Fait partie du dossier : Francophonie.

Le Président de la République s'est rendu ce lundi à Villers-Cotterêts pour inaugurer la Cité internationale de la langue française.

Ce projet culturel présidentiel a été engagé en 2017 alors que le château est à l’état d’abandon. Le chef de l’État lance alors la restauration de ce monument de notre patrimoine historique pour y faire naître une Cité internationale consacrée au premier de nos biens communs, facteur de cohésion sociale, d’unité nationale et de rayonnement au-delà de nos frontières : le français

Première institution culturelle dédiée à la langue française, c’est également le premier projet culturel porté par un président de la République implanté au cœur du territoire. 

Cinquième langue parlée à travers le monde, le français rassemble une communauté internationale composée de 88 pays : la francophonie favorise la création culturelle, artistique et économique en offrant à chacun de ses locuteurs, de naissance ou d’adoption, des opportunités au-delà de leurs frontières

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30 octobre 2023 - Seul le prononcé fait foi

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DISCOURS DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE À L’OCCASION DE L’INAUGURATION DE LA CITÉ INTERNATIONALE DE LA LANGUE FRANÇAISE.

Madame la Secrétaire générale de l’organisation internationale de la Francophonie, 
Mesdames et Messieurs les ministres, 
Monsieur le Préfet, 
Monsieur le Président du Conseil économique, social et environnemental, 
Mesdames et Messieurs les Députés, 
Mesdames et Messieurs les Sénateurs, 
Monsieur le Président du Conseil Régional des Hauts-de-France, 
Monsieur le Président du Conseil Départemental de l’Aisne, 
Monsieur le Maire, 
Mesdames et Messieurs les élus, 
Monsieur le Secrétaire Perpétuel, 
Mesdames et Messieurs les Académiciens, 
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, 
Mesdames et Messieurs en vos grades et qualités, 
Chers amis, 

Je dois dire que j’ai longtemps attendu ce moment, et que je suis très heureux d’être parmi vous. J'aurais voulu convoquer tous les auteurs qui ont changé ma vie, et dont le simple nom évoque pour moi tant de souvenir ;, beaucoup de nos plus grands auteurs qu'on retrouve au détour d'une Pléiade ou ceux qui forgent notre panthéon plus intime. 
Il y a nombre d'odeurs, de couleurs, de goûts, d'expériences que j'ai sans doute vécus dans la littérature française avant même de les connaître, que notre langue m'a fait percevoir avant même de les vivre. 

Mais si je suis là devant vous, c'est peut-être pour tâcher de répondre à trois questions simples. La première : pourquoi, dans ce lieu et ce château aujourd'hui, faire une Cité internationale de la langue française ? La deuxième, c'est en quelques mots essayer de dire ce que sera cette cité. Et puis le troisième, plus difficile encore, est d'essayer de dire ce que la langue française a d'essentiel pour nous tous et toutes aujourd'hui. 

Nous retrouver ici, dans ce beau département de l'Aisne, dans ce Valois aux confins de l'Aisne et de l'Oise, pour un enfant de la Picardie comme moi, est une expérience que je n'aurais pas imaginée. Elle a pour racine un moment, il y a presque sept ans – c'était en mars 2017 – au cours d'une campagne présidentielle. Certains m'accompagnaient, Jacques KRABAL qui s'en souvient sans doute, et quelques autres. Nous descendions place du docteur Mouflier, face à la statue d'Alexandre Dumas. Première expérience en arrivant dans cette ville : Dumas est né ici. 

Par les hasards de l'histoire et des aventures familiales, comme vous le savez, son père, général d'empire à la retraite, qui était lui-même le fils d'un marquis parti à Saint-Domingue et d’une esclave noire, était insolent, indiscipliné. Il avait fini ses jours avec peu de fortune dans la famille de sa femme. Alexandre Dumas, oui, est né ici, avec beaucoup de fierté. Lui-même revendiquait d'être né à deux pas de La Ferté-Milon, où Racine avait vu le jour, et de Château-Thierry, où la Fontaine avait grandi. La langue française est là, partout déjà. Dans ce pays, dans ce lieu, derrière cette statue, dans ce pays de Valois que j'évoquais, qui est au fond au cœur d'une carte du tendre de la vie politique et littéraire française. Nos rois, j'y reviendrai, y ont vécu, chassés, parfois décidé. Et ces paysages ont été au cœur à la fois des auteurs que je viens de citer, de Racine à La Fontaine. Nerval y fut tant inspiré, Claudel là aussi partagea une partie de son imaginaire et de sa vie. Et donc, oui, le Valois n'est pas un lieu comme les autres, épicentre politique et littéraire. 

Et puis, en parcourant quelques mètres, nous sommes arrivés devant ce château. Il était, en mars 2017, totalement fermé à la ville, on s'en souvient. Claquemuré. Et, poussant la porte, on rentrait dans cette cour qui était totalement délabrée. On ne pouvait pas rentrer. Il menaçait de s'effondrer, patrimoine en péril. Et je prenais alors le soir même, à Reims, l'engagement de pouvoir raviver ce lieu, de lui redonner sa force, sa beauté, d'y retrouver l'histoire. 

Ce lieu, ce château fait partie des quelques-uns qui ont été en effet, si je puis m'exprimer ainsi, réinventés par François Iᵉʳ. En effet, François Iᵉʳ, sortant de sa captivité, revient en France et décide avec plusieurs grands architectes de l'époque, au début des années 1530, de créer ou de réinventer plusieurs de nos lieux, donnant d'ailleurs à l'architecture renaissante française ses heures de gloire. Villers-Cotterêts, Fontainebleau, quasiment cousin de ce château, Saint-Germain-en-Laye, le Louvre dans sa nouvelle figure. Ici-même, dans ce qu'il appelait lui-même Montplaisir, les travaux sont lancés au début des années 1530, et ce lieu deviendra un lieu de chasse, de séjours réguliers et de gouvernement. Imaginez une seule seconde, Rabelais, Clément Marot sont venus, François Ier y chasse et gouverne. Henri II l’adore. Molière, dit-on – certains y ont fait référence – y donne Tartuffe pour Louis XIV. Au moment de l'an II, cela devient une caserne pour soldats, et le consul Bonaparte décide d'en faire un asile pour les mendiants. À travers les âges, ce lieu devient hospice, Kommandantur durant la Deuxième Guerre mondiale, puis redevient un lieu de solidarité pour les sans-abris âgés durant plusieurs décennies, avant de tomber progressivement à l'abandon. Et l'abandon fut complet en 2014, même si une partie du bâtiment fut abandonnée bien des années plus tôt.

Ce lieu, vous l'avez compris, à travers l'histoire, ne méritait qu'une chose, c'était d'être ranimé. Il est au cœur de ce pays de Valois que j'évoquais, de cette forêt de Retz, qui était, elle aussi, un bijou du patrimoine naturel. Il nous fallait donc restaurer ce trésor de notre patrimoine, et en quelque sorte, en le restaurant, lui redonner sa vocation. Or celle-ci, sa voix, au sens propre du terme, est notre langue. Toujours, comme dans ce pays, au croisement de l'aventure littéraire et politique. Car si, en effet, François Iᵉʳ a pris cette décision architecturale, il a ici aussi conclu un acte éminemment important, cette ordonnance d'août 1539. L'un des textes juridiques les plus anciens que l'on retrouve dans les collections et dans le parcours, l'un des textes juridiques les plus anciens en vigueur en France, et François Iᵉʳ a décidé ainsi d'imposer que tous les actes du royaume fussent désormais « prononcés, enregistrés, délivrés » – je cite l'ordonnance– « aux parties en langage maternel français et non autrement », c'est-à-dire non plus en latin. 

Savoir si cette expression de langage maternel français désignait le français uniquement, ou englobait d'autres langues maternelles de la France d'alors, est un débat de spécialistes dans lequel je ne me hasarderai pas. Mais le français devient alors, par cette ordonnance, la langue de nos lois, de nos textes, la langue de la justice, et elle devient alors symboliquement et réellement ouverte à la compréhension de tous et non plus réservée simplement aux clercs et aux lettrés. Égalité, règles communes. 10 ans plus tard, 10 ans à peine, Joachim du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française, allait mener le combat, mais mener le combat si je puis dire, au contact réel, en expliquant que cette langue n'était pas la langue des barbares et qu'elle avait quelques mérites, y compris par rapport au grec et au latin, conduisant à nouveau une de ces aventures entre les anciens et les modernes. C'est cela, l'aventure de la langue française. Et elle fut toujours animée par ces tensions. Et durant cinq siècles, le français s'est imposé progressivement langue du royaume, langue forgeant la nation, puis langue de la République, jusqu'à sa consécration en 1992 dans notre Constitution, puis la loi, cher Jacques TOUBON, qui allait en défendre l'importance dans nos textes et usages. 

Aussi, faire revivre ce lieu devait nous conduire, comme par une évidence, à en faire un lieu dédié aux Français, à notre langue et à l’aventure de celle-ci. Par fidélité à l’ordonnance de 1539 et à ce Valois, si essentiel dans notre littérature, et en nous embarquant jusqu’à aujourd’hui à travers l’histoire et les continents pour les faire vivre. Alors maintenant, que sera ce lieu, cette cité internationale de langue française que vous allez pouvoir découvrir dans quelques instants ? À partir de 2017 a commencé un chantier inédit : 23 000 mètres carrés, 265 000 ardoises, des milliers de pierres de détail aux mains de plusieurs dizaines d’entreprises, 600 compagnons, coiffée d'une verrière unique en son genre. 

Ce projet a été voulu comme exemplaire. Exemplaire par son efficacité et sa durabilité, comme on dit, preuve aussi que les délais courts ne détournent pas du temps long. Les clauses d'insertion sociale ont permis de recruter 150 salariés locaux et de réaliser plus de 90 000 heures d'insertion. Exemplaire aussi dans sa volonté d'être au service des Cotteréziens. Que cela reste leur diamant dans la forêt, pour reprendre les mots de l'une d'entre vous, celui qui a toujours veillé sur les promenades, les pique-niques et les premières romances qu'abritait son parc. Jusqu'ici, il y veillait derrière des grands murs, ils vous sont désormais ouverts. 

C'est un lieu unique, car jamais aucune institution n'avait été consacrée à l'histoire de notre langue. Aucun projet culturel porté par un président de cette ampleur n'avait encore été implanté en dehors de Paris. Et jamais de tels investissements n'avaient bénéficié en matière de culture au département de l'Aisne. 

C'est bien une cité et non pas un musée. Car le parcours permanent s'enrichit de lieux de vie, de rencontres, de loisirs et de savoirs où se tiendront des formations, des ateliers, des résidences d'artistes, des chercheurs, un auditorium, un laboratoire de technologie linguistique. Chacun doit s'y sentir chez lui. 

Ceci a été possible, et je veux en remercier les principaux artisans, parce qu'il y a eu une alliance extraordinaire de beaucoup de forces. D'abord, l’ensemble des équipes du ministère de la Culture, Madame la Ministre, et je veux remercier vos prédécesseurs, l'ensemble de vos équipes, vous-même, remercier tout particulièrement également, l'équipe du Centre des monuments nationaux, sous la houlette d'abord de Philippe BÉLAVAL, puis de Marie LAVANDIER et l'ensemble de leur équipe. Paul RONDIN, Xavier BAILLY, Xavier NORTH, commissaire principal du parcours, Barbara CASSIN, Zeev GOURARIER et Hassane KASSI KOUYATÉ, les co-commissaires, tant d'autres, en lien avec le ministère de la Culture, l'Organisation internationale de la Francophonie, main dans la main avec beaucoup de ceux que j'évoquais. Olivier WEETZ, architecte en chef des Monuments historiques ; l'agence Projectiles, qui a aménagé et conçu la scénographie et la signalétique aux côtés de beaucoup d'entreprises partenaires, mais également les élus du territoire, Monsieur le Maire, Monsieur le Président de la communauté de communes, cher Monsieur de MONTESQUIOU qui avait porté le projet dès le début, Monsieur le Président, cher Nicolas FRICOTEAUX, pour le Département, Monsieur le Président de la Région, cher Xavier BERTAND et cher François DECOSTER, votre vice-président en charge de la culture, le service de l'Etat, le préfet de l'Aisne et le comité de pilotage, tous les élus du territoire et cher Jacques KRABAL, en évoquant le rôle important que vous avez joué dès le début, ont été associés, ont pensé ce lieu et vont continuer de le penser car ce n'est qu'un début. 

La forêt qui est là a abrité à coup sûr l'imaginaire des aventures des Trois Mousquetaires, et, de Lupiac à Maastricht, ce lieu est aussi sur la dorsale des aventures de Dumas et de ses épopées françaises. Rien n'aurait été possible non plus sans la participation de tous les opérateurs de l'Organisation internationale de la francophonie, chère Louise. Le soutien humain et financier de partenaires généreux du monde entier, au premier rang desquels le gouvernement du Québec, qui ont montré combien le français était un bien commun. Ensemble, vous avez façonné une prouesse architecturale, muséale, pédagogique que nous allons continuer de faire grandir et surtout de faire vivre. Vous avez exploité le meilleur du numérique et de l'immersif, remonté le temps, collecté nos expressions et régionalismes, adapté votre discours à tous les publics, rendu palpable l'immatériel, mis des mots sur ce qui échappe aux mots, justement une langue, son histoire, sa spécificité, ses paradoxes. 

Et ce lieu sera évidemment en lien avec tous ceux de la région, avec tous les autres lieux d’ailleurs de Château-Thierry que j'évoquais tout à l'heure, Pierrefonds, Compiègne. Il y a justement cette carte complète, et je ne suis pas ici exhaustif, de toute la région, pour faire ce chemin culturel, mais aussi la Bibliothèque nationale, l'Imprimerie nationale, le Centre national du livre, et tant d'autres qui auront à faire vivre et rayonner ce qui est autour de notre langue et sans laquelle elle n'est rien. 

Vous l'avez compris, ce projet est à la fois un projet patrimonial, qui permet de faire revivre cette façade royale, l'escalier du roi et de la reine, la chapelle, de manière magnifique. Ces trésors de notre architecture renaissante française réinventés, la cour du Jeu de paume, inondée de mots, ce sera un lieu de culture vivante. Musée, odyssée, et donc cité à travers laquelle nous irons de mot en mot, de livre en livre, interactive, immersive, salle de spectacle également, qui permettra ici de partager l'expérience de la langue comme vous l'avez à l'instant vécue avec plusieurs de nos actrices et acteurs. Ce sera un lieu pour les enseignants et leurs élèves, pour venir apprendre, découvrir, étudier la langue française, pour venir se former également aux Français et à la littérature. Un lieu pour les traducteurs, un lieu pour les artistes, et j'y reviendrai tout à l'heure, et donc lieu de spectacle ouvert à la ville, à la région, et dès ce soir, un spectacle sera ici offert. Mais je sais que cela n'a pas attendu l'ouverture officielle, et que vous avez depuis plusieurs mois, ici même, déjà commencé à créer et à faire vivre le lieu. Voilà répondu rapidement à la deuxième question. 

Maintenant, dans un moment aussi difficile, grave, lourd, pour la nation et pour le monde, pourquoi venir parler de la langue française et pourquoi est-ce si important ? 
J'entendais les voix qui s'élevaient pour dire « C'est bien le moment », d'autres pour dire « Ce n'est pas le bon projet, il ne fallait pas faire ceci, il ne fallait pas faire cela », « Projet de tartuffe », disaient quelques uns. « La langue ne se met pas dans un musée » : ça tombe bien, c'est une cité, elle est ouverte. La langue a toujours été un objet de controverse, et qu'il y ait des débats passionnés sur la langue française est un signe de bonne santé. Peu de pays ont des débats aussi passionnés sur leur langue. Merci de le permettre. Les indices : il y a des bouderies à l’Académie. La crème de la crème est là. 
C’est important, pourquoi ? Je le dirai au fond, de manière simple, pour deux raisons. 

Parce que la langue française bâtit l’unité de la nation et parce que la langue française est une langue de liberté et d’universalisme. Et ces deux raisons, dans le moment que nous vivons, suffisent à justifier l’importance de ce projet et du moment que nous partageons. Notre unité d’abord, à un moment où les divisions reviennent, où les haines ressurgissent, où on voudrait renvoyer les communautés dos-à-dos, les religions, les origines. La langue française est un ciment. Elle explique très bien notre rapport tout à la fois à la nation et à la République. Elle est ce qui nous forge. Choisissez-la et adoptez-la où vous en êtes. Nous sommes un pays qui a adopté tant et tant d'écrivains, qui n'étaient pas nés dans cette langue, mais l'ont fait vivre. Mais surtout, nous sommes un pays qui s'est unifié par la langue. C'est le cœur même du choix politique fait par François Iᵉʳ en 1539. Face à tous ses royaumes et ses duchés, unifier la langue dans ses textes administratifs, c'était en quelque sorte lutter contre toutes les forces centrifuges, tous les irrédentismes et tous celles et ceux qui voulaient bousculer le royaume. A chaque moment important, la langue a joué ce rôle. L'Académie française, à cet égard, et je salue les Immortels, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Mesdames et Messieurs les Académiciens, est un travail tout à la fois de normalisation, d'uniformisation pour être sûr que les bons mots sont là face à toutes ces langues vernaculaires ou à ces divisions, à ces incompréhensions. Mais elle est un travail façonnant l'unité du royaume et de la nation. 

L'abbé Grégoire n'a pas une autre volonté au moment de la Révolution française et au moment où le maître étalon est décidé, la langue française avec sa force unificatrice, normalisatrice diraient certains, est là pour bâtir, dans un moment si difficile pour le pays où tout menaçait de s'effondrer, d'éclater, l'unité au cœur de la révolution et de la République naissante. 
Lorsque la troisième République, sous le coup de la défaite de 1870, cherche à consolider le pays, que fait-elle ?  La langue, encore. La première mission demandée à nos enseignants, c'est la langue française, l’apprendre, la transmettre. 
Là où – Maurice Genevoix le dit admirablement quand il parle de nos soldats dans la guerre de 14-18 – il y avait encore beaucoup de nos poilus qui ne parlaient pas la même langue. Ne nous trompons pas. Mais durant ces décennies, le Français fut cette langue qui continuait à unifier, travail sans fin d'unité de la nation, de normalisation, volonté au fond d'avoir cette langue une, forte, tenue, qui permettait de tenir, ce faisant, le pays en lui-même. 

Alors pour autant est-elle si simple, si unificatrice, si unilatérale ou uniforme ? 
Pas une seule seconde. Ductile et rigoureuse, souple et ordonnée, elle est figée et mouvante, centralisée et décentrée, métisse et unifiée. Les oxymores manquent pour décrire les contrastes de cette langue rétive à toute étiquette. 
On a souvent tenté de définir le génie de la langue française par la clarté, la précision. Un des fondements de ce travail de l'Académie. C'est la langue de Racine – mais Rabelais, Mallarmé et tant d'autres. 
On a cherché cegénie dans la concision – mais Proust, Huysmans et tant d'autres. 

Dans la raison – mais Ionesco, Queneau, les Oulipos et tant d'autres. 

Peut-être faut-il renoncer à cerner ce génie singulier, et accepter qu'il s'agisse de génies pluriels, aussi nombreux qu'il y eut de talents pour se l'approprier et la faire leur. 
Accepter que la langue de Corneille soit aussi celle de Césaire, celle de Beauvoir et de Baudelaire, des surréalistes et du slam. Celle de tous les écoliers, grands ou petits, qui ont un jour inscrit « cahier de français » avec application en tête d'une page vierge, comme de tous ceux qui ont cueilli au détour de l'existence un français buissonnier. 
Tous ceux qui l'ont reçue et tous ceux qui l'ont choisie. 

La langue française nous rassemble, dans notre unité et notre diversité. 
À travers les voyelles ouvertes des Parisiens, les inflexions chantantes des Outre-mer, les A du Nord qui s'arrondissent en O, les  R  rocailleux de l'est, les E muets du Sud qui se font sonores et solaires. La langue se colore aussi de nos climats, des régions, des humeurs, des traditions, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, mais une et indivisible.
Comme la République. Comme notre peuple. Comme son socle de valeurs. 

Une, car unique, car unie, mais non pas excluante. Elle a vécu avec tant de langues vernaculaires, de patois, d'argots. Surtout, elle peut, elle doit cohabiter harmonieusement avec nos 72 langues régionales, dont le breton, le basque, le béarnais, le gascon, le provençal, tous les occitans, le catalan, le corse, les parlers romans ou créoles, les langues kanakes, polynésiennes. 

Un Français peut parfaitement se réclamer de plusieurs appartenances linguistiques. Chacun a le droit de connaître, parler, transmettre sa ou ses langues, et c'est un droit non négociable. Toutes les langues sont égales du point de vue de la dignité. C’est pourquoi je veux que nos langues régionales soient encore mieux enseignées et préservées, qu'elles trouvent leur place dans l'espace publi,c en un juste équilibre entre leur rôle d'ancrage de langue régionale et le rôle essentiel de cohésion de la langue nationale. 
« Chez tout être humain, écrit Amin Maalouf, existe ce besoin d'une langue identitaire. Chacun de nous a besoin de ce lien puissant et rassurant. »
Mais il faut entendre dans ce mot d'identité, surtout chez vous, non pas une identité contre, une identité meurtrière, mais une identité avec, qui ajoute, qui grandit, qui multiplie. 
Et là est précisément la force du français. Nous avons besoin de toutes ces langues, et d'une langue qui soit la même de Lille à Nouméa, de Marseille à Pointe-à-Pitre, pour nous sentir appartenir à la même entité nationale en nos différences. 
Nous avons besoin du français pour former la France. 

Elle est sa langue. Le « riche leg indivis » déposé dans son oreille, ses livres, ses lois par des générations. 
Il y aura toujours de multiples langues dans la République, et une langue de la République. 

L'un des traits les plus marquants de l'histoire de la France, c'est justement peut-être ce travail puissant et permanent consacré par notre nation à sa propre formation, quête d'elle-même par elle-même, à travers les mains de ceux qui l'habitent et qui la font. 
Et c'est pourquoi dans quelques mois, quand la nouvelle édition de l'Académie française sortira, ce sera un moment solennel et important, car c'est un moment de reconnaissance dans notre langue de mots qui sont là, et c'est la continuation de la forge de notre nation. 
Et c'est pour cela aussi qu'il faut permettre à cette langue de vivre, de s'inspirer des autres, de voler des mots, y compris à l'autre bout du monde, j'y reviendrai tout à l'heure, de continuer à inventer, mais d'en garder aussi les fondements, les socles de sa grammaire, la force de sa syntaxe, et de ne pas céder aux airs du temps. 

Dans cette langue, le masculin fait le neutre. On n'a pas besoin d'y rajouter des points au milieu des mots ou des tirées ou des choses pour la rendre visible. 

La France est une œuvre née de volonté, de volontés plurielles, contrastées, contraires parfois bouillonnant dans le grand creuset tricolore. On y lit tous ces tiraillements, ceux d'un peuple à la forge de sa nation. 
L'unité, donc. C'est important, la langue. Ce qui nous divise le plus, ce qui fait qu’on peut parfois aller jusqu'au pire, monter jusqu'aux plus grandes tensions, advient quand la langue fait défaut, lorsque les malentendus naissent et que les quiproquos deviennent des sujets de conflit, et plus encore, lorsqu'on considère que la langue n'est plus l'expression des désaccords et que la violence peut s’y substituer. La langue est un trésor d'unité, surtout en France, à commencer par la France. 

La deuxième raison, je l'évoquais, c’est que le français est la langue de l’universalité, de la liberté et dans le moment que nous vivons, il est sans doute plus qu’utile de le rappeler. 
L’accent immortel de la langue française, sa vibration la plus intime, c’est sans doute la révolte de la pensée face à l’arbitraire, l’effort d’une sensibilité vers l’idéal. 
D’avoir été la langue du doute cartésien, de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, de « J’Accuse », d’avoir forgé le Traité sur la tolérance et Le Dernier jour d’un condamné, il lui en restera toujours quelque chose, dans son architecture, comme une facilité à offrir ses résonances à la veuve, l’orphelin et l'opprimé, comme une invitation à prêter ses échos au chant universel de la liberté. 

En disant cela, il ne faut pas avoir une seule seconde d’angélisme. La propagation du français dans nos régions comme à travers le monde, dans nos colonies, s'est faite aussi par la contrainte. Son sacre s'est aussi fait contre ses valeurs. Mais la grande force de ceux auxquels on a imposé cette langue, ce fut d'adopter ses valeurs et de les y réinsuffler. Ce fut souvent de prendre à leur compte la langue des dominateurs, de la dominer à leur tour en la possédant et la retourner en outil d'émancipation. C'est la métaphore de Toussaint Louverture. C'est lui, le plus beau rapport à la langue, à la République. Enfant de la colonisation et de l'esclavage, émancipé par la République, qui se retourne contre l'Empire quand il veut revenir sur la colonisation, lui, qui reste fidèle à la vraie promesse de la France et de la République. Il est la métaphore de ce chemin de la langue, de la colonisation à la décolonisation. 

Car en choisissant pour langue de leur création artistique le français, ils abolissaient et continuent d’abolir le rapport subi. Ils l’anoblissaient, ils retournaient l'humiliation en fierté, c’est par Senghor, par Césaire, par Kateb Yacine, Mariama Bâ, Maryse Condé tant d'autres qu'a été fondée la possibilité morale de dissocier l'opprobre des colonies et la beauté du français.    
« La langue française, cet outil merveilleux dans les décombres de la colonisation. » 
Ces mots sont de Senghor. Et d'ailleurs, tous les grands discours de décolonisation n'ont-ils pas été pensés, écrits et dits en français ? Et la Francophonie ne fut-elle pas cette organisation inédite défendant une langue, la paix, la liberté, la démocratie et ses valeurs voulues par des présidents qui n'étaient pas français : Bourguiba, Senghor, Diori, Sihanouk. Aventure d'émancipation par le français. 

La plus vaste capitale francophone du monde aujourd'hui, celle où le français compte le plus grand nombre de locuteurs, n'est pas Paris, mais Kinshasa. Oui, le français nous élargit aux dimensions de l'histoire et aux dimensions du monde. Il n'appartient pas aux seuls Français. Notre langue compte plus de locuteurs en dehors qu'en dedans de nos frontières. Plus de 320 millions de femmes et d'hommes l'ont en partage dans des dizaines et des dizaines de pays sur 5 continents, du Vanuatu à l'Acadie, des bords de la Loire au fleuve Congo jusqu'au Mississippi. Tant d'autres prononcent sans le savoir des mots enchâssés dans leur langue natale. Des éclats de cette langue française qui a donné 5 000 mots aux turcs, 30 000 mots à l'anglais. Quel plus bel hommage à cette force toujours ardente de la langue française que l'élection, il y a quelques semaines, du premier secrétaire perpétuel de l'Académie française qui ne soit pas né en France ?

La langue française est cette langue qu'on peut apprendre à 4 ans, comme Hélène Carrère d'Encausse ou Amin Maalouf, ou même à 20 ans passés comme François Cheng. Ils ont cependant trouvé en elle l'hospitalité, toutes portes ouvertes jusque dans ses plus hauts cénacles. Langue qui résonnait dans toutes les cours d'Europe comme l'ambassadrice d'une diplomatie des mœurs et de l'esprit et dont Pouchkine et Tolstoï émaillent chaque page. Langue élue entre toutes par l'irlandais Beckett ou le japonais Akira Mizubayashi, pour leurs œuvres, pour écrire, pour créer. Langue refuge choisie par Julia Kristeva ou Milan Kundera pour échapper à l'étau de fer qui broyait leur pays. 

Langue havre, langue vivier qui servira toujours de passeport et de signe de ralliement à ceux qui se réclament d'une certaine communauté de valeurs et d'art de vivre. Il semble y avoir un pouvoir d'affranchissement propre à cette langue. « L'universalité, notre plus belle aspiration, souvent notre plus beau titre », disait Paul Valéry. Et il ajoutait « Observez ce paradoxe : avoir pour spécialité le sens de l'universel ». 
Oui, la langue française est la langue de l'universalité des alliances qui ont fondé notre intelligence, celle du cœur et de la raison, de la mesure et de la grandeur. Oui, la langue française est depuis toujours la langue des minorités partout à travers le monde. La langue de ces minorités dans l'Orient fut toujours la langue française parce qu'elle est celle de la liberté, celle qui refuse le dos à dos, la séparation des identités. C'est pourquoi parler français à Téhéran, Damas, au Caire, à Beyrouth ou à Alexandrie, c'était parler en femmes et en hommes libres, et c'est toujours le cas. C'est refuser l'incompréhension. Et c'est cela ce que le français a toujours à dire au monde aujourd'hui. Là où on voudrait continuer de refermer, de replier derrière les religions ou entre l'opposition entre un Occident et un Sud qu’on dit maintenant mondial, de refuser la coexistence pacifique. 

La langue française est la plus belle détermination que ces divisions ne valent rien. Elle en est la preuve. Elle est une volonté. C'est pourquoi Villers-Cotterêts en sera désormais un des centres à partir d'aujourd'hui et plus particulièrement, Madame la Secrétaire générale, à l'automne 2024, comme le cœur battant du Sommet international de la Francophonie. 

La francophonie que nous défendons, la voilà. Elle est celle qui ouvre des portes aux étudiants du nouveau campus franco-sénégalais depuis 2018. Celle qui a développé, à travers le réseau des Alliances françaises, des lieux d'échanges, de création, de rencontres, riche de 829 implantations qui en font le plus grand réseau culturel international du monde. Celle qui finance de 350 millions d'euros chaque année les systèmes éducatifs des pays francophones sur d'autres continents. Celle qui a ouvert depuis mars 2018, 72 nouveaux établissements français à l'étranger, changeant le quotidien de 40 000 élèves supplémentaires, dont les deux tiers sont étrangers. Celle qui ne cesse d'irriguer le français, d'alimenter les échanges de tous les horizons, de l'Asie aux Caraïbes. Celle qui invente, ironise, façonne, s'amuse, avec une fécondité à nous faire pâlir, nous autres métropolitains. 

Tout le monde ne connaîtra pas ici le mot « ziboulateur », même si les élèves ici présents, tout à l'heure, nous l'ont chanté ; ou « tataouiner » ou « camembérer » : mots qui sont inscrits en bonne place sur la verrière de la cour du jeu de paume et dont la signification pourrait vous surprendre, mais je ne veux ici rien vous « divulgacher », pour employer une autre belle invention québécoise. 

Notre dictionnaire des francophones, lancé depuis deux ans, a déjà 600 000 entrées, et peut tutoyer le million. Les Rencontres alternées des Premiers ministres québécois et français ne cessent de porter leurs fruits. Les médias, plateformes en ligne, la bibliothèque numérique francophone émergent, touchant un public immense. Et je pourrais énumérer longtemps tous les salons, labels, états généraux du livre francophone, universités d'été et d'hiver, expositions qui fleurissent à travers le monde. 

La francophonie, c'est cela : un lieu de célébration, d'invention, de création qui rassemble les forces vives autour d'un dynamisme créatif, culturel, économique aussi. Et cette vitalité économique et entrepreneuriale sera au cœur aussi de ce prochain sommet. Nous le savons car c'est aussi une langue qui permet de commercer, d'échanger à travers le monde. 

Cette puissance permet aussi à des générations de se laisser convaincre, de la rejoindre, et de véhiculer d’un continent à l’autre, tel ou tel mot. Ne le voyons-nous pas ici même dans cette Cité, à travers nos paquebots et porte-conteneurs ? Voilà l’importance du français comme part d’universalité et de liberté, et voilà l’importance de notre francophonie. 

Alors, c’est pour cela, et je terminerai par cette dernière remarque, que seront tout particulièrement honorées dans ces lieux cinq figures essentielles pour poursuivre ce grand travail d'unité et d'universalité de la langue française : les professeurs, les écrivains et créateurs, les comédiens, les bibliothécaires et les traducteurs. Ces figures essentielles, ce sont toutes celles et ceux qui transmettent et font vivre le français dans cette pulsation constante qui fait que le français, comme toute langue, se transmet par ses règles, son carcan diraient certains, mais la sédimentation de tout ce qui nous a précédés et se libère, se crée, se réinvente. 

Nos professeurs seront ici chez eux et je leur dis à nouveau toute ma confiance, car oui, une langue se transmet et s'apprend. Son orthographe, sa grammaire, sa syntaxe, car c'est apprendre un commun. En le disant ici, j'ai évidemment une pensée pour Monsieur Bernard, et tous ses collègues de français. Ce professeur est mort, assassiné lâchement, parce qu'il allait protéger. Il enseignait depuis des décennies le français et la littérature. Et dans cette belle région qui est la nôtre, à Arras, je suis sûr qu'il avait lui aussi fait découvrir tant de ces mots et de ces pièces de littérature à ses élèves. 

Je pense avec lui, à tous les Monsieur Germain de la Terre, auquel Albert Camus rendait hommage de manière si bouleversante ; et au fond, à travers eux, à tous ceux qui transmettent l'enthousiasme de notre langue, aux Bernard Pivot et à leurs lectures, aux Erik Orsenna et à leur grammaire et chansons douces, ou Alain Rey et à leurs formidables dictionnaires qui sont des voyages uniques, aux Claude Hagège et à leurs odyssées entre les langues si savantes. Tout ceux-là ont changé la vie du jeune Amiénois que j'ai été. Ils m'ont ouvert des continents par des mots, et avec mes enseignants, m'ont permis de découvrir qu'on est libre dans cette langue parce qu'on peut y voir et comprendre le monde. 

Alors je veux qu'ici, les professeurs avec leurs classes puissent venir découvrir des mots, que les professeurs puissent venir se former, car la France est une puissance éducative et que l'ensemble des professeurs français, et de toute la francophonie puissent venir y apprendre les fondamentaux de ce qu'est la transmission du français, de l'importance, en effet de notre orthographe, de l'importance de la dictée comme façon de transmettre notre langue – elle est essentielle à tous les âges –, de l'importance de la lecture à voix haute pour porter la langue française, la prononcer. Permettre à des élèves de sortir de la timidité, montrer qu'une langue, ce sont ses sonorités, apprendre à la dire, à la porter, car la lecture à voix haute change tout, elle apprend un rythme, elle permet de s'exprimer, elle donne confiance. 

Apprendre, ce faisant, les concours d'éloquence, et continuer de lutter contre l'illettrisme à tous les âges, qui est la pire des barrières, car c'est celle dont on n'ose pas parler. Un illettré ou une illettrée ne se voit pas, et n'ose le dire. Mais ce sont des murs qui vous empêchent d'accéder au commun de la nation, du pays. C'est pourquoi les professeurs, là aussi, à tous les âges, ont un rôle indispensable à jouer. Ce lieu sera un lieu pour eux, épicentre de tout ce travail que nous voulons continuer au cœur de l'éducation nationale. Au cœur aussi de notre enseignement supérieur et du réseau que nous voulons avec l’AEFE et tous nos enseignants à travers le monde, que nous avons profondément transformé, à qui nous avons redonné de l'ambition avec, comme je le disais, beaucoup plus d'élèves et d'élèves non-français. 

Ce lieu sera ensuite un deuxième visage, celui des écrivains, des créateurs. Il donne à la langue sa liberté, ses couleurs, sa force. Cette cité internationale sera aussi un lieu de résidence, en lien étroit évidemment avec la Cité internationale des arts et je l'en remercie, avec la Villa Médicis, nos résidences d'artistes du Japon, aux États-Unis, mais nos résidences aussi d'artistes et de créations à Montfermeil et dans tant et tant de lieux de la République où nous avons développé cette ambition parce que la langue ne s'enferme pas. 

Cette cité sera aussi une cité épicentre de création, parce que nous n'avons cessé, ces dernières années, de continuer le combat pour celles et ceux qui créent en français, qui écrivent des livres ou des scénarios, qui écrivent où mettent le français au sein de leurs sculptures ou de séries, et qui inventent un imaginaire en français. C'est pourquoi nous avons voulu développer et déployer une Afrique créative, ou Creative Africa, comme on dit en bas breton, et que nous avons voulu en effet multiplier ces bourses pour pouvoir créer à travers cet immense continent où les locuteurs français sont si nombreux. 

C'est pourquoi aussi nous avons voulu ces dernières années, défendre notre langue française et notre exception culturelle, avec en particulier la défense en 2018, du droit d'auteur et des droits voisins que nous avons européanisés, permettant non seulement de défendre celles et ceux qui créent en langue française, mais obligeant les plateformes à produire en français, à faire travailler des artistes, des scénaristes, des écrivains en langue française pour leurs propres productions. 

Et c'est pourquoi nous continuerons de le faire dans cette bataille qui peut paraître sibylline, complexe, de l'intelligence artificielle. Car se joue, là aussi, une partie de la création en langue française et dans notre français. Nous en parlions tout à l'heure avec Barbara Cassin. L'intelligence artificielle repose sur des algorithmes, mais on ne donne à cette intelligence que la base, en quelque sorte, sur laquelle elle se nourrit. Elle a aujourd'hui un biais formidable, elle est anglo-saxonne. À juste titre, nous avons raison de défendre le droit d'auteur dans l'intelligence artificielle. Mais il y a ce qu'on appelle les modèles fondationnels, qui sont les modèles d'apprentissage de l'intelligence artificielle, son socle, sa structure d'esprit, si je devais le dire en des termes simples. Si on y laisse les biais culturels, cognitifs, de la langue anglaise, alors nous sortirons des chemins que l'intelligence artificielle est en train d'inventer. C'est pourquoi nous devons mettre nos œuvres, notre corpus au cœur de ces modèles dits fondationnels pour pouvoir corriger ces biais. Travailler aussi sur les intraduisibles qu'il y a, corriger les biais qui continueront d'exister pour que l'intelligence artificielle et les algorithmes qui en procèdent soient les plus interlinguistiques, plurilinguistiques possible et qu'ils permettent de voyager d'une langue l'autre. 

Et figurez-vous que ça tombe bien. Nous avons une chance en France, c'est qu'à côté de l'ordonnance de Villers-Cotterêts, parmi d'autres, le même François Ier a pris à Montpellier une autre ordonnance royale en 1537, celle qui a permis le dépôt légal. Et depuis, nous avons ainsi accumulé une forme de thésaurus en langue française. Eh bien, c'est cela qu'il nous faudra partager et réussir à faire vivre pour continuer de créer, y compris dans l'intelligence artificielle. 

Nos acteurs et nos comédiens, troisième immense figure dont nous avons besoin, seront ici, chez eux. Car cette cité internationale sera, je le disais, un lieu aussi où l'on dira, où l'on jouera la langue française, où l'on jouera avec les mots. Éric RUF était là tout à l'heure et je le remercie. Les actrices et les acteurs du français, je le souhaite, je l'espère, viendront ici, jouer. Il y a une salle formidable, un auditorium, et toutes celles et ceux qui disent le français, qui disent les textes, qui font œuvre, justement, de se perdre dans les livres, de donner le théâtre, de transformer les romans pour pouvoir les dire, de dire nos poèmes, feront vivre sur scène nos auteurs de langue française. 

Ce lieu sera aussi un lieu pour nos bibliothécaires et avec eux, nos libraires, nos éditeurs, tous ceux qui permettent d’y avoir accès. Et je souhaite qu’on continue d’aider ces professions, ici, de les former, d’échanger. La première salle qui m’a été donnée de voir est d’ailleurs une formidable salle de bibliothèque. Car face aux mots qui parfois nous divisent, face aux incompréhensions, parfois l’ennui qui s’installe et qui peut faire commettre le pire, les bibliothèques jouent un rôle essentiel. Erik Orsenna et Noël Corbin, il y a quelques années, m’avaient rendu un rapport sur les bibliothèques et leur ouverture. Je souhaite qu'avec tous les maires de France, nous puissions continuer ce travail d'ouverture de nos bibliothèques au-delà des heures qui sont la plupart du temps les nôtres. 

Ouvrir une bibliothèque le soir, le samedi après-midi et même le dimanche, en sachant aménager les horaires, c'est permettre à des parents qui travaillent et qui parfois rentrent tard, à des enfants, d'avoir accès à des livres, qu'ils n'ont pas forcément chez eux et surtout de se protéger de l'ennui, qui est une maladie dont il ne faut pas oublier les risques et les dangers. Les bibliothécaires jouent un rôle essentiel et ce lieu sera un lieu pour eux. 

Et enfin les traducteurs et avec eux, les interprètes. Une langue existe, s'invente et se réinvente si elle est traduite. Et je n'ai jamais vu le français comme une langue qui devait résister ou avoir peur des autres langues. C'est une bonne chose de dire que le français doit protéger des faux-anglicismes ou convoquer des mots anglais quand il n'a pas besoin. Mais quand vous parlez à des gens qui ne parlent qu’anglais, refuser de parler leur langue, c'est une absurdité. Donc quand vous parlez à des investisseurs internationaux, oui, il vaut mieux dire Choose France, on se fait mieux comprendre. Et combat d'anciens, le français peut rayonner, exister en aimant sa rigueur et sa linguistique en étant moderne. Amin Maalouf disait si joliment d’ailleurs qu'il fallait trois langues. Il donnait tout de suite une place à l'anglais, comme ce nouveau latin. Il fallait une autre pour pouvoir justement voyager, trouver une autre identité, soit cette langue identitaire, soit une autre langue pour voyager dans notre Europe. Je crois très profondément que le français se pense, se pose, vit dans ce voyage avec plusieurs autres langues, pas comme une compétition, un conflit, une résistance, comme une richesse. Nous sommes sur des continents qui ne vivent que dans le multilinguisme ou le plurilinguisme. Acceptons ce voyage, acceptons-le avec audace et avec confiance et refusons de voir en quelque sorte dans le repli sur une langue à laquelle on ne céderait rien, ce qui est au fond une fausse idée de ce qu'est la langue française, qui n'a cessé de convoquer les autres langues pour s'inventer elle-même et de s'exporter elle-même chez les autres. Et donc, continuons d'avancer, c'est essentiel sur le continent africain qui vit au milieu de centaines de langues, parfois elles-mêmes les plus régionales, mais sur tous les continents où le français se déploie, nous en avons besoin en européens. L'Europe est le continent dont la langue, pour paraphraser Umberto Eco, la langue n'est ni le français, ni l'anglais, ni l'allemand, ne cherchons pas la compétition. La langue de l'Europe est la traduction, disait-il, c’est-à-dire ce point de passage de l'une à l'autre. L'apprentissage de la langue d'autrui, celle qui fait que Madame de Staël avec Benjamin Constant convoquait l'allemand ou l'anglais quand le français peinait à dire la complexité des sentiments ou permettait de sortir d'une habitude ou d'un mot qui était teinté d'autre chose. Nous vivons aussi dans cet espace. 

Oui, la traduction est importante pour la langue française. C'est pourquoi je me félicite qu'en 2019, nous ayons créé ce Grand prix national de la traduction pour célébrer et défendre nos traductrices et traducteurs. Mais je veux que nous puissions aller beaucoup plus loin car la traduction du français dans des langues étrangères devient dans beaucoup d'endroits une forme de combat politique. Permettre à notre littérature, au fond, d'être accessible à des jeunesses de continents entiers pour lesquels les livres en langue française ou nos auteurs dans leur langue n'existent que dans des livres trop rares ou trop chers. Kamel Daoud a eu une très belle formule. Il a dit : « Lire Balzac en arabe ou dans d'autres langues fait partie de la francophonie ». Faire voyager nos auteurs de langue française dans des langues étrangères, c'est aussi faire voyager la langue française. C'est pourquoi il en a accepté le travail. Je souhaite aujourd'hui confier une mission toute particulière à Kamel Daoud, celle avec évidemment le Centre national du livre, les ministères compétents et également tous nos éditeurs, celle de travailler sur les traductions des auteurs de langue française dans les langues étrangères, l'arabe et les principales langues sur lesquelles justement cette compétition se joue, et de pouvoir nous aider à réussir à multiplier ces traductions, mais surtout à les rendre accessibles. Aujourd’hui, sur une bonne partie du continent africain, pour reprendre cette géographie, vous accédez quasiment pour rien à des livres qui véhiculent l'obscurantisme, à des livres qui disent des mensonges sur telle ou telle religion, et à des livres qui préparent le pire. Il est très difficile d'avoir accès à des livres d'un autre auteur africain, s'il l'écrit en langue française, ou à nos classiques. C'est une réalité. Parce que nous sommes trop chers ou trop peu traduits. Ce travail est essentiel, parce que le but du français doit être de continuer de se répandre et d'être compris et de pouvoir faire ce pont pour que des jeunes, dont ce n'est pas la langue, s'émerveillent devant Balzac, Flaubert, Kundera ou d'autres, en comprennent l'intelligence, aillent vers ce chemin et qui sait peut-être, décident pour cette même raison d'apprendre le français, demain d'écrire. Et donc, je souhaite que ce travail soit conduit. 

Il est pour moi ô combien important et je sais pouvoir compter sur tous nos éditeurs, je le disais, sur le CNL, mais également sur notre audiovisuel public qui joue un rôle important là aussi dans ce rôle de passeur, de traduction, de compréhension des univers linguistiques. Notre audiovisuel extérieur public joue ce rôle, passant du français au haoussa ou à tant d'autres langues sur le continent africain, ce que font très peu de médias publics ou de médias internationaux. Ces cinq grandes figures qui permettent de transmettre, de passer, d’inventer le français auront donc leur place ici, parce qu’elles aident à abattre des murs comme on a abattu des murs du château vers le reste de la ville, et qu’on a permis aux habitants d’en reprendre possession. Le français est à vous, la langue française est à vous, ces lieux sont à vous.

Je ne veux pas être plus long. Voilà ce que je voulais vous dire pour expliquer pourquoi nous sommes là, et pourquoi c'est un combat si important. C'était un rêve fou, il y a presque 7 ans de vouloir faire revivre ce château et de vouloir y faire une Cité internationale pour la langue française. Vous avez réalisé ce rêve. Vous avez montré qu’une utopie, c'est une réalité qui simplement dépend de la volonté, de l'ambition, de celles et ceux qui la portent. C'est la plus belle métaphore de notre langue et sans doute de notre nation. Les enfants de Villers-Cotterêts pourront ici se perdre dans la langue et, qui sait, découvrir les odeurs qu'il y a sur le long du fleuve Maroni ou entendre le bruit de la pluie dont parle Jacques Brel aux îles Marquises. C'est la même langue, la même pluie, pas tout à fait, mais ils compareront les impressions grâce à vous toutes et tous. 
Cet ultime lieu de l’utopie réalisée, faites-le vôtre, emparez-vous en, faites-le vivre, continuez de le transformer, de le réinventer, faites-le plus grand, plus beau, formez des enfants, apprenez à des adultes, créez ici des écrivains, des comédiens, des traducteurs, des interprètes, faites-les voyager, accueillez.
Soyez une langue hospitalière et voyageuse, la langue française, la nôtre. 
Vive la langue française, vive la République et vive la France !

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