8 mai 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing, accordée au "Méridional", Paris, vendredi 8 mai 1981.

QUESTION.- Réélu, vous vous efforcerez en priorité, pensons-nous, de "réunir ce qui un moment a été "désuni". Vous vous efforcerez d'aider au renforcement de la majorité et de promouvoir une coopération active et efficace entre ces différentes composantes politiques. Les 18 % de suffrages obtenus par J. Chirac au premier tour du scrutin ne peuvent que modifier, non pas la silhouette de la majorité, mais sa physionomie et son esprit. Comment voyez-vous cette modification ?
- LE PRESIDENT.- Après un premier tour qui donne traditionnellement aux électeurs l'occasion d'exprimer leur sensibilité et leur préférence, le propre de l'élection présidentielle est de rassembler une majorité de Français autour d'un homme et d'une politique. De ce point de vue, vous remarquerez avec moi que tous ceux qui sont attachés aux principes de la Vème République sont, par-delà leurs différences, unis sur l'essentiel : respect des institutions, choix d'une société de liberté, de responsabilité et de solidarité.
- Si je suis élu, il est clair que ces choix se trouveront confirmés. Mon devoir est aussi de tenir compte des aspirations qui se sont manifestées au-cours de cette campagne `campagne électorale`. Je suis attaché plus que tout autre à la lutte contre l'étatisme et la bureaucratie. Je suis également convaincu, et depuis toujours, de la nécessité d'une France forte et active. Je reprendrai ces propositions d'autant plus volontiers que, comme vous le savez, ces idées sont les miennes.
- Mais l'unité nationale doit encore progresser dans le respect de toutes les diversités. C'est là une nécessité. Les Français en ont conscience et beaucoup de ceux qui jusqu'ici ne m'ont pas apporté leur soutien le feront le 10 mai, car ils auront compris que le projet de notre société que je présente est plus conforme à leurs aspirations que celui de mon adversaire `François Mitterrand`.\
QUESTION.- Notre régime présidentialiste peut-il demeurer longtemps encore à mi-chemin entre le régime présidentiel et le régime parlementaire ? Ne sera-t-il pas à brève échéance dans l'obligation de faire un pas de plus vers le régime présidentiel ?
- LE PRESIDENT.- Je ne crois pas qu'il soit juste de définir la Vème République comme un régime présidentialiste. L'originalité de nos institutions est de maintenir tous les pouvoirs d'un parlement démocratique - pouvoir législatif, pouvoir de contrôle de l'action du gouvernement, pouvoir de censure - tout en assurant à l'exécutif la stabilité qui lui faisait défaut sous les républiques précédentes. Nous sommes ainsi préservés de la faiblesse et de l'inefficacité du régime d'assemblée sans que la représentation nationale s'en trouve amoindrie. On peut donc dire que la France dispose d'institutions équilibrées. Ces institutions, les Français les ont approuvées. Ce sont elles qui ont permis à notre pays de connaître, depuis 1958, un progrès économique et social sans précédent, et de retrouver son autorité internationale.
- Je suis, pour ma part, tout à fait déterminé à les défendre. Ce n'est pas, vous le savez, le cas de M. Mitterrand, qui n'a jamais cessé de les combattre, et dont le programme comporte des propositions de modifications institutionnelles importantes.\
QUESTION.- Les chefs d'entreprise - y compris ceux des PME - ont parfaitement conscience du choix de société qui leur est à nouveau posé. La plupart des membres des professions libérales aussi. Ne conviendrait-il pas, cependant, de motiver la confiance que vous attendez d'eux par des engagements fermes sur des sujets précis ?
- LE PRESIDENT.- Mon adversaire, en accumulant les promesses à toutes les catégories professionnelles, en prenant des engagements sur tout et son contraire, en multipliant les silences et en masquant soigneusement la réalité de son programme économique et social, fait tout pour que son projet bureaucratique et collectiviste paraisse sous un jour flatteur. Dois-je rappeler ce qu'écrivait le projet socialiste que M. Mitterrand a approuvé et préfacé : "On planifiera la production, la marche des grandes entreprises, l'investissement, la formation des groupes industriels, les arbitrages dans la répartition des ressources entre les salaires et les profits, dans leur utilisation entre l'investissement et la consommation". Je ne connais pas de programme plus favorable à l'intervention tatillonne de l'Etat et de la bureaucratie.
- Pourtant je pense, comme vous, que les chefs d'entreprise et les membres des professions libérales ne s'y trompent pas. Ils ont conscience que l'enjeu de l'élection présidentielle est capital. Je me suis refusé, tout au long de cette campagne `campagne électorale`, à la démagogie. Je ne leur ferai pas plus de promesses électorales aujourd'hui qu'hier. Mais je prends vis-à-vis d'eux, et vis-à-vis de l'ensemble des Français, l'engagement de maintenir les fondements de notre société de liberté et d'initiative. C'est un engagement majeur. M. Mitterrand, qui est contraint, bien qu'il cherche à s'en cacher, de s'allier aux communistes pour gouverner, peut faire toutes les promesses, mais il ne peut prendre cet engagement car, d'emblée, il serait privé des moyens de le tenir.
- Défendre et assurer l'avenir de notre société est un dur combat. C'est celui que j'ai mené quotidiennement depuis sept ans. C'est celui que je compte poursuivre avec la confiance et l'appui de la grande majorité des Français.\
QUESTION.- Est-il possible de "programmer" un allègement des contraintes bureaucratiques, fiscales et financières ? Est-il possible d'assurer, réellement, aux PME - PMI régionales l'accès à des marchés contrôlés par les grandes entreprises nationales, y compris celles du secteur public ? Est-il possible de remédier effectivement à une forme de concurrence abusive exercée par certains services publics à l'encontre des professions libérales ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que l'on peut parfaitement "programmer" les actions destinées à alléger les contraintes fiscales, bureaucratiques et financières qui pèsent sur les petites et moyennes entreprises. La liberté des prix est maintenant définitivement instaurée. Prenons le problème du financement. La création du Crédit d'équipement pour les petites et moyennes entreprises (CEPME) et la mise en place du Comité interministériel pour le développement des investissements et le soutien de l'emploi (CIDISE) permettront aux petites et moyennes entreprises de bénéficier désormais d'un accès autonome à des financements privilégiés pour leur développement.
- Ces efforts ont complété la mise en place d'un dispositif fiscal très complet destiné à faciliter la -constitution de fonds propres notamment pendant les premières années d'existence de l'entreprise. Cette action sera poursuivie, en-particulier pour résoudre le problème du financement des entreprises innovatrices. Quand leurs produits rencontrent un grand succès sur le marché, la croissance de ces entreprises ne doit pas être freinée par des contraintes financières.\
`Réponse`
- Nous pouvons prévoir pour l'avenir trois actions prioritaires :
- 1) Libérer les entreprises des papiers et des formulaires. A-partir du 1er janvier 1984, les entreprises françaises remettront à un interlocuteur administratif unique, une fois par an, un seul document, dans lequel seront consignées les informations essentielles concernant chaque entreprise. Ce document sera valable pour toutes les administrations. Il appartiendra à l'administration de répartir elle-même l'information en son sein.
- 2) Organiser un accès plus large au crédit pour les petites et moyennes entreprises. Leurs difficultés de financement tiennent à la faiblesse de leurs fonds propres et à l'impossibilité d'offrir des garanties. Pour y remédier, et cela avant le 30 juin 1982, la procédure des prêts participatifs, assimilables à des fonds propres, sera élargie à toutes les petites entreprises en croissance. La procédure sera décentralisée. Aucune sûreté ne sera demandée pour ces prêts, ni à l'entreprise, ni au chef d'entreprise. En outre, le cautionnement mutuel sera rénové et renforcé : son organisation professionnelle sera rigoureusement respectée.
- 3) Enfin, simplifier radicalement toutes les procédures d'aide financière. Au-cours des dernières années, des aides adaptées ont été mises en place pour soutenir les petites et moyennes entreprises dans les domaines de l'innovation, de la recherche, de l'exportation, de l'investissement et de l'emploi. Chacune de ces aides est efficace, mais l'ensemble est trop complexe. Avant le 31 décembre 1982, ces différentes aides devront être regroupées. Le Crédit d'équipement des petites et moyennes entreprises et les établissements bancaires seront invités à servir d'intermédiaire entre l'Etat et l'entreprise. Chaque fois que possible, l'aide sera remplacée par une diminution des impositions et des charges de l'entreprise.
- Par ces deux dernières actions réalistes et radicales, nous aiderons efficacement les petites et moyennes entreprises à accéder aux marchés dont vous parlez. En ce qui concerne la concurrence exercée par les services publics à l'égard des professions libérales, je vous dirai simplement que je suis hostile à toute forme de monopole. En-matière de santé, comme ailleurs, je veillerai à ce que le service public ne sorte pas de son rôle.\
QUESTION.- La politique économique de votre nouveau septennat ferait-elle litière de la notion de "croissance douce" ? Entendez-vous promouvoir de nouvelles mesures, autres que celles annoncées avant le 1er tour ?
- LE PRESIDENT.- La politique que je mettrai en oeuvre sera une politique économique pour l'emploi. Elle reposera sur la -recherche d'une croissance aussi élevée et aussi économe que possible en énergie et en matières premières. C'est ce que j'appelerai la "croissance réaliste". Laissons à d'autres la "croissance des illusions" en espérant que ce ne sera pas la "croissance des déconvenues".
- Si l'on se reporte aux sept dernières années, on constate que le rythme de croissance n'a pas été aussi rapide qu'au-cours des années 1960, mais il est resté nettement supérieur à celui des grands pays industrialisés d'Europe et d'Amérique. Cette performance est d'autant plus remarquable qu'elle a été réalisée en réduisant les importations de pétrole et en maintenant une situation financière qui est parmi les plus saines du monde.
- Pourquoi ce qui a été possible hier ne le serait-il pas demain ? Nous avons tout pour relever les défis des années 1980 car nous disposons aujourd'hui d'une économie forte. De nouvelles mesures devront être prises au-cours des mois et des années à venir.
- Je ne puis vous en donner le détail aujourd'hui, car elles devront tenir compte de l'évolution de la situation économique internationale. Mais elles tendront toutes vers le même objectif qui est de retrouver une croissance forte par la modernisation de notre appareil de production, par le renforcement de la recherche, par l'allègement des contraintes étatiques, par le développement des investissements créateurs d'emploi et par le renforcement de la compétitivité de nos entreprises.\
QUESTION.- Le score que vous avez réalisé au premier tour de cette élection présidentielle est, sans aucun doute, moins dû à la situation économique et sociale du pays (dont les citoyens de bon sens savent bien qu'elle serait infiniment plus grave avec un gouvernement de gauche) qu'à un trop grand libéralisme face à la dégradation des moeurs, du civisme et de l'autorité publique.
- Or, ce pays n'a jamais eu plus soif d'une autorité qui, dans le respect des libertés démocratiques, fasse que tous les citoyens puissent vivre dans la paix, la sécurité et le respect de leurs droits légitimes.
- Ne pensez-vous pas qu'il serait temps de satisfaire cette volonté nationale plutôt que de s'évertuer à satisfaire (sans jamais y parvenir d'ailleurs) les revendications partisanes de groupes irresponsables ou d'adversaires politiques dont le sectarisme est indéniable ?
- LE PRESIDENT.- Je vous avouerai que je suis extrêmement surpris (pour ne pas dire plus) de la formulation de votre question. Je ne vois pas sur quoi vous vous appuyez pour affirmer que j'aurais, par un "trop grand libéralisme" encouragé "la dégradation des moeurs, du civisme et de l'autorité publique" ou cédé aux "revendications de groupes irresponsables". Vous devez savoir, et tous les Français savent, que depuis sept ans l'ordre et la paix civile ont été maintenus en France, que la discipline a été rétablie dans l'armée, que l'université s'est remise au travail, que le gouvernement a fait voter un projet de loi tendant à mieux assurer la sécurité et la liberté, bref que j'ai épargné à notre pays les convulsions politiques ou sociales qui ont affecté ou qui affectent plusieurs de ses voisins.
- Dans un pays démocratique, la discipline sociale repose d'une part sur la fermeté de l'Etat, d'autre part sur la participation active de l'immense -majorité des citoyens. Au-cours du septennat qui s'achève je n'ai jamais cessé d'avoir présentes à l'esprit ces deux conditions. Peut-être est-ce pour cela que les "printemps chauds" qui nous étaient annoncés chaque année par certains partis et par une certaine presse n'ont pas eu lieu. Si je suis réélu, il en sera de même pendant les sept ans qui viennent. Je ne garantis pas que ce serait le cas dans l'hypothèse d'une victoire de mon adversaire `François Mitterrand`.\
QUESTION.- Votre politique étrangère, notamment en ce qui concerne l'URSS vous a aliéné bon nombre de Français qui n'ont pas compris votre voyage à Varsovie, après l'agression de l'Afghanistan, la participation de la France aux Jeux olympiques de Moscou et l'abandon du Tchad à l'heure où Kadhafi, téléguidé par Brejnev, s'emparait de ce territoire pour poursuivre l'oeuvre de déstabilisation de l'Afrique. Si cette attitude peut être expliquée par l'impossibilité de s'appuyer, éventuellement, sur des alliés animés du désir de réagir, comptez-vous durcir la position de la France devant les manifestations d'expansion soviétique dès lors que l'Amérique de Reagan apparaît de nouveau comme fermement décidée à stopper cette expansion ?
- LE PRESIDENT.- Pour répondre à votre question, il faut reprendre avec précision les trois points que vous mentionnez.
- Et d'abord ma rencontre avec M. Brejnev à Varsovie. Que lui reproche-t-on ? D'avoir apporté une caution à l'Union soviétique après l'Afghanistan ? Personne n'a fait ce reproche, ni au secrétaire d'Etat américain, qui a rencontré M. Gromyko à Vienne quelques jours avant la rencontre de Varsovie, ni au chancelier Schmidt, qui s'est rendu à Moscou quelques semaines après. Ceux qui ont adressé ces critiques considèrent-ils que la France seule devrait s'interdire de parler à l'Union soviétique ? La France qui, grâce au général de Gaulle, est à l'origine de ce dialogue ?
- En réalité mon objectif était très clair : il était indispensable de mettre en garde le plus haut dirigeant de l'URSS sur la gravité de l'intervention soviétique en Afghanistan et sur les conséquences qu'elle aurait en se poursuivant. De le mettre en garde également contre tout nouveau coup porté à la détente. Ce que j'ai dit à M. Brejnev est le langage qui a été constamment tenu par la France. Il témoigne de la fermeté de notre condamnation.
- Lorsque la paix est en jeu, c'est le devoir des hommes d'Etat d'allier obstinément la fermeté des positions et la -recherche du dialogue. D'ailleurs, ne vous y trompez pas, ceux qui affirment que je n'aurais pas dû me rendre à Varsovie sont ceux qui pensent au fond d'eux-mêmes que la France n'a pas la capacité de débattre avec les grands responsables.\
`Réponse`
- Quant aux Jeux olympiques, ce n'est pas la France qui a participé, mais les athlètes français. Leur participation, conformément à la charte olympique, a été décidée par les représentants de mouvement sportif et par eux seuls. Le gouvernement en cette matière, n'a fait que respecter le choix des sportifs. Toute autre attitude eût été inconséquence : les sportifs anglais ont participé aux Jeux olympiques contre l'avis de leur gouvernement.
- Le gouvernement français n'a été représenté à aucune manifestation ou cérémonie pendant les Jeux olympiques.\
`Réponse`
- Quant au Tchad, parler d'abandon est absurde. C'est à la demande de toutes les instances tchadiennes et de tous les Etats voisins que la France avait retiré ses troupes du Tchad en 1979. Ni le gouvernement de transition du Tchad, ni aucun des Etats voisins, ni aucune instance africaine ne lui ont demandé d'intervenir : il n'y avait plus de Français à N'Djamena puisque la France avait évacué la totalité des civils français et étrangers qui s'y trouvaient. Il eût été irresponsable pour la France d'intervenir dans la guerre civile qui déchirait le Tchad. La France est fidèle à ses amis : elle n'est pas un pays qui viole la souveraineté d'Etats indépendants.
- Avec tous les Etats africains, la France a condamné l'intervention libyenne du Tchad qui est contraire aux accords de l'Lagos, et le projet de fusion entre la Libye et le Tchad, qui est une annexion déguisée. De quel droit l'aurions-nous condamné si la France était intervenue sans un -titre légitime pour le faire ?
- J'ajouterai ceci : si la France respecte l'indépendance des Etats africains, elle a aussi montré qu'elle avait la volonté et les moyens d'en assurer le respect quand cela était nécessaire. Elle continuera de se tenir aux côtés des pays africains quand leurs droits et leur sécurité sont en cause. Elle est le seul pays occidental à le faire avec courage et détermination, même lorsque cela implique des risques.\
`Réponse`
- Quant à savoir si j'ai l'intention de durcir la position de la France à l'égard de l'Union soviétique parce qu'il y a à Washington une nouvelle administration, permettez-moi de vous dire que la question ne se pose nullement en ces termes. La France a une politique indépendante. Elle ne se détermine pas en-fonction de la politique des autres, mais sur la base de ses propres analyses. Sa politique à l'égard de l'Union soviétique repose sur ce principe fondamental.
- C'est parce que la France mène cette politique indépendante qu'elle peut tenir son rang dans le monde et agir efficacement au service de la paix. Et personne, je vous invite à l'observer, ne met en doute la solidité de sa parole, les Etats-Unis moins que tout autre, qui considèrent la France, de nombreuses déclarations officielles en témoignent, comme un de leurs alliés les plus sûrs.\