20 avril 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing à "La Dépêche du midi", intitulée "Priorité à l'emploi si je suis élu", Paris, Palais de l'Élysée, Lundi 20 avril 1981.

QUESTION.- Votre plan pour l'emploi des jeunes présente des aspects positifs mais n'est-ce pas un remède trop ponctuel pour inverser efficacement la tendance générale d'un marché du travail que vos spécialistes du VIIIème Plan ont décrite en nombre : 2 500 000 chômeurs en 1985 ?
- LE PRESIDENT.- C'est précisément pour éviter une telle situation que je propose un programme pour l'emploi. Il ne faut pas se dissimuler et dissimuler aux Français la vérité : le chômage ne peut pas disparaître complètement tant que la crise internationale ne sera pas surmontée. Ceux qui le promettent distillent l'illusion. Mais la France peut faire beaucoup pour résoudre ces difficultés. Vous connaissez les priorités de mon programme : offrir un emploi à tous les jeunes à la -recherche d'une activité professionnelle et parvenir à une réduction significative du nombre des demandeurs d'emploi.
- Je propose ainsi un ensemble de mesures que vous me permettrez de rappeler :
- Intensifier et adapter la formation professionnelle £
- Encourager le départ des travailleurs immigrés £
- Favoriser l'accès anticipé à la retraite à la pré-retraite £
- Transformer l'aide au chômage en aide à l'emploi £
- Poursuivre l'élimination des obstacles à la création d'emplois et, notamment, diminuer les charges fiscales qui pèsent sur les petites et moyennes entreprises £
- Encourager une nouvelle organisation du travail :
- Veiller constamment au bon fonctionnement du système d'indemnisation du chômage.
- Comme vous le voyez, ce sont là des actions diversifiées qui permettront de faire face aux aspects très différents du problème du chômage. Un million d'emplois nouveaux sera ainsi créé d'ici à 1985. Il faut y ajouter ceux qui résulteront de la croissance économique. La conjoncture démographique nous sera également plus favorable puisque, à-partir de 1985, le nombre d'emplois à créer pour satisfaire les demandes nouvelles aura diminué de moitié par-rapport à aujourd'hui. L'emploi sera la tâche prioritaire et urgente à laquelle je me consacrerai si je suis réélu. Vous savez que nous avons déjà fait face, puisque la France détient le record de création d'emplois de toute l'Europe occidentale. C'est parce que, en sept ans de guerre économique mondiale, notre pays s'est bien battu que je pourrai, au-cours des prochaines années, tenir les engagements que je prends.\
QUESTION.- Durant votre septennat, l'économie française a vécu sous le régime libéral. Or, la crise mondiale et les mutations qui s'amorcent dans le domaine industriel et plus généralement des sociétdans le comportement des sociétés paraissent appeler l'intervention de l'Etat. Comment peut-on concilier le régime de liberté accru que demandent certains et que vous avez paru appliquer ces dernières années avec une intervention de la puissance publique souhaitable et peut-être vitale ?
- LE PRESIDENT.- Qu'entendez-vous par régime libéral ? Si c'est un régime dans lequel on maîtrise le développement de la bureaucratie, on contient la tendance à l'interventionnisme des administrations et l'on refuse le dirigisme, si c'est un régime dans lequel les libertés de toute -nature sont protégées jalousement, systématiquement, si c'est un régime qui mise sur l'initiative et l'entreprise individuelles, alors vous pouvez considérer, en effet, que durant mon septennat la France a vécu sous un régime économique libéral. Et je m'empresse d'ajouter qu'au-cours des années à venir je continuerai de me battre pour que ce régime prévale, car il est le seul capable de nous donner les chances et les moyens de notre développement.
- Si, en revanche, vous appelez régime libéral un régime dans lequel l'Etat abdique, se désengage et refuse d'exercer les responsabilités qui sont les siennes, alors vous ne pouvez pas qualifier mon septennat de libéral.
- J'ai toujours veillé, au-cours des années passées, à ce que l'Etat occupe la place qui doit lui revenir. Certains ultra-libéraux me font le reproche de lui avoir laissé prendre une place trop importante. Je pense que cette critique n'est pas fondée.\
`Réponse`.
- L'Etat, dans nos sociétés modernes, a d'abord la charge des grandes équilibres économiques. Il doit aussi agir chaque fois que les difficultés économiques provoquent de graves difficultés sociales. C'est ce qu'il a fait, notamment dans les secteurs de la sidérurgie, de la construction navale ou du textile, pour ne citer que les cas les plus importants. L'Etat doit également intervenir dans les grandes affaires économiques, lorsque le jeu normal des forces du marché ne peut assurer les impulsions souhaitables. Tel a été le cas pour la mise en route du programme nucléaire et des programmes d'économies d'énergie et de recherche d'énergies nouvelles, tel a été aussi le cas dans les secteurs stratégiques que sont l'informatique, le spatial, l'aéronautique ou les télécommunications. Enfin, l'Etat doit intervenir dans le domaine social lorsque certaines situations apparaissent profondément anormales, compte tenu du niveau de développement du pays. C'est ce que j'ai fait pour les personnes âgées, pour les handicapés ou pour l'indémnisation du chômage.
- Comme vous avez raison ! Dans les périodes de difficultés, l'Etat est souvent sollicité et il ne doit pas se dérober. En dévinitive, l'Etat doit intervenir mais il ne doit pas tomber dans l'interventionnisme. C'est sur cette ligne que j'ai calé mon action passée et que je compte bien continuer dans l'avenir.\
QUESTION.- Jacques Chirac ne vous ménage pas. On observe qu'il dirige contre vous ses critiques les plus vives, comme s'il ne voulait élargir son espace vital qu'à vos dépens. Dès lors, au soir du premier tour, ne pensez-vous pas que cette polémique va laisser des traces profondes et troubler l'électorat RPR même si M. Chirac devait appeler, en fin de compte, à voter pour vous ?
- LE PRESIDENT.- Il faut faire la part des tentations que les campagnes électorales suscitent et qui conduisent certains candidats à tenir des propos outranciers. Cette attitude risque-t-elle de troubler les électeurs de la majorité et de favoriser du même coup le candidat du parti socialiste ? Il y a là, je le reconnais, un problème qui pourrait devenir préoccupant. Je n'en reste pas moins convaincu que les dirigeants du RPR ne renieront pas le contrat qu'ils ont signé devant les Français et qu'ils feront tout pour épargner à notre pays la confusion politique et la régression économique qu'entraînerait inévitablement l'élection de mon principal concurrent `François Mitterrand`.\
QUESTION.- En 1974, vous parliez d'un statut de l'opposition". Dans le même esprit, au lendemain de votre élection, vous avez rendu un hommage à François Mitterrand. Or, le septennat qui s'achève ne vous a pas rapproché du parti socialiste. L'opposition non communiste que vous souhaitiez associer aux réformes a gardé ses distances. Estimez-vous avoir tout fait pour créer les conditions de la social-démocratie que vous appeliez de vos voeux ? En outre, était-ce possible et, à cet égard, n'avez-vous pas sous-estimé la capacité du gaullisme à résister à l'usure du temps ?
- LE PRESIDENT.- C'est un fait que, malgré la volonté d'ouverture dont j'ai fait preuve, le parti socialiste s'est cantonné dans une attitude d'opposition systématique. Pourquoi ? Vous semblez suggérer que cela pourrait tenir à la résistance de certains dirigeants gaullistes, qui seraient restés attachés à l'idée d'une France divisée en deux moitiés irréconciliables. Même si cette interprétation n'est pas entièrement inexacte, la responsabilité de la situation actuelle n'en incombe pas moins, pour l'essentiel, à M. Mitterrand. Vous vous souvenez qu'après la rupture de l'Union de la gauche, en 1977, et plus encore au lendemain des élections législatives de mars 1978, un certain nombre de responsables socialistes avaient souhaité que leur parti reprenne son autonomie par-rapport à ses alliés communistes, et qu'il décide de "parler plus vrai, plus près des fait". Vous savez aussi que M. Mitterrand s'est fermement opposé à cette double orientation, réduisant dès lors les partisans de ce "recentrage" à ne plus jouer qu'un rôle de figuration destiné à tromper la fraction de l'électorat que l'on peut qualifier de "social-démocrate". Il est bien clair que, si les électeurs confirment une nouvelle fois leur hostilité à l'égard de confier le sort de notre pays à un gouvernement socialo-communiste, la situation sera toute différente.\
QUESTION.- Il y a sept ans, vous pensiez que l'union politique européenne devrait être réalisée en 1980, selon le type confédéral. Nous en sommes loin. Compte tenu des bavures de la Communauté européenne et des discordances dans le concert des "Dix", n'êtes-vous pas aujourd'hui un Européen refroidi ? La façon dont vous avez freiné l'élan de l'Espagne et vos remontrances récentes à Mme Thatcher le laisseraient supposer.
- LE PRESIDENT.- Non, Je ne pense pas être "un Européen refroisi". Bien sûr, l'Europe des "Dix" a du mal a fonctionner. Comme toute institution humaine, comme toute institution nouvelle, comme toute institution complexe, la Communauté européenne `CEE` est fragile. Mais elle est nécessaire et elle est perfectible.
- Elle est perfectible : par toutes nos actions, nous nous efforçons de rendre la Communauté plus efficace et plus unie. Ce n'est pas facile, vous le savez, compte tenu du nombre et de la diversité des Etats qui la composent. Mais il n'en reste pas moins que la construction de l'Europe est une nécessité. C'est dans-le-cadre d'une Europe confédérale et véritablement européenne que notre indépendance pourra être sauvegardée.
- Depuis sept ans, malgré la crise économique mondiale, la France a concouru, par ses initiatives, non seulement à l'indispensable maintien de ce qui avait été construit, mais, aussi, à l'organisation progressive de l'Union européenne.\
`Réponse`
- J'ai exigé de nos partenaires le respect des trois principes de la politique agricole commune : la solidarité financière, l'unité du marché et la préférence communautaire.
- J'ai obtenu, dès 1974, que se réunisse, trois fois par ans, le Conseil européen, qui rassemble les chefs d'Etat et de gouvernement des pays membres de la Communauté `CEE` pour qu'ils définissent les grandes lignes d'une politique européenne. J'ai demandé à nos partenaires que l'Assemblée des communautés européennes soit élue au suffrage universel direct. Cette assemblée a élu une Française à sa présidence : Mme Veil.
- J'ai oeuvré à la mise en place du système monétaire européen `SME` dont vous savez qu'il fonctionne beaucoup mieux que certains ne l'avaient annoncé.
- Enfin, j'ai veillé au renfocement de la coopération politique européenne, qui a permis à l'Europe de parler d'une seule voix et de se faire entendre sur la scène internationale. C'est ainsi que les Neuf ont adopté des positions communes lors de l'invasion de l'Afghanistan ou lors du déclenchement du conflit irako - iranien, qu'ils ont décidé des sanctions économiques contre l'Iran à la suite de la prise en otage du personnel de l'ambassade américaine à Téhéran et qu'ils ont essayé de relancer les négociations au Proche-Orient pour faciliter l'instauration d'une paix juste et durable dans la région.
- Dans les prochains mois, un des problèmes les plus importants sera celui du respect des règles de la politique agricole commune. Il faudra sans doute aussi améliorer les mécanismes de consultation et de coopération entre l'Europe et les Etats-Unis. Les Etats européens devront enfin intensifier leur coopération dans le domaine de la défense. Vous pouvez donc conclure qu'au travers des difficultés la construction de l'Europe reste l'un des objectifs prioritaires de notre politique.\
QUESTION.- Les gaullistes et les socialistes ont été sévères pour votre politique extérieure. Vous vous êtes largement expliqué à ce propos, mais les critiques exprimées ont visiblement laissé des traces. Dès lors, ne pensez-vous pas que, dans un pays qui fut longtemps sous le charme de la diplomatie gaulliste, la vôtre n'est pas assez "sonore" pour être bien entendue et parfaitement comprise ?
- LE PRESIDENT.- Il est exact que la politique extérieure que je conduis au nom de la France a fait l'objet de nombreuses et sévères critiques. De la part des gaullistes et des socialistes, dites-vous. Je dirais plutôt : de la part des dirigeants du parti socialiste `PS` et de ceux du RPR. Toutes les études d'opinion prouvent, en effet, que dans leur très grande majorité, les Français approuvent l'action que je mène pour l'indépendance de la France, pour la construction de l'Europe, pour la défense de la liberté dans le monde et pour le maintien de la paix.
- Je remarque au passage que vous n'avez pas fait allusion aux critiques, pourtant extrêmement vives, qui me sont adressées par la direction du parti communiste `PCF`. Sans doute les considérez-vous comme allant de soi. J'en prends acte.
- Cette accumulation de critiques convergentes et systématiques a-t-elle, laissé des traces ? Je ne le pense pas et pour une raison simple : c'est que les reproches qui me sont adressés sont trop contradictoires pour avoir la moindre crédibilité. Quand mes adversaires m'accusent à la fois de la "neutralisme" et "d'atlantisme", ils prouvent seulement leur incapacité à comprendre qu'il n'y a pas d'opposition entre indépendance de la France et solidarité occidentale, et que la -recherche du dialogue peut aller de pair avec la fermeté.
- Enfin, le parallèle que vous établissez entre la diplomatie gaulliste et celle que je dirige depuis maintenant sept ans me semble appeler deux remarques.
- La première est que, de son vivant, le général de Gaulle a été critiqué autant que je le suis moi-même et tout aussi injustement. Ma seconde remarque est que le qualificatif de "sonore" que vous appliquez à sa politique extérieure ne me paraît ni le plus approprié ni le plus flatteur. Des mots comme "audacieux" et "raisonnable" me semblent plus aptes à la définir.\