23 avril 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing par M. André Mazières, pour "La Charente Libre", Paris, Palais de l'Élysée, jeudi 23 avril 1981.

QUESTION.- Le principal argument de vos adversaires est de présenter le bilan de votre septennat comme catastrophique : sept ans d'erreurs et de malheurs disent-ils. Quels chiffres pouvez-vous leur opposer pour votre défense ? Et d'abord vous considérez-vous sur la défensive ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne partage pas ce sentiment. Voyez-vous, le scepticisme des Français ne se nourrit pas seulement de l'excès de promesses illusoires que l'on voit fleurir au-cours de cette campagne `campagne électorale`, il se nourrit également de l'excès des critiques qui ont été formulées à l'égard de la politique que j'ai conduite depuis sept ans. Parmi ces "critiques excessives", je retiens celle que vous mentionnez. Pour en mesurer la portée, considérez, si vous le voulez bien, le bilan économique et social des sept dernières années.
- Comme tous les pays développés, la France a subi deux chocs pétroliers qui ont profondément bouleversé son économie et elle a été affectée par la crise mondiale qui a suivi. Comment a-t-elle traversé cette tourmente ? Elle a maintenu une croissance forte, la plus forte de tous les pays occidentaux. Le pouvoir d'achat a continué d'augmenter, certaines années, il est vrai, à un rythme ralenti. Mais dois-je rappeler que, dans tous les grands pays industriels, il a connu des réductions, sauf chez nous. Nous avons maintenu cette croissance tout en défendant la valeur de notre monnaie et l'équilibre des finances publiques, en améliorant l'efficacité de nos entreprises, en développant le premier programme nucléaire d'Europe, en créant 400000 emplois, en consacrant à notre Défense des ressources importantes.\
`Réponse` Nous avons connu deux difficultés. Notre taux d'inflation est resté le taux moyen des pays européens. La réorganisation de notre économie doit nous permettre de rejoindre le peloton de tête. Mais surtout la crise mondiale a entraîné chez nous une montée du chômage, accentué par trois traits particuliers de notre économie : le déséquilibre démographique entre la génération qui prend sa retraite et celle qui arrive sur le marché du travail, l'évolution de la condition des femmes, qui les conclut en plus grand nombre à chercher un emploi, et, enfin, la présence en France d'une forte population d'immigrés.
- Pour tout observateur impartial, le bilan économique et social du septennat est fondamentalement positif et nous en avons encore deux preuves. Il suffit de comparer l'évolution de la France à celle des autres grands pays industriels pour voir que nous avons traversé la crise mieux qu'eux. Il suffit de lire les avis des grandes Organisations internationales, qu'il s'agisse de l'OCDE ou du Marché commun, pour voir que les experts étrangers considèrent que la France a traversé une période difficile dans les meilleures conditions. Il suffit de voir comment le franc est jugé et apprécié sur toutes les places étrangères.
- Je peux dire que, si nous avons obtenu ces résultats, c'est grâce à l'action patiente que nous avons menée. Voyez-vous, les faits sont têtus. Ce qui m'inquiète le plus c'est que certains s'efforcent pour des raisons partisanes, de dissimuler la vérité aux Français. Ce qui me rassure, c'est le scepticisme avec lequel les Français accueillent les critiques excessives et les promesses illusoires, dont on les abreuve.\
QUESTION.- Quoi qu'il en soit vous ne pouvez vous contenter, semble-t-il de présenter un plan de longue haleine, dans la mesure où il y a eu, selon vous, sept ans de préparation. Quels résultats de -nature à frapper l'opinion escomptez-vous dans un délai rapide ? Pouvez-vous comme vos concurrents fixer un échéancier ?
- LE PRESIDENT.- J'ai fait de l'emploi l'engagement central de ma campagne `campagne électorale`, la tâche prioritaire et urgente à laquelle je me consacrerai si je suis élu. Il ne faut pas se dissimuler et dissimuler aux Français la vérité : le chômage ne peut pas disparaitre complètement tant que la crise internationale ne sera pas surmontée. Ceux qui le promettent distillent l'illusion. Mais la France peut faire beaucoup pour résoudre ses difficultés.
- Vous connaissez les priorités de mon programme, offrir un emploi à tous les jeunes à la -recherche d'une activité professionnelle et parvenir à une réduction significative du nombre des demandeurs d'emploi.
- Pour atteindre cet objectif, je propose un ensemble cohérent de mesures qui se résume en des conditions et sept actions. Les deux conditions à réunir sont l'indépendance énergétique et la compétitivité de nos entreprises. Les sept actions sont :
- 1) Intensifier et adapter la formation professionnelle pour donner une qualification à 100000 jeunes supplémentaires par an.
- 2) Encourager le départ des travailleurs immigrés et adopter une réglementation nouvelle du travail immigré.
- 3) Abaisser dans le secteur privé et la Fonction publique l'âge d'accès à la retraite ou à la pré-retraite.
- 4) Transformer l'aide au chômage en aide à l'emploi.
- 5) Poursuivre l'élimination des obstacles à la création d'emplois par les petites et moyennes entreprises `PME` en réduisant l'effet des seuils sur les charges sociales et fiscales.
- 6) Mettre en place une nouvelle organisation du travail, notamment par le développement du temps partiel, la réduction du temps de travail et l'introduction de la 2ème équipe en travail continu.
- 7) Veiller constamment au bon fonctionnement du système d'indemnisation par le renforcement du contrôle des abus. Comme vous le voyez, ce sont là des actions diversifiées, qui permettront de faire face aux aspects très différents du problème du chômage.
- Un million d'emplois nouveaux seront ainsi créés d'ici à 1985. Il faut y ajouter ceux qui résulteront de la croissance économique. La conjoncture démographique nous sera également plus favorable, puisqu'à-partir de 1985 le nombre d'emplois à créer pour satisfaire les demandes nouvelles, aura diminué de moitié par-rapport à aujourd'hui.
- Vous savez que nous avons déjà fait face, puisque la France détient le record de créations d'emplois de toute l'Europe occidentale. C'est parce que, en sept ans de difficultés économiques mondiales, notre pays s'est bien battu que je pourrai, au-cours des prochaines années, tenir les engagements que je prends.\
QUESTION.- Sur un point précis qui intéresse beaucoup la Charente, département ou les petites et moyennes entreprises sont très nombreuses, votre plan anti-chômage se traduira-t-il par des charges nouvelles pour ces PME ?
- LE PRESIDENT.- Les entreprises sont, vous le savez, le moteur essentiel de la création d'emplois. Leur imposer des charges supplémentaires reviendrait dont à pénaliser dangereusement l'emploi.
- Aussi, ai-je pris l'engagement de poursuivre dans le sens d'une stabilisation les charges des entreprises et, chaque fois que cela sera possible, de les réduire afin de favoriser la création d'emplois.
- Je rappelle que des dispositions ont déjà été prises pour alléger les charges sociales des petites entreprises et les aider à embaucher. Ainsi quand ces entreprises franchissent le seuil de dix salariés, les charges dues au-titre de la "Formation professionnelle", de la "Condition logement" et du "Versement transport" font l'objet pendant trois ans, d'abattements. Les salaires versés ne sont pas totalement pris en comptes dans le calcul des sommes dues par l'Etat aux collectivités locales.
- En ce qui concerne les charges fiscales, je m'efforcerai de les réduire, afin d'inciter les petites et moyennes entreprises à créer de nouveaux emplois.
- Dans le même esprit, une action en profondeur devant être menée pour alléger les contraintes et simplifier les procédures administratives qui pèsent sur les entreprises : elle a été largement engagée. D'une façon plus générale, la politique conduite en faveur des PME - PMI, au-cours de ces dernières années devra être poursuivie. Je m'engage dès maintenant à mettre en oeuvre trois actions prioritaires en ce sens. Il faut d'abord libérer les entreprises des papiers et des formulaires. A-partir du 1er janvier 1984, les entreprises françaises remettront à un interlocuteur administratif unique, une fois par an un seul document.
- Il faut ensuite organier un accès plus large au crédit pour les petites et moyennes entreprises. Leurs difficultés de financement tiennent à la faiblesse de leurs fonds propres et à l'impossibilité d'offrir des garanties.
- Il faut enfin, simplifier radicalement toutes les procédures d'aide de l'Etat.
- Par ces trois actions réalistes et radicales, nous aiderons efficacement les petites et moyennes entreprises.\
QUESTION.- A votre avis, l'Europe se porte-t-elle bien ? Peut-on la rendre plus dynamique et plus efficace ? Envisagez-vous certaines réformes allant en ce sens ?
- LE PRESIDENT.- Cette question est à tous égards, essentielle pour notre avenir. J'ai toujours considéré, vous le savez, que la construction de l'Europe est une nécessité. C'est en effet dans-le-cadre d'une Europe confédérale et véritablement européenne, vers laquelle, convergent les regards du tiers monde, que notre indépendance pourra être sauvegardé. C'est bien pourquoi depuis sept ans, malgré la crise économique mondiale, la France a concouru, par ses initiatives, non seulement à l'indispensable maintien de ce qui avait été construit, mais aussi à l'organisation progressive de l'Union européenne.
- Faut-il aller plus loin dans cette voie ? Sans aucun doute et je suis profondément convaincu que c'est possible.
- Les domaines dans lesquels nous pouvons prendre des initiatives sont nombreux. Il est extrémement important, par exemple, que les Etat européens intensifient leur coopération du point de vue de la défense.
- Il conviendra également d'améliorer les mécanismes de consultation et de coopération entre l'Europe et les Etats-Unis. Enfin, il me paraît indispensable d'harmoniser les politiques énergétiques des pays de la Communauté économique européenne `CEE` et d'organiser entre eux, à cet égard, une solidarité réelle. Ainsi pourront-ils faire face, dans de meilleures conditions, aux crises énergétiques qui peuvent les affecter.
- Ces deux buts, il faut l'observer, ont été poursuivis dans toutes les réunions des Conseils européens. C'est ce qui a déjà permis d'atteindre une meilleure cohérence des politiques, en ce qui concerne par exemple les objectifs d'importation pétrolière des Etats membres de la Communauté, ou les dispositions à prendre en cas de difficultés d'approvisionnement de tel ou tel partenaire. Cette orientation devra non seulement être maintenue mais encore conduire à de nouveaux efforts.\
QUESTION.- Le Marché commun n'est avantageux pour la France que par la politique agricole commune, mais celle-ci ne se retourne-t-elle pas contre nous ? Cas du cognac par exemple.
- LE PRESIDENT.- Je ne pense pas qu'il faille juger les avantages du Marché européen uniquement en termes agricoles. La construction européenne dans son ensemble est une tâche historique. Savez-vous que l'Allemagne `RFA` est notre principal importateur de produits industriels.
- Mais il est vrai que la Communauté représente aussi le principal débouché extérieur de notre agriculture. Elle assure, en outre, nos ventes sur les pays tiers à un prix pour les producteurs qui est un prix garanti, très au-dessus du prix mondial. Si ces ventes se faisaient au prix mondial au lieu du prix intérieur communautaire, la baisse du revenu agricole serait considérable : le marché mondial se situe souvent entre 20 % et 50 % en-dessous des prix de la Communauté. Ce simple fait juge ceux qui disent que la politique agricole commune se retourne contre nous.
- L'expansion de l'agriculture française depuis vingt ans - je rappelle que notre production agricole a augmenté de 70 % en volume pendant cette période - est largement due à la politique agricole commune.
- Il est vrai, cependant, que certaines productions bénéficient de protections plus faibles que d'autres. Un des axes de la politique agricole conduite pendant le septennat a été de renforcer les règlements communautaires pour les productions méridionales.
- C'est ainsi que la France a obtenu en 1976 le premier véritable règlement viticole et que ce règlement a pu être amélioré les années suivantes. La viticulture charentaise bénéficie de l'application de ce règlement.
- Pour ce qui est du cognac, en-particulier, l'égalisation de la fiscalité avec celle qui porte sur les alcools importés, a effectivement posé un problème, et il est important de le résoudre. C'est pourquoi des crédits spéciaux ont été dégagés pour assurer promotion et contribution au financement du vieillissement des alcools français. Le cognac a reçu, à-ce-titrre 35 millions de francs sur les crédits de-l'ordre de 50 millions de francs qui avaient été dégagés.
- J'ai demandé à un groupe de travail, comprenant les parlementaires de votre région et des représentants professionnels, de proposer une remise en ordre d'ensemble de la fiscalité dans ce domaine.
- Au total, nul ne peut en douter, la balance entre les avantages et les inconvénients pour les agriculteurs de la construction européenne reste très largement favorable. Nos agriculteurs le savent bien.\
QUESTION.- Si vous êtes élu, prendrez-vous les mêmes et recommencerez-vous ou bien nouveau septennat signifie-t-il nouveaux hommes et nouvelle politique même si les objectifs sont les mêmes ?
- LE PRESIDENT.- J'ai déjà dit que je procéderai à un renouvellement important du personnel politique, à tous les niveaux. Le renouvellement est souhaitable pour que de nouvelles générations d'hommes, davantage de femmes, puissent participer à la vie publique. Il serait souhaitable que des hommes et des femmes issues des professions libérales, de l'industrie, du commerce et plus généralement du monde du travail, soient plus nombreux qu'aujourd'hui à exercer des responsabilités politiques.
- Je m'efforcerai donc d'encourager, par tous les moyens possibles, le renouvellement et le rajeunissement du personnel politique français. Dans ce sens, en proposant une réflexion sur la rénovation républicaine j'ai demandé que soit mise à l'étude la limitation du cumul des mandats électifs.\
QUESTION.- Vous ne récusez par l'alternance. Vous dites avec juste raison que c'est aux Français de la faire s'ils la jugent nécessaire. Mais il y a alternance et alternance. François Mitterrand, propose l'alternance de gauche £ Jacques Chirac l'alternance - ne disons pas de droite - mais au-sein de la majorité. Cela m'amène à vous poser la question : Y a-t-il deux politiques possibles pour atteindre les mêmes objectifs majoritaires ? Et à la limite, ne craignez-vous pas davantage l'effet Chirac - dont on parle tant en ce moment - que l'effet Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Je ne veux pas entrer dans ce débat. Ce qu'il faut rechercher c'est une large majorité pour les Français.
- Quand on parle d'alternance c'est forcément à l'alternance de gauche que l'on fait allusion. Or cette alternance suppose une large présence des communistes dans la majorité. Et par voie de conséquence, l'acceptation d'une grande part de leurs exigences, dans la mesure où les socialistes auront eu besoin d'eux à deux reprises et pour l'élection présidentielle et pour les élections qui suivraient la dissolution de l'Assemblée nationale `élections législatives`.
- Les Français ont déjà refusé cette possibilité. Je leur fais confiance pour confirmer leur choix majoritaire de 1978.\