7 mai 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing par Georges Suffert, lors de la campagne officielle pour le second tour de l'élection présidentielle, Paris, jeudi 7 mai 1981.

QUESTION.- Monsieur le Président, à la fin du débat avec François Mitterrand, avant-hier, vous avez livré un petit morceau de secret : vous avez dit "J'ai changé". Alors, cela veut dire quoi "J'ai changé", cela veut dire que sept ans à l'Elysée, dans cet enfermement, cela change un homme ? Est-ce que cela veut dire que vous avez trouvé les rapports avec les Français plus difficiles que vous ne pensiez. Est-ce que vous avez trouvé un monde extérieur plus dur que vous ne l'aviez pensé ? Qu'est-ce que cela veut dire "avoir changé" ?
- LE PRESIDENT.- Cela veut dire changer. Monsieur Suffert vous avez sûrement changé depuis 7 ans : tous ceux qui nous écoutent ont changé depuis 7 ans, moi aussi, et peut-être un peu plus. Pourquoi ? Pour les raisons que vous dites. La présence à l'Elysée, non. Le fait d'être enfermé ne vous change pas. Les rapports avec les Français ? non. Parce que j'étais un élu de longue date, donc j'ai toujours eu des rapports avec les Français, ce n'est pas cela qui m'a changé. Je vous dirai, c'est à mon avis deux choses : la première, ce sont les difficultés de la tâche £ c'est beaucoup plus difficile qu'on ne le croit, et, lorsque je voyais les candidats pendant le 1er tour, les nombreux candidats, je me disais "ils ne se rendent pas compte du tout de ce qui les attend s'ils sont élus". C'est beaucoup plus difficile qu'on ne croit, parce qu'il s'agit de conduire un peuple libre, donc où chacun a son opinion, prend ses décisions, s'exprime, et il faut poutant conduire une action collective, c'est-à-dire faire face à des situations, régler les problèmes, et c'est très difficile. Donc, cela vous change.\
`Réponse` Deuxième cause de ce changement : ce sont les dangers du monde. Quand on vit dans ma fonction, on s'aperçoit qu'il y a de très grands dangers, et qu'on parle à des gens qui ne pensent pas à ces dangers. J'ai eu une conversation à Venise avec le président Carter au mois de juin dernier `1980` £ j'avais fait faire des manoeuvres en France pour étudier ce qui se passerait en cas de conflit, quel serait notre sort, qu'arriverait-il £ et j'en avais tiré un certain nombre de conclusions préoccupantes. J'ai voulu savoir, avec le président des Etats-Unis, ce que feraient les Etats-Unis dans cette hypothèse, et je peux vous dire - je le raconterai en détail plus tard - je n'ai pas obtenu de réponse rassurante, à l'époque. Donc, je savais que nous vivions dans un -état de grand danger. Eh bien, le fait que la tâche soit difficile tous les jours, et le fait qu'on sente le poids du danger sur son pays, est quelque chose qui vous change.\
QUESTION.- Entre le premier et le deuxième tour, j'ai eu l'impression, en vous regardant à la télévision, qu'il s'était passé un changement subtil, là aussi, dans votre manière d'être, dans votre visage : une un peu plus grande allégresse. Qu'est-ce qui vous a rassuré dans le premier tour ? Moi, je ne l'ai pas trouvé tellement rassurant de votre point de vue.
- LE PRESIDENT.- C'est d'abord que les Françaises et les Français m'ont placé en tête. Il fallait voir que j'avais le handicap.
- QUESTION.- C'est normal, vous étiez le "sortant".
- LE PRESIDENT.- C'est normal, on n'en sait rien. Vous avez des changements, vous avez des sortants qui ont eu des chutes considérables, je vous parlais des Etats-Unis, par exemple, il y a quelques mois.
- Ils m'ont placé en tête alors que tout le tir avait été concentré sur moi. La première campagne `campagne électorale` n'a pas été une campagne tournée vers les Français, c'est une campagne tournée vers le Président de la République, et, malgré cela, ils m'ont placé en tête £ ils m'ont toujours laissé en tête. Donc, c'était pour moi très encourageant.
- La deuxième chose qui m'a frappé, c'est que l'un des objectifs que je m'étais fixé, je l'ai atteint, c'est-à-dire gagner des votes populaires, et cela a été très frappant de voir que, dans les grandes zones industrielles, vous avez vu que, malgré les difficultés économiques, malgré la crise, malgré le chômage, j'ai progressé : par exemple, dans le département du Nord, dans le Pas-de-Calais, dans une partie des Bouches-du-Rhône, dans les grandes agglomérations populaires. Et c'était donc le fait que les Français de base avaient compris, malgré l'écran de la campagne, malgré les critiques contre moi, que j'avais essayé de résoudre leurs problèmes pendant cette période, et donc qu'ils avaient mesuré l'effort et, dans une certaine mesure, les résultats. C'était très encourageant.
- QUESTION.- C'est-à-dire que vous avez l'impression d'avoir été mieux compris par les Français de base, comme vous dites, que par une certaine couche de Français, cadres ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas cela £ ce n'est pas une certaine couche de Français. C'est qu'il y a en France, à la fois un jeu politique qui est le fait d'un petit nombre, analyses politiques, commentaires, et puis il y a le sentiment populaire, et le sentiment populaire a été plus favorable à ma candidature que n'était l'analyse politique et c'était cela que je souhaitais.\
QUESTION.- Question personnelle : quelle a été la décision la plus difficile que vous ayez eu à prendre en sept ans ?
- LE PRESIDENT.- La plus difficile, personnellement vous voulez-dire ? Cela a été la décision d'intervention à Kolwezi au Zaire, c'était la plus difficile. Je vous la raconte en quelques mots. Dans le débat de l'autre jour, mon concurrent `François Mitterrand` en a parlé £ il a eu tort d'en parler parce que je vais vous rappeler un certain nombre de choses.
- Comment ces événements se sont-ils passés ? Il y avait déjà eu des événements au Zaire, en 1977, on a peut-être oublié, la France n'était pas intervenue, et nous avions simplement facilité des transports de troupes, et notamment de nos amis marocains qui étaient allés soutenir la stabilité du Zaire £ pas de forces françaises.
- Et puis, arrive le mois de mai 1978, un samedi £ j'étais à la campagne, dans le Loir-et-Cher £ on me téléphone à l'heure du déjeuner et on me dit : "Il y a à nouveau des incidents au Zaire, au Shaba, les gendarmes katangais sont entrés à nouveau au Zaire. Qu'est-ce qu'on fait ?" J'ai dit : "Ecoutez, nous apportons notre assistance technique normale au Zaire, des événements se sont déjà produits, nous n'avons pas de raison directe d'intervenir, donc : assistance technique, et nous suivons avec attention la situation. Nous avions la chance d'avoir au Zaire un très bon ambassadeur, M. Ross, qui est actuellement notre ambassadeur en Inde, et un très bon attaché militaire, un colonel, c'était le Colonel Gras, qui suivaient les événements.
- Le mardi, on me prévient, et on me dit : "Les choses tournent très mal dans la région de Kolwezi, et la population européenne - il y a beaucoup de Belges, et aussi des Français, - commencent à être très inquiete, et les Zairois n'arrivent pas à assurer la sécurité".
- Le mercredi, à nouveau, donc cela avait commencé le samedi, nouvel alerte, et on me dit : "Des exactions, des violences, des meurtres commencent, et la population va être livrée au pillage ou au massacre".\
QUESTION.- Cela faisait quatre jours déjà `événements de Kolwezi, au Zaire`.
- LE PRESIDENT.- Cela faisait déjà quatre jours, et j'avais la visite officielle du président du Sénégal, M. Senghor £ le soir, nous étions à la Comédie Française, et on est obligé, dans la fonction présidentielle, de faire ce que l'on a à faire. Or, j'avais cette angoisse, je rentre de la Comédie Française, le soir à minuit, et on me dit à minuit et quart : "La situation se tend de plus en plus, et il y a des massacres d'Européens".
- Je prends donc, dans la nuit de mercredi à jeudi, la décision d'envoyer notre 2ème Régiment Etranger de Parachutistes. On le regroupe dans la nuit, dans la nuit de mercredi à jeudi £ le matin nous avons une réunion à l'Elysée pour voir la situation. On apporte des cartes de Kolwezi, personne ne connaissait Kolwezi, on avait des grandes cartes, et on regarde s'il était possible aux Français de sauter. Et il fallait, naturellement, qu'ils sautent au centre de la ville, pour être tout de suite auprès des gens qu'on massacre £ car s'ils avaient sauté à quelques kilomètres, bien entendu ceux qui étaient dans la ville en auraient profité pour terminer leurs violences et leurs massacres : donc sauter au milieu de la ville.
- Alors, il y avait un ancien terrain d'aviation qui était au milieu de la ville, et on a regardé ces cartes, on a dit : "C'est là qu'il faut sauter". Personne de ceux qui y allaient n'y était jamais allé.
- On a transporté nos militaires dans la nuit du jeudi au vendredi.
- QUESTION.- Vous avez obtenu des avions américains dans la nuit ?
- LE PRESIDENT.- Nous les avons obtenus. On avait commencé dès le mercredi à prendre contact avec les Américains, c'est-à-dire le Général Haig. Et nos hommes sont partis dans la nuit du jeudi au vendredi. Ils sont arrivés le vendredi matin.\
`Réponse ` événements de Kolwezi, au Zaire` Et, pendant toute la nuit du vendredi, enfin de 5h du matin à 8h du matin, j'étais au téléphone avec notre ministre des affaires étrangères, qui était M. de Guiringaud, pour voir ce que feraient les Belges, parce que, comme il y avait également d'importantes populations belges, nous les avons prévenus. Et la crainte était qu'il y ait des fuites, car il faut vous rendre compte qu'une opération de parachute dans un pays inconnu, très loin, et qui se fait de jour, nécessairement, si, par hasard, ceux qui sont à terre sont prévenus, ils tirent sur les parachutistes, et ils les tuent un par un. Donc il fallait qu'il n'y ait aucune fuite.
- Finalement, à 9h du matin, on me dit : "Non, les Belges ne peuvent pas participer à notre opération", et je donne à ce moment-là l'ordre de faire partir les avions tout de suite. Et nos avions ont décollé, et, entre le moment où ils décollaient (c'est-à-dire ils ont décollé à 11 heures moins dix) et le moment où ils arrivaient, qui était aux alentours de 4h, on n'avait aucune nouvelle parce que les liaisons radio étaient interrompues pour des raisons de sécurité. Nous n'avions aucune nouvelle.
- Et moi, j'étais obligé d'avoir une vie normale : j'ai reçu M. Blanc, je me souviens, un journaliste espagnol, le ministre des affaires étrangères du Togo, j'ai donné un déjeuner pour les nouveaux élus du RPR - je ne pouvais parler de rien. Et j'attendais qu'on me passe un petit papier en disant : les Français ont sauté, ou pas.\
`Réponse ` événements de Kolwezi, au Zaire` Et, pendant ce temps, il y avait un débat parlementaire. Il y avait un débat parlementaire le jeudi, et un débat parlementaire le vendredi. Et le jeudi, on demandait au Gouvernement, et notamment qui ? c'était M. Mitterrand, de saisir d'abord l'Assemblée nationale de ses intentions, et il disait : "Il considérera de son devoir d'informer l'Assemblée sans délai, comme il aurait dû le faire avant toute décision".
- Et je me disais : "Nous avons nos hommes qui sont en l'air exposés à tous les dangers de l'atterrissage £ on sait ce qu'est l'information par la radio, tout le monde écoute naturellement, et s'il y a un débat à l'Assemblée nationale où nous disons, nous, que nos parachutistes vont sauter le lendemain, ils se feront massacrer".
- Et le lendemain, pendant que nos hommes étaient en l'air, il y eu un nouvel échange à l'Assemblée nationale, et voilà ce qui a été dit, et précisément, c'était encore M. Mitterrand, il a dit : "Il n'est pas possible que la France participe à ces opérations militaires sans que l'Assemblée nationale sache (- nos parachutistes étaient en l'air -) s'il s'agit simplement de sauvegarder la vie de ressortissants français, si pour cela le meilleur moyen était d'envoyer des troupes aéroportées, et s'il n'eût pas été préférable de s'adresser aux organisations internationales habilitées à cet effet".
- Alors, moi j'avais eu des coups de téléphone me disant : "Il y a des massacres", je prenais ma décision, je ne savais si nos avions étaient arrivés, et on disait : "Est-ce qu'il n'aurait pas été préférable de s'adresser aux organisations interantionales habilitées à cet effet ?"
- J'en ai gardé, je ne vous le cache pas, depuis cette époque, une certaine amertume dans le coeur.\
QUESTION.- Vous avez dit que vous aviez commis des erreurs.
- LE PRESIDENT.- Oui, j'ai commis des erreurs.
- QUESTION.- Vous pouvez nous donner un type d'erreur ?
- LE PRESIDENT.- Oui, vous souhaiteriez une liste d'erreurs !
- QUESTION.- Une.
- LE PRESIDENT.- Une erreur psychologique. Comme c'est demain. L'affaire du 8 mai : Je suis ancien combattant de 1945, j'étais sous les armes en 1945, d'ailleurs demain je fais ma campagne `campagne électorale` toute la journée avec mes quatre camarades de char, qui étaient avec moi le 8 mai 1945. Et je pensais qu'il y avait un geste symbolique à faire, qui était d'effacer les guerres, et notamment la guerre entre l'Allemagne et la France, et je n'ai pas vu, je n'ai pas aperçu, que pour les anciens combattants il y avait là quelques chose qui rompait avec un attachement et une valeur symbolique qu'ils attachaient au contraire à la commémoration de cette journée £ c'était une erreur psychologique.\
QUESTION.- Peut-être. Moi, j'ai l'impression que vous en avez commis d'autres.
- LE PRESIDENT.- J'ai commis des erreurs techniques, mais on peut en parler.
- QUESTION.- Même de psychologie. J'ai l'impression que vous avez continuellement essayé de séduire vos adversaires, qui n'avaient aucune envie d'être séduits, et que, à ce prix-là, vous avez parfois un peu négligé vos amis. Cela a joué beaucoup dans la suite.
- LE PRESIDENT.- Non, je crois que c'est inexact. D'abord le Président de la République, si je continue de l'être, c'est quelqu'un qui doit rechercher l'unité des Français, et qui doit donc s'occuper de ses adversaires, je ne dis pas les séduire - c'est une expression qui est dépassée, adversaires - mais il doit s'en occuper, parce qu'il recherche l'unité.
- La deuxième raison, c'est que, dans une période de crise, il ne fallait pas que le tissu social de la France se déchire. Et je me suis dit :"Si nous laissons le monde du travail, le monde des licenciés des entreprises que nous voyons tous les jours de produire, loin de la politique gouvernementale, si nous concentrons notre action uniquement sur ceux qui nous ont soutenus, le tissu social français se déchirera".
- Et donc, ce n'était pas pour séduire, je ne crois pas que le mot soit vrai, c'était pour servir l'unité des Français, et c'était pour éviter, je vous le rappelle, que le tissu social de la France se déchire. Et c'est pour cela que j'étais frappé, je vous le disais tout à l'heure, de voir que les électeurs populaires l'avaient compris, et que c'était dans des zones de difficultés économiques, comme le Nord, comme la Lorraine, qu'il y avait eu une progression de mes résultats parce que les gens avaient vu l'effort.\
QUESTION.- On dit, je ne sais pas si c'est vrai, mais c'est une rumeur, et la rumeur cela compte en France, on dit que vous êtes mal aimé des Français, ou que vous les aimez mal, que vous êtes un animal froid, le mot est venu souvent que votre coeur n'apparaît que très rarement, et moi je voudrais vous poser une question : qu'est-ce que vous croyez que pensent les Français, mise à part la question du chômage dont on a parlé et qui est capitale, mais pour le reste, quels sont leurs problèmes les plus importants d'après vous ?
- LE PRESIDENT.- Je vous dirai que mon problème c'est au contraire que j'ai une sensibilité trop forte.
- QUESTION.- Oui, mais alors vous la cachez.
- LE PRESIDENT.- Oui, mais on est obligé, on ne peut pas faire autrement. Quand vous exercez des fonctions, vous ne pouvez pas laisser votre émotivité se manifester, c'est impossible. Et donc c'est cela mon problème, ce n'est pas du tout le problème contraire.\
`Réponse` Quelles sont les préoccupations des Français à l'heure actuelle ? Je crois : la sécurité quotidienne, pas la sécurité en terme général, mais le fait de rentrer chez soi tranquillement, de prendre un moyen de transport tranquillement, de ne pas barricader sa maison quand on s'en va. Je crois que c'est une première préoccupation : avoir le sentiment qu'on est en sécurité quotidienne, qu'on est dans une France paisible.
- Deuxième problème dont on n'a pas parlé dans cette campagne `campagne électorale`, et très important : la santé, et savoir que nous avons un système de soins qui nous protège et qui nous protègera contre ce qui peut nous arriver. D'où notre effort hospitalier considérable des dernières années, mais aussi le fait que notre recherche médicale doit être à l'avant-garde, et je pense à des fléaux, comme par exemple le cancer. Et le fait aussi que nous devions traiter beaucoup de problèmes par la prévention, nous devons être très actifs au point de vue de la prévention des maladies et des fléaux sociaux.
- Donc, je crois la santé, dont on n'a pas parlé, et nous avons préservé notre système de soins libéral et notre système de sécurité sociale qui est en équilibre à l'heure actuelle.
- QUESTION.- Et vous avez l'impression qu'il restera en équilibre ?
- LE PRESIDENT.- Si nous continuons la politique actuelle, je peux vous dire oui. Nous avons eu de très bons ministres de la santé, je le dis, et je suis convaincu que nous le garderons en équilibre.
- Et une troisième préoccupation, c'est l'éducation de ses enfants, c'est-à-dire le fait que l'éducation des enfants ne soit pas livrée d'abord aux influences de la politique ou des théories de toutes sortes qui les écartent de leur propre formation. Je crois que le refus de la politique et de l'idéologie à l'école est une préoccupation fondamentale des Français, et je souhaite que nous revenions à l'école républicaine qui avait ces caractéristiques.
- Et puis aussi cette idée que l'éducation doit fournir un métier à ces enfants, qu'il ne s'agit pas seulement de savoir s'ils ont passé quelques examens, mais s'ils sont armés dans la vie. Donc, voilà à mon avis les trois préoccupations fondamentales : c'est la sécurité de la vie quotidienne, la sécurité simple, ne pas de retourner dans la rue pour savoir si on est suivi ou menacé le soir £ c'est la santé, vivre dans un pays qui organise bien son système de soins et de santé £ et c'est le fait que ses enfants, les Français s'occupent beaucoup de leurs enfants, chacun de nous, aient une éducation et un métier, un vrai métier qui les qualifient dans la vie à venir.\
QUESTION.- Je vais employer un mot qui est totalement "rétro", vous ne croyez pas que ce qui fait souffrir les Français, c'est leur manque d'idéal ? C'est le fait que ce pays n'a plus de rêves ?
- LE PRESIDENT.- Mais je ne crois pas du tout que ce soit vrai. Cette idée des rêves, c'est parce que nous avons connu les grands événements tels que les guerres, où il y avait un élan collectif, nous en avons connu ensemble, nous sommes peut-être la dernière génération à l'avoir connu, alors là il y a un élan collectif. Ou dans le passé, nous avions de grandes révolutions à faire, ou de croisades à conduire. Dans le monde actuel, nous n'avons pas ces actions à faire.
- Mais je crois, au contraire, que la jeunesse française, je l'ai senti, aspire à un sens de la vie pour la France, et, je l'ai expliqué l'autre jour en quelques mots, c'est-à-dire qu'elle souhaite que la France soit un pays de pointe, elle souhaite que la société française soit une société fraternelle, et qui protège d'ailleurs la qualité de la vie, et qu'elle souhaite que nous soyons un pays généreux et présent dans le monde.
- Tout cela, c'est un très grand idéal.\
QUESTION.- Vous avez parlé du déclin. Alors les Français ne croient pas du tout que le fait d'élire M. Mitterrand entraînera la France au déclin, ils pensent que vous avez bien capitalisé, qu'il y a de l'argent dans la caisse, qu'après tout finalement cela ne va pas si mal, qu'ils peuvent peut-être changer de conducteur et se débrouiller avec. Mais, le déclin, comment cela arrive à une nation, d'après vous ?
- LE PRESIDENT.- Vous n'avez qu'à regarder autour de nous : le déclin c'est à nos portes.
- Le déclin, cela consiste d'abord à vivre au jour le jour, à ne plus vivre qu'au jour le jour. Et ce que j'ai trouvé frappant, par exemple dans mon débat de l'autre jour avec M. Mitterrand c'est qu'au fond il propose à la France de vivre au jour le jour, ou disons au mois le mois. Car on ne sait pas ce qu'on fera en juillet ce que donneront les élections `élections législatives`, on ne sait pas ensuite ce qu'on fera en juillet, pas ce qu'on fera à la rentrée : vivre au jour le jour. Premier signe du déclin.
- Deuxièmement : ne pas avoir de grands projets. On règle les problèmes comme ils se présentent. Et dès qu'il y a une grande intention, par exemple notre indépendance énergétique, que j'ai faite avec le Gouvernement, on l'arrête. Pas de grands projets.
- Et la troisième chose, c'est de ne pas avoir de force `défense nationale`. Et c'est symbolique, vous savez, pour les historiens. De penser que mon concurrent, qui sera le chef des armées, s'il est Président de la République, n'aura pas voté un centime des crédits militaires, depuis le début de la Vème République.
- Donc, ce sera vivre au jour le jour, sans projet et sans force. C'est le déclin. Et je vous rappelle que le déclin, il est à nos portes £ nous pouvons en voir des exemples.\
QUESTION.- Dernière question : vous êtes à deux jours de l'élection `élection présidentielle, deuxième tour`, et je voudrais bien être dans votre tête pour savoir ce que vous pensez.
- LE PRESIDENT.- Nous sommes à deux jours de l'élection, parce qu'il ne faut pas croire que cette élection c'est le sort personnel du Président de la République. Il y a là une espèce de dédoublement qui est faux. Le sort des candidats, eh bien, c'est le sort des candidats. Il y a beaucoup d'autres Français qui ont des problèmes plus difficiles ou plus angoissants que nos problèmes individuels.
- Ce n'est pas du tout cela pour moi, et je vous dirai que ce n'est pas dans l'esprit, c'est dans le coeur. Et cela rejoint votre question de tout à l'heure. C'est un sentiment d'angoisse pour la France.
- Parce que j'appartiens à une génération qui a vu les malheurs de la France : quand j'étais enfant, on a vu les années 38-39 `1938 - 1939`, on a vu venir la guerre, on a vu venir la défaite. Ensuite, grâce-au Général de Gaulle, on a pu se redresser, mais nous avons vu venir la défaite.
- Moi, j'ai vécu dans un Paris occupé, avec le matin les troupes qui passaient sous les fenêtres en chantant des airs étrangers. J'ai vu tout ça.
- Et puis j'ai vu la IVème République £ j'ai vu notre incapacité à traiter les problèmes de la décolonisation. Et puis le retour du Général de Gaulle.
- Et donc, j'ai vu effectivement, si vous voulez, que la France pouvait connaître des situations très difficiles et très humiliantes et que, à l'heure actuelle, elle est capable, au contraire, d'être un des pays les plus solides d'Europe.
- On me disait hier, à propos de la réunion des ministres de l'Alliance atlantique, qui, vous le savez, se tenait ces jours-ci on me disait : "Vous ne vous rendez pas compte que toute l'Europe regarde le vote des Français, et que la question de savoir si la France va rester un pays solide, cela intéresse la France, mais cela intéresse toute l'Europe".
- Alors, mon angoisse est la suivante : est-ce que les Francais vont lâcher prise ? Est-ce que lâ main va lacher prise ? C'est cela la véritable question, et ce n'est pas une question pour moi, parce que, dans notre histoire, nous avons souvent lâché prise £ on était près du résultat, on avait l'impression que la France allait pouvoir vivre, qu'elle serait forte, qu'elle serait importante, qu'elle serait considérée, même qu'elle serait heureuse, et puis tout à coup, par e qu'il y a eu une lassitude, parce qu'il y a eu une irritation, même parce qu'il y a eu une déception, même justifiée - vous me parliez de telle ou telle erreur me concernant - on voit la main qui lâche prise.
- Et c'est cela mon angoisse, et pourquoi pendant ces deux jours : ma préoccupation n'est pas dans mon esprit, elle est dans mon coeur. Et je vous dirai c'est en réalité une angoisse pour la France. Mais j'espère que la sagesse, la solidité et le sens, l'amour que les Français ont pour la France leur feront faire dimanche le bon choix pour la France.\