Alain Touraine avait consacré sa vie à l’étude des mouvements sociaux et de l'action sociale. Son décès prive la sociologie mondiale d’un de ses plus grands penseurs.

La puissance de questionnement qui l’habitait était capable de tout renverser, et pour commencer de le faire abandonner l’École normale supérieure au beau milieu de ses études afin d’expérimenter trois ans durant la vie de mineur, puis rebrousser chemin et retourner sur les bancs de l’université pour fourbir ses armes intellectuelles avec une énergie nouvelle, nourrie de la prise de conscience des fractures de la société industrielle.

Raymond Aron, qui fut membre du jury de ses deux thèses de sociologie, lui trouva « un élan de conquistador ». Son nouveau monde, ce fut le nôtre, en particulier ses mouvements sociaux et sa conception du travail, dont il décrivit les métamorphoses.

Pour penser, il lui fallait voir, entendre, palper, prendre le pouls des hommes et des sociétés, sur tous les continents. Celui qui ausculta sans relâche la France des grèves et des gilets jaunes partit aussi étudier sur le terrain les syndicats chiliens, les étudiants américains, passa un an en Pologne pour s’immerger dans le fonctionnement de Solidarnosc, arpenta la Yougoslavie, la Hongrie, l’Amérique du sud.

Son épopée intellectuelle connut plusieurs phases. La première, dans les années 60, fut celle de l’étude des syndicats et l’évolution d’une conscience ouvrière. Son ouvrage sur le travail ouvrier aux usines Renault gagna sa place parmi les classiques de la sociologie, par son analyse du passage successif de l’ère de la machine à celle du travail à la chaîne puis de l’automatisation totale.

Les années 1970 le convainquirent que le mouvement ouvrier n’était plus le point nodal d’une société devenue postindustrielle, qui bourgeonnait d’aspirations nouvelles portées par le grand vent de mai 68.  Il fut le premier à en proposer une analyse globale qui n’isolait pas la révolte étudiante des protestations de travailleurs, et à étudier l’essor de ces mouvements sociaux nouveaux : écologisme, régionalisme ou féminisme.

Avec cette souplesse d’esprit qui lui permit d’épouser chaque inflexion du temps, de décliner toujours sa palette selon ses nouveaux visages, le penseur du collectif devint dans les années 1980 le penseur du sujet, mettant en lumière la résurgence de l’action individuelle qu’il voyait prendre le pas sur celle des mouvements sociaux, et en particulier la place pivot que prenait la femme.

Il sut tendre à la société un miroir à chaque nouvel éveil, chaque poussée de sève inédite, et l’avertir, bien souvent, des dangers que courait les valeurs démocratiques, quand étaient menacées la fraternité et la laïcité, quand guettait le populisme.

Ce théoricien de l’action était d’abord un praticien de la pensée. Pour lui, dire, c’était agir : il concevait « l’intervention sociologique » comme nécessaire pour donner aux mouvements sociaux encore latents la conscience d’eux-mêmes et accélérer ainsi leur éclosion. C’est pourquoi il fit entendre ses idées aussi haut et fort dans les tribunes des journaux que devant ses milliers d’élèves de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), investissant résolument le champ politique pour défendre les problématiques chères à son cœur d’accueil des migrants et de consolidation de l’Europe.

À l’idée de postmodernité, Alain Touraine préférait celle d’hypermodernité. Face aux Cassandre et aux fatalistes qui ne voient autour d’eux que le lent naufrage d’une ère épuisée, il sut souligner la force ambivalente de notre temps, où guettent certes des périls nouveaux de domination et d’écrasement, mais qui voit fleurir des mouvements de défense des droits humains plus résolus que jamais. Son œuvre est un hymne à la volonté, capable de transformer son environnement social et la condition humaine elle-même.

L’année dernière encore, il publiait un travail de référence sur les Sociétés modernes, pensée contemporaine des tensions de notre société, de la montée de l’individualisme, des droits et des identités, et des changements profonds liés aux émergences technologiques. Ses travaux comme leurs échanges ont ces derniers temps beaucoup nourri la réflexion et l’action du président de la République. Il salue avec amitié et regret l’engagement inlassable de cet intellectuel qui voulait « ré-enchanter la démocratie », et adresse à sa famille, ses proches, ses collègues, ses élèves, ses condoléances les plus sincères et affectueuses.

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