anciennes compagnies privées, a retrouvé la fiche de paie de mon père. Il me l'a donnée. Elle est sur la cheminée de mon bureau de l'Elysée. Non pas pour l'exhiber. Mais j'y tiens. Regardez... Ca commence par : "1898. 8 janvier 1898. Homme d'équipe. A Tours. Traitement : 3 francs", pour quel laps de temps ? Ensuite : "Facteur... facteur intérimaire... intérimaire... contrôleur receveur... employé principal - avec augmentation -... sous-chef de gare... contrôleur - de je ne sais quoi -... chef de gare" Il finira sa carrière comme chef de gare à Angoulème. C'est curieux, ces détails, la minutie administrative...
- MARGUERITE DURAS.- C'était calligraphié, ce n'était pas tapé à la machine à écrire à ce moment-là.
- LE PRESIDENT.- Mon père n'en était pas moins par sa famille, son éducation, ses façons d'être, un bourgeois.
- MARGUERITE DURAS.- Non. Un cheminot ce n'était pas un bourgeois. Le métier, quand même, décidait et décide toujours de la condition.
- LE PRESIDENT.- Si sa carrière a commencé par un travail d'ouvrier, elle s'est achevée par une responsabilité de cadre d'un bon niveau. Je dis cela pour être exact. D'ailleurs, à sa retraite, peu après la Première Guerre mondiale, il a repris l'entreprise, le négoce de mon grand-père maternel. Un bon bourgeois de Bourges ! Ses ancêtres directs, je les retrouve, employé au canal du Berry, chef des travaux de la ville de Limoges, inspecteur de la voie au PO-Midy. Du côté de ma mère, bourgeoisie aussi, bourgeoisie saintongeaise. Plus récente, plus aisée, sédentaire.\
MARGUERITE DURAS.- Moi je vous voyais des Charentes. C'est là que vous avez connu Claude Roy.
- LE PRESIDENT.- Jarnac est en Saintonge. Nous sommes tous les deux de Jarnac. Il était un peu plus âgé que moi. On était tous les deux pensionnaires à Angoulème, moi au collège, lui au lycée £ on partait ensemble, on avait onze ans, douze ans. A Angoulême, on montait de la gare jusqu'au plateau £ je me souviens, en plein hiver, de nos doigts gelés, de nos genoux violets avec nos culottes courtes. On s'arrêtait tous les trois cents mètres tellement nos valises étaient lourdes. Vers quinze ans, seize ans, on a commencé à discuter âprement de littérature, autour des fascicules de la NRF.
- MARGUERITE DURAS.- C'est l'époque de Rivière.
- LE PRESIDENT.- Un peu postérieur, quand même. Rivière, c'est 1920 - 1924. Nous, c'était 1930. Rivière et alain Fournier, vous le savez, étaient beaux-frères. Avez-vous entendu parler de ce combat de vieilles dames ? Simone vient de mourir, à cent sept ans. Le deuxième tome de ses souvenirs est un livre magnifique, qui s'appelle "Sous de nouveaux soleils". C'est très beau. Elle y relate sa liaison avec Alain Fournier, que l'on ignorait. Ca a été un grand amour. Et puis Alain Fournier a été tué en 1914. Ensuite, peut-être par respect pour sa mémoire, on n'a parlé de rien. Lisez le récit de Simone. Elle raconte cette nuit de la mort d'Alain Fournier. Elle était en pèlerinage à Lourdes pour accompagner la mère d'Henri (Alain Fournier). Elles étaient à l'hôtel et, dans la nuit, Simone s'est réveillée brusquement, prise d'une angoisse affreuse. Elle s'est précipitée dans la chambre de sa compagne de voyage et elles ont prié toutes les deux. Il semble qu'Alain Fournier soit mort à cet instant. Remarquez qu'Isabelle Rivière, la veuve de Jacques, a toujours démenti l'existence de cette liaison, qui choquait ses convictions religieuses. Quelle guerre entre ces deux femmes pour une vieille histoire d'amour !
- Pourquoi vous parler de cela ? Parce que je suis allé récemment à Epineuil-le-Fleuriel, à l'école du Grand Meaulnes. C'était à quelques kilomètres du lieu de naissance de mon grand-père, Charles Mitterrand. A Epineuil, le directeur d'école et sa femme sont les meilleurs guides qu'on puisse imaginer. L'air qu'on y respire est celui des miens, c'est leur pays, c'est aussi leur façon de sentir. D'Alain Fournier à Claude Roy, la distance n'est pas si grande. Quant à Simone, quel grand personnage ! Je l'ai connue.
- MARGUERITE DURAS.- C'est elle qu'on appelait Madame Simone ?
- LE PRESIDENT.- Oui... Oui... Jusqu'à ses cent ans, ça allait.
- MARGUERITE DURAS.- Il paraît qu'elle donnait encore des réceptions.
- LE PRESIDENT.- Elle est morte à cent sept ans, après une vie d'une vraie richesse intérieure. Cette richesse-là fait vivre. J'ai compté parmi mes amis M. Samaran, membre de l'Institut, qui est mort à cent trois ans. Je suis allé le voir à l'hôpital de Nogaro peu avant sa mort. Centenaire il allait faire des conférences, un peu partout. Au Japon en particulier. Il a présidé un congrès d'archivistes-paléographes à Munich, à cent un ans, et il révisait son allemand ! A la même époque, j'ai déjeuné avec lui dans le Gers. Foie gras, confit, cèpes, armagnac, tout. Au café, il m'a dit "il faut que je vous quitte vite parce que je rentre à Paris ce soir, je n'ai pas retenu de place, alors je risque de passer toute ma nuit debout". Lors de ma dernière visite, il m'a récité des vers d'Horace sur la fugacité des choses. Ah ! rencontrer la sagesse ! Mais dites-moi, Marguerite, aujourd'hui, c'est pour le plaisir...
- MARGUERITE DURAS.- Toujours, c'est pour le plaisir.\
MARGUERITE DURAS.- Encore une question : pourquoi est-ce que vous êtes allé chercher une maison si loin et au bord de la mer ?
- LE PRESIDENT.- L'Aquitaine, les Landes, c'est ma ligne, mon itinéraire. La Charente, c'est une étape où je reviens toujours.
- MARGUERITE DURAS.- Que c'est beau, la Charente. Saintes, c'est une ville secrète, une des plus belles de la France. Et Aulnay de Saintonge, une des plus belles églises.
- LE PRESIDENT.- Vous connaissez Aulnay ? Ah ! elle vaut les temples grecs. L'église d'Aulnay, c'est un des chefs-d'oeuvre du monde...\