6 mai 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing, par MM. Paul-Jacques Truffaut et Pierre Le Marc pour "Ouest-France", Paris, mercredi 6 mai 1981.

QUESTION.- Vous avez apporté, ces jours-ci, certains apaisements à l'électorat de Jacques Chirac. Nous souhaiterions savoir, à ce propos, ce que vous entendez précisément par "lutte contre la bureaucratie" ou par l'expression "moins d'Etat" ?
- LE PRESIDENT.- Ce ne sont pas des apaisements. J'ai simplement posé la question de savoir quels étaient les enseignements que j'avais retenus de cette campagne. Cette campagne électorale a fait apparaître qu'en France, comme d'ailleurs dans d'autres pays occidentaux, une partie importante de la population est très sensibilisée aux contraintes administratives et bureaucratiques. Ceci n'est pas pour me surprendre, puisque j'avais, dans une large mesure, anticipé cette réaction. D'abord en supprimant le contrôle administratif des prix à-partir de 1978, d'autre-part en chargeant Jean-François Deniau, voici quelques mois, du problème des réformes administratives. J'ai seulement confirmé que cette préoccupation resterait la mienne, et donc que des actions nouvelles seraient -entreprises.
- QUESTION.- Pouvez-vous être plus précis ?
- LE PRESIDENT.- Oui, par exemple, le dépôt d'un projet visant à effacer un certain nombre de dettes fiscales anciennes et d'un montant modéré, dont on poursuit actuellement le recouvrement dans des conditions souvent irritantes. J'ai appelé cela : "Remettre le compteur à zéro".
- Ainsi dans le monde rural, on constate qu'il y a des prêts calamités qui financent le remboursement d'autres prêts calamités plus anciens, et ainsi de suite, pendant de longues durées. Je souhaiterais qu'on puisse, dans des proportions raisonnables, éponger un certain nombre de ces dettes du passé. Quant à un exemple illustrant "moins d'Etat", j'estime qu'en-matière d'éducation, nous devons garder notre système actuel, c'est-à-dire ne pas aller vers le monopole du service public de l'éducation.\
QUESTION.- Vous avez dit "oui" à une réforme de la taxe professionnelle ?
- LE PRESIDENT.- Le Président de la République n'intervient pas dans cette affaire. C'est un impôt local, et non un impôt d'Etat. Le Parlement en a débattu à plusieurs reprises et la majorité a voté, au mois de décembre, le principe de la réforme de cette taxe, tout en créant une procédure pour aboutir à cette réforme. Je souhaite que le Parlement puisse s'en saisir le plus tôt possible. La réforme pouvant comporter le remplacement de cette ressource par une autre, dans la mesure où celle-ci assurerait un même financement des collectivités locales.
- QUESTION.- Diriez-vous "oui" à une réduction de l'impôt sur le revenu, ainsi qu'à une réduction des dépenses de l'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Il y a un certain nombre de domaines dans lesquels les dépenses de l'Etat poursuivent leur progression, ne serait-ce qu'en-raison de l'inflation. Nous devons aboutir à la modération de ces dépenses.
- Pour l'impôt sur le revenu, il faut parvenir :
- - à l'élargissement des tranches du barème en-fonction de la hausse des prix £
- - à un élargissement des tranches concernant les revenus qui se situent, à la limite, entre petits et moyens revenus, zone où la progressivité du barème est trop forte.\
QUESTION.- Vous avez dit, à Valognes : "C'est l'accumulation des changements nécessaires et non réalisés qui crée pour un pays l'échéance de la révolution ou la fatalité de la décadence". Pouvez-vous nous dire quelles sont les réformes nouvelles par lesquelles vous pensez pouvoir écarter ces risques ?
- LE PRESIDENT.- Ces risques, j'ai conscience de les avoir largement écartés. Si la campagne électorale, par exemple, se déroule dans des conditions de grand calme, sans affrontement et même sans tension sociale perceptible, c'est dû à des actions délibérées que j'ai conduites à cette fin. Je vous en citerai deux :
- - l'action en faveur des personnes âgées qui a introduit un élément de plus grande détente dans la société française £
- - la revalorisation du travail manuel qui fait que j'ai progressé, vous l'avez constaté, dans des zones industrielles qui sont traditionnellement des bastions de l'opposition.
- Il faut poursuivre ces objectifs de justice. Ainsi, manifestement, il y a un problème qu'il va falloir régler, c'est la meilleure comptabilité entre la vie professionnelle et la vie de famille des femmes. C'est un problème résolu lorsque les enfants ont un certain âge. Il ne l'est pas lorsque les enfants sont très jeunes. L'une des tâches du début du prochain septennat sera de créer une ressource permettant aux femmes de s'occuper elles-mêmes de l'éducation de leurs très jeunes enfants, sans interrompre la poursuite de leur carrière professionnelle.\
QUESTION.- Vous ne nous donnerez sans doute pas le nom de votre prochain Premier ministre. Mais à quel profil devra-t-il répondre ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite un renouvellement du personnel politique. J'entends donner dans le gouvernement futur une plus large part de responsabilités aux Français qui ont réussi dans les différents métiers ou activités, au lieu de privilégier la filière administration, élection, gouvernement. Et il y a des hommes et des femmes qui ont cette caractéristique.
- Il faut à Matignon quelqu'un de relativement jeune, puisqu'il s'agit d'une charge très lourde à assumer. Il faut une personnalité de contact, car Matignon est un endroit où l'on est en relations constantes à la fois avec les milieux politiques et avec les milieux socio-professionnels. Il faut une personnalité dans laquelle les Français puissent reconnaître leurs aspirations déterminantes du moment. C'est-à-dire une certaine activité économique et sociale moins contraignante.
- QUESTION.- Vous avez, parmi ceux qui vous soutiennent, plusieurs hommes qui correspondent à ce profil ?
- LE PRESIDENT.- Plusieurs hommes et femmes.\
QUESTION.- Vous nous avez dit, il y a quinze jours, ici-même, que l'emprise du PC sur la vie politique française était "anormale". Vous avez pronostiqué son déclin. Vous devez être satisfait. Estimez-vous, quelque soit le résultat de l'élection présidentielle, que ce déclin changera fondamentalement les données de la vie politique française ?
- LE PRESIDENT.- Le recul du PC le 26 avril, est moins important qu'on a bien voulu le dire. Il apparait nettement que les électeurs communistes se sont reportés, dès le premier tour, sur François Mitterrand, au moment où circulait le bruit que l'opposition pouvait être éliminée dès le 26 avril. Il y a eu un phénomène de vote utile dans l'opposition. Le chiffre obtenu par Georges Marchais est donc inférieur, à mon avis, au chiffre qu'obtiendrait maintenant le PC dans une élection à la proportionnelle ou dans une élection locale. Le PC reste indispensable à François Mitterrand, qui ne peut gouverner avec 26 % des voix. Et il sera d'autant plus exigeant avec le candidat socialiste qu'il a été affaibli et qu'il se sent indispensable.\
QUESTION.- Les communistes représentent-ils encore un risque, à votre avis, dans la vie politique française ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que les mesures qui seraient prises par un gouvernement issu du succès de l'opposition seraient des mesures qui auraient des effets désastreux sur la situation économique et sociale de la France. L'opinion sous-estime la gravité du désastre. S'il se produit, aucune entreprise n'embauchera plus en France. Le renforcement de certaines structures politiques ou syndicales dans l'entreprise, le durcissement de certaines législations, l'accroissement rapide des charges salariales entraîneront l'arrêt des embauches.
- On assistera, dès l'automne, à une montée en flèche du chômage. La hausse des prix s'accélèrera puisque les premières décisions annoncées sont des décisions inflationnistes : majoration des dépenses publiques, majoration des dépenses salariales, avec, en même temps, réduction de la productivité, puisqu'on envisage à la fois une semaine de congés supplémentaire et la réduction de la durée hebdomadaire du travail. Ce serait aussi, à coup sûr, de nouveaux montants compensatoires et la sortie du système monétaire européen.\
QUESTION.- Vos prédécesseurs ont remporté leur élection grâce à un élargissement de la majorité. On ne perçoit pas d'élargissement pour cette échéance. Comment va-t-il se réaliser ?
- LE PRESIDENT.- Il y a eu un élargissement de mon électorat au premier tour. La majorité n'a jamais eu autant de voix que le 26 avril. Si vous additionnez les voix des quatre candidats réellement issus de cette majorité, cela donne un total de plus de 49 % des suffrages. D'autre-part, il y a, chez d'autres candidats comme Brice Lalonde et Michel Crépeau, des voix potentielles pour la majorité. Ceci est dû au fait que grâce à la politique que j'ai menée, j'ai gagné des voix dans l'électorat populaire. Au contraire, il y a eu une certaine tension dans l'électorat traditionnel de la majorité. Mais si cet électorat traditionnel analyse la situation - ce qu'il est en-train de faire - et comme il s'y est ajouté d'ores et déjà des voix populaires, la majorité se trouvera encore élargie. J'ajoute qu'il y a toujours eu une fraction non représentée dans la vie politique nationale : il s'agit d'une fraction authentiquement social-démocrate. Et une partie de cet électorat, aussi longtemps que persistera l'orientation du PS actuel, ne peut que se rapprocher de la majorité.\
QUESTION.- Prendrez-vous des mesures d'amnistie si vous êtes élu ?
- LE PRESIDENT.- Ce sont des mesures traditionnelles. Mais attention, il ne s'agit pas de l'amnistie de crimes ou d'actes gravement répréhensibles. C'est une tradition d'allégements de quelques contraintes ou pénalités qu'ont subies les Français dans le climat créé par une élection présidentielle, ceci me paraît être une mesure tout à fait normale.\