Avec le décès de l’avocat et ancien ministre Roland Dumas, la France perd l’une de ses voix les plus éloquentes, qui a fait résonner durant un demi-siècle dans les prétoires et les tribunes politiques l’accent de la liberté d’expression.

Il n’était pas de ceux qu’on fait taire. Ni l’intérêt ni les convenances ne pouvaient le museler, la peur moins encore. Dans sa ville de natale de Limoges prise en étau par les serres allemandes, l’étudiant s’engagea dans la Résistance, transporta des armes dans la région de Grenoble au profit des maquis, organisa le boycott de l’orchestre philarmonique de Berlin en 1944 à Lyon, fut arrêté, emprisonné, s’évada. La libération lui valut la reconnaissance et les décorations. Mais rien ne put compenser le tribut du sang, le deuil de son père, Georges Dumas, résistant arrêté et fusillé par la Gestapo en 1944. 

Amateur de chant formé au conservatoire, conforté dans sa passion par sa première femme, la soprano Maria Murano, il avait pensé devenir chanteur lyrique. Son désir se réalisa en partie. Sa voix fit vibrer et pleurer, s’adoucit, enfla, conciliante et confidentielle, enfla, lyrique et triomphante : Roland Dumas devint un ténor du barreau. Ses études de droit, d’économie, de sciences-politique, son expérience du journalisme et sa passion pour le Proche-Orient, nourrirent des plaidoiries fortes, hardies, brillantes, qui avivèrent les scandales, tranchèrent les nœuds gordiens, marquèrent les esprits. Sa démonstration, par deux fois, de l’innocence de résistants communistes englués dans des machinations politiques, attira sur lui l’attention médiatique. Il fut un inlassable chantre de la liberté d’expression des individus et de la presse, défendant à plusieurs reprises le Canard Enchaîné, bravant les puissants avec une verve voltairienne, militant pour le droit d’être l’avocat du diable parfois, participant aux épopées judiciaires les plus médiatisées et politisées du siècle, l’affaire Ben Barka, l’affaire Markovic, l’affaire Jean de Broglie, ou celle des diamants de Bokassa.

Comme dans ses rêves wagnériens, sa voix plana au-dessus de rangées de fauteuils de velours rouge. Mais ce furent ceux de l’hémicycle et non ceux de l’opéra. Ses mandats de député socialiste de la Haute-Vienne de 1956 à 1958, de la Corrèze de 1967 à 1968, de la Dordogne de 1981 à 1984 et de 1986 à 1988, furent marqués par ses prises de position contre la guerre d’Algérie et par son implication dans la législation de la propriété littéraire et artistique, problématique chère au cœur de ce collectionneur de peinture qui avait pour clients et amis Pavarotti, Genet ou Chagall.

Une amitié forte, cimentée d’affinités politiques et d’estime, l’unissait à François Mitterrand. Pendant dix ans, entre 1983 et 1993, Roland Dumas fut successivement ministre des Affaires européennes à ses côtés, porte-parole du gouvernement, puis ministre des Affaires étrangères, avant d’être nommé président du Conseil Constitutionnel. Dans l’ombre des ou le grand jour, sa finesse et sa clairvoyance diplomatique lui permirent de s’acquitter des missions secrètes ou officielles les plus délicates de défense des intérêts français auprès des chefs d’état dans le monde, et particulièrement au Proche-Orient. Il s’engagea dans le conflit israélo-palestinien en faveur de la création d’un état de Palestine, œuvra pour la réunification allemande et fut l’artisan de la paix au Cambodge.

« Le tumulte me rajeunit », disait ce bretteur polémique qui ne quitta l’arène politique que pour reprendre le combat dans les prétoires, y compris pour se défendre lui-même, au fil des multiples scandales qui émaillèrent sa carrière. Comme son ami Jacques Vergès, il se faisait une gloire de défendre les causes subversives et les intouchables des tribunaux, de Laurent Gbagbo à Mouammar Kadhafi. Multipliant les pamphlets et les philippiques, porté au pinacle et au pilori, aussi adoré et abhorré qu’un Talleyrand, il en avait la flamme insolente.

    Le Président de la République salue un esprit libre dont l’éloquence batailleuse cristallisait un peu de l’esprit français, et adresse à ses proches ses condoléances sincères.

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