Hélène Carrère d’Encausse, avec son autorité, la force de son destin, l’ampleur de son œuvre, s’était hissée jusqu’au sommet des lettres françaises. Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Immortelle, historienne du temps long, elle sut toujours marier le goût des institutions et des permanences, avec la singularité comme l’audace que toute sa vie inspire. Sa disparition, le samedi 5 août, est celle d’une femme qui traversa son siècle, marqua l’époque, parvint à en transmettre l’histoire à des milliers de lecteurs.

L’Histoire, la littérature et la France : la vie de celle qui vit le jour à Paris le 6 juillet 1929 fut très tôt façonnée par ces trois passions. Née Hélène Zourabichvili, elle était l’enfant d’une famille éprouvée par les heurts du siècle. Son père, philosophe et économiste de formation avait fui sa Géorgie natale lors de la soviétisation. Sa mère était née à Florence de parents russes et rhénans. L’un et l’autre veillèrent à lui inculquer simultanément l’attachement aux patries de leurs ancêtres et l’amour de leur pays d’accueil, la France. Du modeste appartement familial à Vanves, ils firent un inépuisable creuset de culture européenne, meublé par les livres, animé par les conversations qui débutaient en géorgien, en russe, ou en italien, pour se terminer en français, cette langue alors de survie, qui devint la langue de sa vie. Si à sa majorité, à vingt et un ans, Hélène Zourabichvili obtint la nationalité de son pays natal, elle était, depuis longtemps, une Française éprise de nos mots, de notre passé, de notre art de vivre conservé et transmis à travers le temps. En 1952, elle épousa Louis Carrère, avec qui elle eut trois enfants : Emmanuel, Nathalie et Marina.

Son patriotisme ne retint pas celle qui s’appelait désormais Hélène Carrère d’Encausse d’explorer d’autres pays que le sien. Elle conjugua alors son amour pour l’héritage du passé avec sa curiosité pour les ressorts du présent. Sur les bancs de Sciences Po d’abord, avec une thèse parue en 1966 sous le titre de « Réforme et révolution chez les musulmans de l’empire russe », marquant un intérêt pour les nationalités au sein de l’URSS, lequel déterminerait une grande part de son œuvre. Puis sur l’estrade de l’école, dès 1969, en tant que professeur. Réputée auprès des étudiants pour ses cours menés sans notes, elle défricha inlassablement avec eux, par l’étude, ces terres orientales qui représentaient une part de son histoire familiale.

Auteur prolifique et reconnue pour la rigueur de ses œuvres et la clarté de son style, Hélène Carrère d’Encausse accéda à une notoriété mondiale lors de la publication de L'Empire éclaté en 1978. Elle y prédisait en effet, onze ans avant la chute du Mur de Berlin, la désintégration de l'Union soviétique sous l'effet de la démographie. L’essai provoqua des débats retentissants dans les facultés comme sur les plateaux de télévision, et fut presqu’aussitôt une référence d’histoire prospective. Professeur invitée au Collège d’Europe à Bruges, ainsi que dans nombre établissements asiatiques et nord-américains, Hélène Carrère d’Encausse s’imposa dès lors comme une des plus éminentes spécialistes de la Russie tsariste et du monde soviétique, à qui elle vouait une « lucide passion ». Toujours, elle éclaira, expliqua, analysa, pour des milliers de lecteurs et d’auditeurs la Russie telle qu’elle allait.

Son goût de l’Histoire, prise dans ses pentes anciennes et ses soubresauts futurs, l’amena à s’impliquer davantage dans les débats contemporains. En 1992, Hélène Carrère d’Encausse devint conseillère à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. En 1994, après avoir présidé le comité pour le « Oui » au référendum de Maastricht, elle se porta candidate aux élections européennes sur la liste UDF-RPR de Dominique Baudis. Cette européenne de cœur, enfant d’un continent et de ses drames, s’investit pleinement dans son mandat au Parlement de l’Union.

Ce fut pourtant une autre élection, celle à l’Académie française, qui décida ensuite de la vie d’Hélène Carrère d’Encausse. Encouragée par Henri Troyat, autre parcours façonné par le monde slave, elle rejoignit en 1990, dès le premier tour, les rangs des Immortels, au fauteuil numéro 14.  Accueillie l’année suivante par Michel Déon, elle fut la troisième femme, après Marguerite Yourcenar et Jacqueline de Romilly, à siéger à l’Académie française. En 1999, succédant à Maurice Druon, Hélène Carrère d’Encausse fut la première femme à en prendre la tête, sous le titre de « Madame le secrétaire perpétuel », parfaite combinaison de son attachement au genre masculin de la fonction et à la reconnaissance de son parcours précurseur. Parce qu’elle avait étudié comment meurent ou demeurent les régimes et les institutions, elle déploya alors une fermeté qui n’était jamais exempte de modernité dans la transmission de notre langue, comme dans le renouvellement d’une Académie française dont elle était, pour des millions de Français, l’incarnation exemplaire. L’institution publiera en novembre prochain la neuvième édition de son dictionnaire, aboutissement d’une œuvre de longue haleine et de débats qu’Hélène Carrère d’Encausse avait dirigés.

Le Président de la République et son épouse saluent un destin exceptionnel, mû par l’amour de notre pays, de sa langue et de sa culture, et la volonté d’écrire en français l’histoire du monde pour mieux servir notre nation et notre Europe. Ils adressent à ses proches, à sa famille, ainsi qu’aux membres de l’Académie française, leurs condoléances sincères.

Un hommage national lui sera rendu par le Président de la République aux Invalides avant la fin de l’été.

À consulter également

Voir tous les articles et dossiers