16 avril 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing au journal "La Croix", sur l'aide au tiers monde, Paris, Palais de l'Élysée, jeudi 16 avril 1981.

QUESTION.- L'aide française au tiers monde stagne. Quelle que soit la façon de calculer, elle reste en deçà de l'objectif que se sont fixés les pays développés dans-le-cadre des Nations unies. La France ferme ses frontières aux travailleurs du tiers monde. Est-ce compatible avec les intentions généreuses que vous avez proclamées ?
- C'est un fait que la crise économique mondiale a eu des répercussions sur l'aide au développement consentie par l'ensemble des pays industrialisés. Vous savez notamment que certains d'entre eux ont récemment décidé une réduction de leur aide.
- Ce n'est pas le cas de la France, et j'ai veillé personnellement à ce que notre aide connaisse ces dernières années une progression, ralentie certes, mais régulière.
- Il faut savoir que l'aide française au développement a dépassé 15 milliards de francs en 1980 et se situe, en valeur absolue, au deuxième rang mondial après les Etats-Unis. Notre aide représente, à elle seule, deux fois plus que toutes les aides des pays socialistes réunis, URSS comprise.\
QUESTION.- Le dialogue Nord-Sud dont vous avez été l'initiateur n'a pas donné de résultats concrets. En tout cas, ces derniers ne sont pas à la mesure de la dégradation de la situation du tiers monde. Pourquoi ? Etait-ce seulement de "l'action spectacle" comme disent certains ?
- LE PRESIDENT.- J'ai lancé l'idée du dialogue Nord-Sud, après ce que l'on a appelé "le premier choc pétrolier", c'est-à-dire en une période où il était urgent de rechercher une large concertation et de réduire les risques, alors bien évidents - souvenez-vous en - de la confrontation.
- De cette initiative est née, directement ou indirectement, toute une série de notions et d'approches nouvelles (nouvel ordre économique) puis de propositions visant à un meilleur ajustement entre les divers intérêts en présence (pays industriels, pays producteurs de pétrole, tiers monde, quart monde). On l'a vu, après la Conférence de Paris, dans les réunions de la Cnuced, de l'Onudi ou à l'occasion des assemblées de l'ONU consacrées aux "négociations globales"... N'oubliez pas que les initiatives prises en 1974 - 1975 ont conduit à une nouvelle approche de ces problèmes essentiels et que nous ne raisonnons plus aujourd'hui à leur sujet comme nous le faisions hier. Ceci étant, ces travaux n'ont pas encore débouché sur dès résultats concrets à la mesure de l'enjeu, en dépit de la situation de plus en plus préoccupante des pays les plus pauvres, encore plus lourdement frappés que les autres, par la crise mondiale.\
`Réponse`.
- Mais il eût été illusoire d'imaginer que les problèmes considérables du développement des trois quarts de l'humanité, et ceux qui résultent des aspirations légitimes de ces peuples à plus de justice, soient susceptibles de trouver une solution rationnelle et satisfaisante, en quelques réunions internationales, alors qu'ils résultent de situations parfois séculaires. Il faut également dire, car c'est l'évidence, que les réformes nécessaires sont plus difficiles à obtenir dans une conjoncture si profondément marquée par la crise, avec son cortège de difficultés financières et économiques.
- Mais le dialogue Nord-Sud continuera, en dépit de ces obstacles, car il correspond à une nécessité de notre temps.
- Le processus engagé doit se poursuivre avec ténacité et à plusieurs niveaux :
- Le niveau mondial de l'ONU et des grandes organisations internationales £
- Le niveau régional ou interrégional comme le trilogue euro - arabo - africain £
- L'aide aux pays les moins avancés, dont une prochaine conférence à Paris tentera d'améliorer la situation.
- Dans ces divers domaines, la France est présente et s'efforce d'apporter une contribution conforme à sa vocation de paix, de progrès et de justice dans le monde.\
QUESTION.- Une action du type Plan Marshall pour le tiers monde a-t-elle une chance de réussir ?
- LE PRESIDENT.- Toutes les initiatives visant à améliorer les conditions d'existence et de progrès des pays pauvres doivent être encouragées et approuvées.
- Il est tentant de songer, par référence à la situation de l'Europe à la fin de la dernière guerre mondiale, à une action du type du "Plan Marshall", par lequel les Etats-Unis ont si puissamment contribué à la reconstruction ainsi qu'au nouveau départ de l'économie européenne.
- Mais comparaison n'est pas toujours raison... Par le Plan Marshall, il s'agissait de -concours apporté à des économies dont le potentiel s'était trouvé bouleversé par la guerre, mais dont les capacités pouvaient être revitalisées dans des délais relativement brefs compte-tenu des traditions industrielles des pays concernés. Ensuite, une très large homogénéité caractérisait sur les plans économiques, mais aussi idéologique et politique, les pays bénéficiaires, puisque le Plan Marshall s'est appliqué à l'Europe occidentale.
- Le problème est donc de savoir si la situation actuelle du tiers monde, marquée, chacun le voit bien, par une extrême diversité (politique, économique, niveaux de développement, etc), se prête à une action uniforme et centralisée, comme le Plan Marshall.
- Il est peut-être nécessaire de distinguer plusieurs approches qui combineraient à la fois l'aide aux pays les plus défavorisés, l'organisation de solidarités régionales et interrégionales ainsi que la -recherche au niveau mondial de solutions aux grands problèmes de ce temps énergie, monnaie, commerce international, etc.\
QUESTION.- L'Europe donne aujourd'hui l'impression d'attendre l'Amérique pour agir. L'URSS et les pays socialistes restent sur la touche. La France, seule, a-t-elle la possibilité de faire avancer les choses ?
- LE PRESIDENT.- La seule observation des faits montre qu'en-matière d'aide au développement l'Europe n'a jamais attendu personne et n'a certainement pas besoin que l'exemple lui vienne d'ailleurs. Je vous rappellerai simplement que c'est l'Europe qui a mis sur pied le système le plus élaboré de solidarité entre un groupe de pays développés et un groupe de pays en développement avec la Convention de Lomé. Celle-ci, comme vous le savez, a été renouvelée en 1979 £ elle lie nos dix pays de la Communauté européenne `CEE` à soixante pays d'Afrique, des Caraibes et du Pacifique. Elle constitue, à de très nombreux égards, un modèle, et chacun des pays concernés la reconnaît comme telle.
- Cette mise au-point étant faite, il est évident qu'une participation des Etats-Unis est nécessaire à la -recherche de solutions constructives au problème du développement en général et des relations entre ce qu'il est convenu d'appeler le Nord et le Sud en-particulier. Pourquoi ? Tout simplement parce que les Etats-Unis disposent de moyens considérables et occupent dans les relations économiques une place de tout premier plan. La solution à des problèmes d'une très grande ampleur et qui touchent, à un -titre ou à un autre, l'ensemble de la communauté internationale, nécessite donc leur adhésion. C'est pourquoi nous nous félicitons de la décision qui a maintenant été prise par l'administration du président Reagan de participer au sommet `conférence Nord-Sud de Cancun` qu'organiseront, en octobre prochain, le président du Mexique et le chancelier autrichien.\
`Réponse`.
- Vous avez évoqué également la situation de l'URSS et des pays socialistes. Il est vrai qu'ils ne prennent pas, dans l'effort international pour le développement, les responsabilités qui du fait de leur niveau économique actuel, devraient leur incomber. Cette situation est anormale. Nous l'avons dit à de nombreuses reprises et encore tout récemment, lors du Sommet de Venise, en juin 1980 où l'accent a été mis sur la nécessité d'une plus juste répartition de la charge de l'aide entre les trois grandes catégories de donneurs potentiels : les pays industrialisés qui, à ce jour, font l'effort principal, les pays pétroliers, qui disposent de surplus financiers et ont entrepris un certain nombre de programmes utiles et enfin, les pays de l'Est qui doivent faire bien davantage.
- Quant au fait que la France, seule, ne puisse pas faire avancer les choses, c'est l'évidence sur-le-plan des -concours matériels. Mais elle contribue à entretenir un mouvement dont elle avait pris l'initiative en proposant, en 1975, le dialogue Nord-Sud, c'est-à-dire une nouvelle approche des relations entre ces deux groupes de pays. D'ailleurs, son rôle est reconnu : lorsque Lopez Portillo et M. Kreisky ont lancé, l'année dernière, leur idée de sommet restreint `conférence Nord-Sud de Cancun`, ils ont aussitôt pris contact avec nous et ils ont demandé que la France s'associe à leurs efforts. Ceci illustre bien le rôle qui est reconnu à la France danc ce domaine essentiel pour l'avenir du monde.\
QUESTION.- Est-ce aider le tiers monde à se développer que de lui vendre des armes ?
- LE PRESIDENT.- Non, bien sûr. Mais le problème est complexe. Chaque Etat a le droit légitime d'assurer sa sécurité, sa défense, et donc d'acheter des armes. C'est un droit universel, égal pour tous et consacré par la Charte des Nations unies. Aucun Etat, qu'il soit faible ou puissant, riche ou démuni, n'est disposé à abandonner la responsabilité de sa sécurité.
- En ce qui concerne les ventes d'armes, la France est bien loin d'atteindre les niveaux des principaux fournisseurs mondiaux £ elles représentent moins de 10 % du total mondial des exportations d'armements. Vous voyez que si elle renonçait unilatéralement à en vendre, sa place serait facilement comblée sans que le niveau des armements dans le monde en soit réduit.
- Alors, que faire ? Car il faut bien entendu faire quelque chose, compte-tenu de la menace que fait peser l'accumulation croissante des armements. Ce que la France propose, c'est d'assurer la sécurité à un niveau d'armement aussi bas que possible.
- Lorsque j'ai présenté en 1978, devant l'Assemblée générale de l'ONU, le plan français de désarmement, j'ai suggéré que les pays d'une même région, l'Afrique par exemple, se concertent en vue de fixer ensemble des plafonds d'armement ou des niveaux successifs de réduction. Cest cette approche régionale que la France s'efforce, avec persévérance, de promouvoir. Elle seule permettra d'aboutir à une limitation concertée des ventes d'armes.\