Avec le décès de Jacques Delors, l’Europe perd un artisan infatigable, et la France une figure tutélaire de la scène politique depuis quarante ans.

Sa vocation politique vit le jour entre le spectacle de la houle parlementaire du Paris de l’entre-deux-guerres et les paysages rocailleux du Massif central, où habitaient ses grands-parents paysans, et où l’exode poussa sa famille durant quelques années. Dans cette région aussi fertile en grands personnages qu’en gras pâturages, il puisa un pragmatisme ancré dans la terre, une morale de labeur et de respect de la valeur de chaque objet, un sentiment du devoir et de la justice, pétri de convictions chrétiennes qui ne le quittèrent pas.

Après ses études de droit et d’économie politique, dès le début de sa carrière à la Banque de France, son sens de la responsabilité collective le poussa à s’engager dans le syndicalisme. Actif au sein de l’ancêtre de la CFDT, il l’infléchit vers davantage de socialisme démocratique et œuvra à le déconfessionnaliser. Il y acquit un art de la négociation et de la médiation qui fit merveille dès ses débuts au parti socialiste.

Proche du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, il apporta sa pierre à son projet de « nouvelle société ». De 1969 à 1974, il fut secrétaire général auprès du Premier ministre pour la formation professionnelle et la promotion sociale, élaborant notamment les contrats de progrès, et inspirant la loi de 1971 sur la formation professionnelle continue.

Compagnon fidèle de François Mitterrand dans sa conquête de l’Élysée, il travailla à ses côtés comme ministre de l'Économie, des Finances et du Budget de 1981 à 1984. Rigueur et relance, tels furent les mots d’ordre de sa politique financière de rupture, marquée par la lutte contre l’inflation et pour l’équilibre monétaire.

Sa vie reste indissociable de l’épopée européenne. Fort de sa première expérience de député européen de 1979 à 1981, pendant laquelle il avait présidé les arcanes financiers de la Communauté, Jacques Delors, alors maire de Clichy-la Garenne, fut nommé président de la Commission européenne en 1985. Durant son long mandat de dix ans, Delors insuffla la vie à la glaise européenne, des accords de Schengen à ceux de Maastricht, de l’intégration de l'Espagne et du Portugal à l’accueil des Allemands de l’Est quand s’effondra le rideau de fer. Il œuvra sans relâche pour l’unification, instaurant la libre circulation des capitaux, des marchandises et des peuples, réformant la politique agricole commune, combattant les réticences et les frilosités pour faire naître l’Euro, porté par une vision humaniste de la liberté et de l’échange par-delà les particularités nationales.

Ce petit-fils de fermiers et fils d’un employé de banque, qui ne dut son ascension qu’à son talent, ne laissa jamais le vertige des hauteurs corrompre sa droiture humaine.

Donné favori par les sondages à l'élection présidentielle française de 1995, il refusa de briguer un rôle qu’il ne se sentait pas capable d’investir pleinement, faute de soutiens politique suffisants à ses projets de réforme. La seule qualité qu’il se reconnaissait, dans sa modestie, était celle de pédagogue. L’ancien professeur de gestion à Dauphine restait passionné par les enjeux de transmission et d’éducation, et il fut l’un des instigateurs du projet Erasmus. 

« Ma vie n’a de sens que si je suis utile », disait-il. Face aux dysfonctionnements de l’ordre établi, face aux injustices de tout bord, face à l’accoutumance et à l’autosatisfaction, il voulait rester toujours un révolté. Son principe était clair : ne jamais se contenter de ce qu’il avait déjà accompli. Les années n’affaiblirent en rien cette résolution : Jacques Delors œuvrait encore à quatre-vingt-dix ans passés au sein de l’institut de réflexion sur l’unité européenne qu’il a fondé et qui porte son nom.

Le Président de la République et son épouse saluent l’œuvre d’un architecte de la France et de l’Europe moderne qui mariait les trois couleurs et les douze étoiles, et partagent la tristesse de sa famille et de son entourage, auxquels ils adressent leurs condoléances sincères. Son héritage, plus vivant que jamais, nous invite à marcher, sur ses pas, vers une Europe souveraine et fraternelle, résolument tournée vers l’avenir.

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