18 avril 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing à "La Vie française" sur la politique économique, Paris, Palais de l'Élysée, samedi 18 avril 1981.

QUESTION.- Le 8 avril vous avez lancé conjointement avec le chancelier Schmidt une action concertée franco - allemande en faveur des investissements créateurs d'emplois ? Qu'en attendez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Le chancelier Schmidt et moi-même avons des vues concordantes sur la situation économique internationale et les conséquences du second choc pétrolier. On peut caractériser ainsi les effets du choc pétrolier : il entraîne un prélèvement supplémentaire et un transfert de pouvoir d'achat vers des pays déjà excédentaires £ il alimente l'inflation dans le monde £ il provoque la généralisation des déficits extérieurs. En outre, l'accent mis aux Etats-Unis sur l'utilisation de l'arme monétaire s'est traduit, vous le savez, par une hausse massive des taux d'intérêt qui rend plus malaisée la maîtrise du recyclage des capitaux et décourage l'investissement.
- Nos deux économies connaissent, par ailleurs, des situations très voisines. C'est là une différence par-rapport au premier choc pétrolier après lequel l'Allemagne `RFA` s'est très vite retrouvée excédentaire du point de vue de la balance des paiements. L'évolution de l'activité et de l'emploi est plus satisfaisante en France, puisque nous serons probablement le seul pays d'Europe à connaître, en 1981, un taux de croissance positif. La situation, en-matière de prix, est meilleure en Allemagne. La balance commerciale est plus favorable en Allemagne, mais la balance des paiements courants, plus significative, est moins déficitaire en France (30 milliards de francs pour la France et plus de 60 milliards de francs pour l'Allemagne). Au total, nos deux pays connaissent des préoccupations semblables : un taux de croissance inférieur au taux de croissance potentiel et un déficit extérieur à financer.\
`Réponse` En lançant conjointement `avec la RFA` une opération d'emprunt international d'un montant de 5 milliards d'ECUS (soit 30 milliards de francs dont 15 milliards pour la France) et en utilisant le produit pour des investissements susceptibles de desserrer la contrainte énergétique et de créer des emplois, nous donnons un exemple à l'Europe et au monde : pour surmonter une crise internationale, les grands pays doivent et peuvent réagir collectivement.
- J'ajoute que je trouve assez dérisoire l'argument selon lequel cet emprunt aggraverait l'endettement de la France. La France est créditrice en-matière d'endettement extérieur (pour plus de 20 milliards de francs) et elle dispose, en outre, d'environ 380 milliards de réserves de change, qui constituent, comme vous le savez, des créances sur l'étranger. Cette critique est d'autant plus surprenante que ceux qui la formulent proposent des programmes économiques qui provoqueraient une aggravation massive du déficit extérieur.\
QUESTION.- Je sais que vous n'aimez pas le terme de relance... Estimez-vous cependant qu'une relance de ce type par l'investissement peut créer de nouveaux débouchés, s'il n'y a pas une certaine accélération de la consommation ?
- LE PRESIDENT.- Le soutien de l'activité et de l'emploi - vous me permettrez de préférer ces termes - ne peut pas résulter de fausses solutions.
- Quand je vois proposer la relance par un déficit budgétaire massif (160 milliards de dépenses supplémentaires, soit l'équivalent du produit total de l'impôt sur le revenu), le relèvement généralisé et désordonné des salaires, la diminution non compensée des heures de travail effectif, je me demande si ceux qui tiennent ce langage prennent les Français pour un peuple adulte. Aucun pays, je dis bien aucun pays, ne propose ou n'applique une telle politique, qui témoigne d'une ignorance complète de la situation internationale. La distribution incontrôlée de pouvoir d'achat entraîne la hausse des prix, puis l'aggravation du déficit extérieur par les importations d'énergie et l'attraction exercée sur les industries des autres pays qui ont aussi des capacités disponibles. C'est donc la dévaluation du franc et, avec elle, l'enchaînement fatal : la dévaluation nourrit la hausse des prix et la hausse des prix nourrit la dévaluation. A terme, c'est l'impossibilité de faire face à nos échéances et l'obligation de réduire l'activité en produisant moins et en augmentant le chômage.\
QUESTION.- Mais pourquoi pas des allégements fiscaux ?
- LE PRESIDENT.- Je suis favorable à l'allègement des prélèvements obligatoires. Mais encore faut-il savoir de quoi on parle. S'agit-il d'alléger l'impôt sur le revenu pour tenir compte de l'inflation, comme le propose, par exemple, le président Reagan ? Alors, nous le faisons, année par année, et j'ai déjà dit que nous le ferons de nouveau dans le prochain budget. S'agit-il de revoir la fiscalité locale qui s'applique aux activités professionnelles ? Nous l'avons nous-mêmes prévu, mais dans le respect de l'autonomie financière des collectivités locales.
- S'agit-il d'encourager les entreprises ? C'est précisément mon option fondamentale : le budget, pour 1981, a mis en place un dispositif sur cinq ans d'incitation fiscale à l'investissement qui, combiné à notre système d'amortissement, fait de notre pays le plus avancé en ce domaine. J'ai indiqué également que le budget pour 1982, si j'étais élu, prévoirait un dispositif comparable, ample, durable, simple, en faveur de la recherche dans l'entreprise.
- Sur cette question des allégements fiscaux, mon objectif, je le répète, demeure de stabiliser et d'alléger, dans toute la mesure du possible, le poids des prélèvements obligatoires. Mais je suis sceptique à l'égard des solutions simplistes qui creuseraient le déficit budgétaire ou exigeraient des économies budgétaires irréalistes, sauf à remettre gravement en cause les acquis sociaux auxquels notre société demeure attachée.
- Il faut bien voir qu'actuellement deux conceptions de la politique économique s'opposent. La politique de relance par la consommation est une politique à courte vue. Il faut l'écarter.
- Celle que je propose, et mets en oeuvre, consiste à privilégier d'une-part, la réduction de la dépendance énergétique et, d'autre-part, la compétitivité des entreprises. Seule, cette politique permet de préparer l'avenir. Elle permettra de porter notre effort de recherche de 1,8 % à 2,3 % du PIB et assurera le développement des investissements.\
QUESTION.- Comment voyez-vous se réaliser l'effort d'investissement auquel l'action concertée franco - allemande va donner une impulsion nouvelle ?
- LE PRESIDENT.- Pour les pays industrialisés, la seule façon de sortir de la crise est de desserrer la contrainte énergétique en utilisant le produit des emprunts à l'étranger pour financer des investissements de production ou d'économies d'énergies. Ces investissements, à terme, nous donneront la capacité de rembourser, renforceront notre croissance, faciliteront notre indépendance et permettront de créer des emplois durables.
- Vous savez que la France a mené en ce domaine une politique exemplaire. Nous la poursuivrons, avec des objectifs ambitieux : porter la part de notre énergie d'origine nationale de 24 % en 1973 à 45 % en 1990 £ ramener d'ici à dix ans le prélèvement pétrolier sur le revenu national de près de 5 % à moins de 2 %.
- L'investissement énergétique est fondamental et je suis stupéfait de voir qu'on puisse proposer un moratoire de fait dans l'exécution de ce programme vital. Notre programme signifie pour les entreprises des investissements d'économie, de conversion et de fabrication d'équipements. Parallèlement, nous lancerons un vaste programme d'isolation thermique dans le logement qui, conjointement avec le déblocage du Fonds d'action conjoncturelle, stimulera l'investissement et l'activité dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. Donc, première priorité, l'énergie.
- Deuxième priorité, l'introduction des technologies nouvelles (informatique, robotique, automatisation) qui donneront un atout essentiel à notre industrie dans la compétition internationale.
- Enfin, investissements de productivité et de compétitivité qui sont porteurs de l'activité et de l'emploi de demain. Le produit des emprunts effectués dans-le-cadre de l'action concertée franco - allemande sera distribué par le Crédit National et le Crédit d'équipement des PME sous la forme de prêts bonifiés par l'Etat pour la réalisation des programmes d'investissement correspondants.\
QUESTION.- Ne faut-il pas associer l'épargnant français à cette politique d'investissement ?
- LE PRESIDENT.- Bien sûr. Si nous voulons conduire notre grand effort national d'investissement dans le respect des contraintes monétaires, nous devons dégager une épargne stable et durable.
- Il s'agit d'abord du capital à risque. La loi d'incitation à l'épargne, dite loi Monory, a été un grand succès : en trois ans, le nombre d'actionnaires directs est passé de 950000 à 1250000 et le nombre de porteurs de parts de sociétés d'investissement de 1100000 à 2000000 £ le montant des augmentations de capital a atteint 14 milliards de francs en 1979 et 21 milliards de francs en 1980, dont 16 milliards de francs pour les sociétés non cotées. Elles constituent un élément important d'une politique d'ensemble encourageant les placements en action.
- Il s'agit ensuite de l'épargne longue : poursuite de l'effort en faveur des obligations par une rémunération réelle positive £ encouragement à l'épargne stabilisée. L'action globale qui a été -entreprise au-cours des dernières années en faveur de l'épargne devra être activement poursuivie.\
QUESTION.- SI vous êtes élu, quelles orientations de politique économique donnerez-vous à votre gouvernement.
- LE PRESIDENT.- J'indiquerai d'abord que la politique économique doit s'inscrire dans la durée. C'est indispensable si l'on veut que les agents économiques puissent prendre leurs décisions en connaissance de cause. A-ce-titre, quelques lignes directrices fondamentales sont nécessaires : maîtrise de la progression des agrégats monetaires £ maîtrise des finances publiques permettant la stabilisation des prélèvements obligatoires après le nécessaire effort de rattrapage et de solidarité accompli en-matière sociale £ maîtrise des coûts de production £ respect de la décision fondamentale et irréversible qu'a été la libération des prix £ action en faveur de la concurrence.
- C'est grâce-au -cadre stable ainsi fixé que, dans leurs négociations salariales, dans la détermination de leurs prix, dans leurs actes de consommation et d'épargne, dans leurs programmes d'investissement et d'exportation, les particuliers, les partenaires sociaux, les entreprises pourront prendre, ensemble, les décisions cohérentes qui feront une France forte, active et présente dans le monde.\
QUESTION.- Pensez-vous que cela puisse suffire ? N'y a-t-il pas aussi des initiatives à prendre au plan international.
- LE PRESIDENT.- Nous disposons déjà d'un dispositif complet et diversifié de soutien à l'exportation. Bien sûr, des progrès sont toujours possibles. Je pense, notamment, à un meilleur partage des tâches entre administrations et entreprises, à un regroupement des organismes de promotion, de financement et de garantie, à la -constitution d'un réseau informatique plus dense de transmission de données sur les marchés extérieurs pour les petites et moyennes entreprises, à l'adaptation des mécanismes communautaires en-matière d'exportations agricoles. Mais, fondamentalement, c'est par la formation des hommes et leur qualification, par la maîtrise d'une énergie à moindre coût, par une attitude permanente de compétitivité, que nous maintiendrons et amplifierons notre capacité exportatrice.
- Quand à l'action économique internationale, je lui assignerai, pour ma part, deux orientations principales :
- Il faut d'abord améliorer la situation monétaire internationale. Le système monétaire européen est un grand succès : il a créé une zone de stabilité et a permis le lancement de l'action franco - allemande de soutien de l'investissement et de l'emploi. Nous devons consolider ce système et engager avec nos partenaires des discussions tendant à une baisse des taux d'intérêt et à une stabilisation progressive du système monétaire international, sans fétichisme, mais sans complaisance.
- Il faut, en second lieu, répondre à la détresse des pays en développement. Les mécanismes de recyclage des flux financiers doivent être consolidés. Le rôle des institutions internationales doit être mieux assuré. Le prochain sommet des pays industrialisés abordera cette question.
- QUESTION.- Avez-vous un message particulier pour les lecteurs de "La Vie française" ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Ce sont des gens compétents et avertis. Ils réfléchissent à la situation de notre économie. Ils parviendront, j'en suis sûr, à la même conclusion que moi : briser l'outil de production par des nationalisations, décourager l'investissement et l'emploi par les contrôles bureaucratiques, organiser la fin du Marché commun, n'est certainement pas dans l'intérêt de la France. Je souhaite qu'ils le disent autour d'eux.\