Avec lui, nous criions Aline, nous disions les mots bleus, nous pleurions les paradis perdus. Christophe s’est éteint. 

A la fois en marge et au cœur de la chanson française depuis plus d’un demi-siècle, il en était l’une des figures les plus singulières, un oiseau de nuit aux chansons lumineuses, une idole yé-yé qui fascinait les musiciens électroniques, un chanteur précieux capable d’emmener le public avec sa voix androgyne et fragile, toujours au bord de la fêlure, vers les sommets de son imagination romantique et ténébreuse, où il faisait se rejoindre le populaire et l’expérimental, le trivial et le sublime, le mystère et l’évidence, ce « beau bizarre » dont il avait emprunté le nom à Baudelaire. 

Il se présentait comme « le dernier des Bevilacqua », car tel était le vrai nom de cet enfant du baby-boom qui avait grandi dans l’Essonne, admirait Piaf et Bécaud, avant de tourner des regards émerveillés par-delà l’Atlantique, écoutant Elvis Presley sur son tourne-disque et admirant James Dean sur le grand écran. 

Et c’est d’abord pour vivre son rêve américain qu’il s’inventa chanteur, faux anglophone qui imitait les sons de ses disques préférés dans un « yaourt » dont il fit une méthode de composition entre chanson et poésie sonore jusqu’à la fin de sa vie. L’aventure commença comme beaucoup par un groupe à 16 ans, « Danny Baby et les Hooligans », par des concerts dans des cinémas et par un premier disque publié sur le label du Golf Drouot, l’incubateur de la génération rock des années 1960. 

Il tenta bientôt une échappée en solitaire et rencontra vite son premier « succès fou » avec une chanson que toute la France reprit en chœur à l’été 1965, Aline, dans lequel il crie son amour pour une figure évanescente, une femme qui se dérobe et lui échappe. Supplique lancinante, qui déchire et qui hante, le tube restera des mois en tête des ventes et à jamais dans le cœur des Français qui, de toutes les générations, l’entonnent encore aujourd’hui. 

Suivront d’autres immenses succès, Les Marionnettes, Les Paradis perdus et surtout Les Mots bleus, écrit avec Jean-Michel Jarre, compagnon des nuits d’écriture et de composition, une ballade qui chante les instants fragiles et presque impossibles des rencontres et des retrouvailles. Il y a là toute la délicatesse et l’idéalisme éthéré de ce dandy qui ouvrageait ses chansons en esthète. Car cet homme frêle, en bottes de cow-boy et moustaches de gaulois, cheveux longs et lunettes bleues, était un romantique invétéré, qui a signé parmi les plus belles chansons d’amour du répertoire français. 

Discret pourtant, presque rare, il vivait loin des feux de la rampe, en noctambule qui ne dormait que quand le soleil brillait. Lui qui aimait vivre au large sur son bateau quand il ne hantait pas les nuits de Montparnasse, avait construit sa carrière comme une vague douce et un peu mélancolique sur la plage de France, allant et venant de succès en retraits, d’éclats en éclipses, de saillies en silences. Il pouvait s’écouler des années sans qu’il ne publie d’album s’il n’était pas certain qu’il tenait quelque chose de suffisamment inédit, de suffisamment puissant, de suffisamment beau. 

Car avant d’être un chanteur, Christophe était un obsessionnel de la matière sonore. Dans son appartement-laboratoire où s’entassaient les juke-boxes, les instruments et les machines musicales en tous genres, il façonnait comme un sculpteur les tessitures et les timbres, les tonalités et les bruits, en alchimiste autodidacte de l’électro-acoustique. Lui qui ne connaissait pas le solfège, avait en revanche l’oreille absolue et était toujours en quête d’arrangements nouveaux et de tonalités singulières. Et s’il bouda longtemps la scène c’est que, durant des décennies, il estimait que la technique n’était pas au rendez-vous des concerts. C’était là encore un signe de cette soif d’idéal qui affleurait dans toutes ses partitions, à la surface émue de ses mots et de ses sons, dans ses ballades amoureuses comme dans ses rocks sophistiqués. Pour le bonheur de son public, il avait depuis trouvé les metteurs en scène qui faisaient de ses spectacles, ces dernières années, de longues rêveries partagées, intenses et magiques – des paradis perdus. 

Le président de la République et son épouse saluent l’artiste singulier qui nous a emportés dans ses fulgurances poétiques et sonores, et adressent leurs condoléances attristées à son épouse, sa famille et ses proches, comme à tous ceux dont le cœur a tressailli à l’écoute de ses chansons. 

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