22 avril 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Réponse de M. Valéry Giscard d'Estaing à une enquête du "Figaro" sur la culture, Paris, mercredi 22 avril 1981.

Il faut adapter la France aux nouvelles conditions d'un monde devenu incertain et trop souvent mal maitrisé. Cela doit être l'objectif d'une véritable action politique, reposant à la fois sur le refus des fatalités et une volonté appliquée à la résistance des faits.
- Nous devons créer notre destin, à-partir d'une perception claire des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Un des grands intérêts de la fonction que j'exerce, est de pouvoir raisonner dans la durée. Lorsqu'on occupe de hautes responsabilités à la tête de l'Etat, on doit tenter de percevoir ce qui, à travers le monde, se crée ou se défait. Depuis sept ans, par mes voyages, mes contacts avec les chefs d'Etats étrangers, les importantes négociations auxquelles j'ai participé, j'ai pu me rendre compte à quel point notre monde est devenu "un", solidaire des mêmes angoisses, tributaire des mêmes crises.
- Or, alors que les menaces s'accentuent et que ces défis requièrent une action immédiate, je constate que les représentants de notre classe politique, incapables d'élaborer un projet d'envergure, continuent de raisonner en termes de blocs, d'affrontement, comme si l'appartenance à un parti, à une idéologie, pouvait les prémunir des dangers et les dispenser de l'effort.
- Triste et vain réflexe, alors que "vivre et agir ensemble" constitue une des clefs de notre avenir. Toynbee avait recensé vingt-deux civilisations avant la nôtre. Mais en dépit de leurs influences réciproques, elles pouvaient naître, rayonner, puis disparaître sans que leur vie et leur mort aient une conséquence immédiate sur le destin de l'espèce humaine. Ainsi la ruine de l'empire romain n'eut aucun effet en Inde.
- A l'heure actuelle, et pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, toutes les civilisations sont à la fois unies et menacées.\
Ce qui semble lointain échappe trop souvent à la vue. Pourtant, comment ne pas discerner la formidable mutation que notre monde devra accomplir en quelques années, et qui exigera, à l'échelle planétaire, d'importantes réformes. Certains pays pauvres et sous-développés, malgré les efforts de leurs dirigeants, seront ceux qui éprouveront le plus de difficultés à épouser cette évolution. Les éléments techniques du progrès économique sont en effet toujours sous-évalués et mal utilisés dans un environnement culturel déficient. De même, il me semble que l'identité de l'Europe, indissociable du destin de la France, ne se forgera pas à travers des débats techniques ou les lois communautaires, mais grâce à quelque chose de plus fondamental qui est la culture.
- Cette conviction, je veux la faire partager à la France où nous constatons le déclin d'une société de consommation, qui a suscité plus d'angoisses que d'espoirs, que je n'ai jamais aimée et dont j'ai toujours dit qu'elle n'était adaptée ni à notre génie national ni aux qualités et aux inspirations des Français d'aujourd'hui.
- Les problèmes écologiques, sociaux, moraux nés du progrès scientifique, seul, pensaient certains, le progrès les résoudrait.\
Dans la période de croissance sobre vers laquelle nous nous dirigeons et qui est au fond mieux harmonisée à une France conservant le sens du temps et de la mesure, la montée culturelle de notre société doit être la force de progrès qui entraînera les réussites économiques et sociales.
- Cette transition historique, de la production de masse aux valeurs qualitatives, implique que la France s'adapte à un monde en devenir et ne cherche pas, comme certains le suggèrent, à se cramponner à un monde qui s'en va. La véritable culture doit reposer aujourd'hui sur la connaissance et la volonté, dédaignant à la fois l'illusion qui dispense de l'effort et le pessimisme qui décourage d'entreprendre.
- La culture est également indissociable de la liberté car elle permet d'écarter cette "tentation de l'obscurantisme" à laquelle ont succombé les régimes d'oppression, en cherchant à préserver leur pouvoir par le contrôle de la connaissance. Démocratie et culture sont, selon la formule de Darwin "fondues ensemble". Au-delà de la production, il existe en effet la mise en oeuvre et en valeur de la ressource humaine. Il est désormais parfaitement clair que la formation d'un homme et la qualité de sa vie sont incomparablement plus importantes pour une économie et une société que la fabrication d'une machine.
- De même, la libre circulation des idées, de ces idées qui comme les oeuvres d'art constituent des actes de création et d'innovation, doit demeurer une exigence absolue de tout régime démocratique. Grâce au respect de ce principe, une société libérale et moderne conserve une infinie supériorité qui repose tout à la fois sur sa capacité à s'adapter et sa flexibilité à survivre.\
Pari sur l'homme, la culture lui permet tout à la fois de cultiver sa différence, et d'approfondir ses solidarités. Et comme toujours lorsqu'on étend le champ de la connaissance, l'esprit, mieux informé, finit par élargir le domaine de la tolérance.
- Facteur d'unité et de solidarité, la culture constitue enfin un élément qui peut contribuer à la réapparition de ces croyances collectives sans lesquelles une société ne peut vivre longtemps.
- Fil d'Ariane tendu entre le passé et le présent, elle permet à une collectivité de s'affirmer à travers les siècles et d'échapper à la mort, en assurant, comme aujourd'hui la transition d'une civilisation de l'interrogation à une civilisation de l'action.
- Pour l'unité des Français, pour assurer durablement le rôle et le rang de la France dans le monde, je veux que mon septennat nouveau soit celui d'une grande ambition culturelle commune.\