14 avril 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. Valéry Giscard d'Estaing au Carrefour de l'amitié, Paris, mardi 14 avril 1981.

Messieurs les présidents,
- Mesdames, Messieurs,
- Je suis, je dois le dire - et c'est la règle de ma campagne : j'exprime ce que je pense aussi simplement et directement que possible, - je suis, je dois le dire, très heureux de venir participer ce soir à cette rencontre.
- J'en suis heureux, en-raison de ce qu'elle est et de ce que j'ai connu autrefois, dans un tout autre décor - c'était à Marly, vous l'avez rappelé - quand j'étais ministre de l'économie et des finances et où je suis venu pour une des premières réunions de votre Carrefour. J'étais heureux à l'époque d'avoir pris place dans cette rencontre, moins nombreuse, et d'avoir répondu à un certain nombre de questions, alors que ceci n'est pas prévu, vient-on de me dire, ce soir.
- J'en suis heureux pour une deuxième raison, qui vous surprendra, c'est qu'il n'y a pas de publicité à cette rencontre et que donc personnne ne peut croire que ce que je dis a pour objet d'être exploité d'une manière ou d'une autre à des fins largement électorales.
- Je viens en quelque sorte réfléchir parmi vous et devant vous sur un certain nombre de problèmes qui se posent à notre société et dont la campagne électorale souligne l'existence, mais qu'elle ne fait ni apparaître dans leur réalité et qu'elle ne fera pas disparaître, dans son dénouement.
- Je suis donc venu réfléchir et je ne me comporterai pas devant vous comme ce que l'on appelle "un candidat". D'ailleurs, dans ce que disait tout à l'heure M. Lefébure, j'ai noté les directives qui sont extrêmement privatives pour vous, puisque vous n'avez pas le droit - et je comprends l'épreuve que cela représente pour certains, - de marquer votre désapprobation, et vous n'avez pas le droit - épreuve plus cruelle encore, - de marquer votre approbation. Donc, je ne me comporterai pas en candidat.\
Je me rends -compte que la plupart d'entre vous sont très habitués aux disciplines de la parole, de la réflexion, de la dialectique et qu'à cet égard vous fournissez à la fois l'instrument et le son et que ce qu'il y a inévitablement dans toute campagne électorale d'outrance et de simplification n'est pas de -nature, ni à vous intéresser, ni, je l'espère, à vous convaincre.
- D'autre-part, parce que je tiens au respect de ce que j'appelerai le tronc commun de votre philosophie de base, c'est-à-dire la tolérance envers les idées d'autrui, une campagne électorale, à cet égard, est une période de souffrance, parce que c'est une période d'intolérance, c'est une période d'excès intellectuels - vous l'avez bien vu, - c'est une période d'injustice et de dénigrements, - vous l'entendrez, - mais c'est aussi une période d'intolérance.
- Or, je suis profondément attaché, pour toutes sortes de raisons intellectuelles et personnelles, à la tradition de tolérance de notre pays, je dirai même à la passion de la tolérance. Donc, je vous prie de noter que je l'ai respectée pendant sept ans.
- Vous avez certainement noté, mesdames et messieurs, qu'en sept ans je ne me suis livré à aucune polémique de caractère personnel, et je vous demande de vous poser la question suivante : un Président de la République ne serait-il informé de rien ? Ne connaîtrait-il aucune défaillance humaine ? N'observerait-il aucune erreur de jugement, aucun manquement à la parole donnée ?
- Donc, si je me suis abstenu de toute polémique de caractère personnel, c'était par attachement à la tolérance, à cette tolérance qui a marqué de grands hommes de notre République, je pense à Jules Ferry, et que je place en quelque sorte en exergue à notre échange d'aujourd'hui.\
Les réflexions que je voudrais vous présenter porteront sur les trois problèmes qui me paraissent être ceux d'une République moderne, dans les temps où nous allons vivre. Ces trois problèmes sont les suivants :
- les problèmes de la société de liberté,
- les problèmes des dangers du monde où nous vivons,
- enfin l'exercice de la solidarité dans notre société.
- D'abord, une société de liberté. Nous y sommes à ce point habitués que chacun, dans une première réflexion se dit que la société de liberté est acquise, mais regardez le monde, regardez les fanatismes, ouverts ou feutrés, présents ou latents, regardez les racismes, ouverts ou feutrés, présents ou latents, et vous verrez qu'il faut à tout instant lutter pour le maintien des libertés.
- Dans une fonction comme celle que j'ai exercée, puisque M. Lebébure tout à l'heure me présentait successivement comme un Président de la République, ce qui est un fait constitutionnel, et comme candidat, ce qui est une situation politique, je dirai que comme Président de la République, j'ai la profonde satisfaction de conscience (ignorant ce que sera le verdict des électrices et des électeurs dans quelques semaines, bien que j'en aie quelque intuition, mais disons l'ignorance totale) de me dire que personne de bonne foi ne peut dire à l'heure actuelle que, le jour où je quitterai le pouvoir, la liberté aurait reculé en France.
- Personne de bonne foi ne peut le dire, et ce n'était pas si simple, ce n'était pas si évident. Car la liberté, qu'est-ce qu'elle englobe ? Elle englobe les libertés individuelles, qui ont été maintenues et étendues sous le septennat.
- M. Lefébure vous parlait tout à l'heure du changement qui a été conduit dans les premières années du septennat, changement qui a transformé vous le savez la condition de certaines personnes ou de certains groupes, et je pense en-particulier aux problèmes de société des femmes et des couples, qui ont été réglés au début de ce septennat.
- Eh bien, je tiens à vous dire que je ne renie aucun des changements qui ont été effectués, je n'en renie aucun et s'il fallait le faire, je les referais à nouveau.\
Il y a donc les libertés individuelles, puis il y a les libertés collectives, garanties par notre droit, mieux assurées par l'extension des pouvoirs du Conseil constitutionnel, par l'effort pour améliorer la qualité de notre appareil judiciaire, mais il y a aussi les libertés nouvelles, celles qui sont nées de la tradition de notre société, de nouvelles structures ou de nouveaux problèmes. A propos de ces libertés je pense par exemple à l'envahissement croissant des règlements et des contrôles que secrète, avec d'ailleurs de louables intentions, le perfectionnisme bureaucratique, juridique ou technique.
- Si vous observez la vie de notre société, vous verrez qu'à l'origine de ses interventions il y a toujours une intention louable, mais l'accumulation de ses réglementations, de ses interventions, ont réduit à l'excès la sphère des libertés individuelles. Il faut donc à nouveau l'étendre.
- C'est parce que la liberté n'est jamais acquise que j'ai considéré que, dans des domaines nouveaux, par exemple l'informatique, il fallait dès le départ - nous avons été le seul pays occidental à le faire - introduire une législation qui organisait la prévention de la protection des libertés, et c'est dans le même esprit que je me suis attaché au maintien de l'activité de groupes professionnels, je dirais sociaux et professionnels, qui expriment ou qui introduisent, ou qui maintiennent, l'idée de liberté dans notre société, l'exercice des professions libérales et quelles qu'aient été les difficultés bien connues - il y a sûrement de nombreux médecins parmi vous - de l'équilibre financier de notre régime de santé, nous avons maintenu intégralement la conception libérale de notre régime de santé, et j'entends bien la maintenir.
- Situation de tous les Français qui s'établissent à leur compte, c'est-à-dire qui veulent exercer une activité autonome dans notre société, quel qu'en soit l'objet, bref toutes ces libertés économiques ...\
Je ne sais pas à quoi servent ces micros, je pense que c'est un effet décoratif, je ne suis pas sûr qu'il soit heureux, des fleurs auraient quelques avantages, il n'y a que celui du centre dont je réussis à tirer, me semble-t-il, quelques sonorités ...\
Donc, sur ces libertés nouvelles, c'est-à-dire la protection de la société contre les techniques, la règlementation, les interventions, le combat contre l'emprise vis-à-vis des libertés doit se poursuivre et je vous dirai que sur ce sujet je n'admets de critiques de personne.
- Regardez le monde : y-a-t-il dans le monde beaucoup de chefs d'Etats qui se soumettent, comme je le fais, à la procédure intégrale de l'élection démocratique ? Regardez la manière dont se déroulent les émissions et la présentation des candidats ... vis-à-vis de certains d'entre eux, je comprends parfaitement la situation, ce sont des hommes d'Etat consacrés, investis de mandats importants, mais les autres, ce ne sont même pas des élus à l'échelon local ou cantonal, ils ne sont investis d'aucune de ces responsabilités ou de ces fonctions que j'exerce .. et pourtant, j'accepte à tous égards l'égalité absolue dans la présentation, dans le débat, et je le fais pourquoi ? Parce que j'estime que ceci fait partie du tribut que chacun doit apporter au respect de la liberté et de la vie démocratique de son pays et c'est pourquoi d'ailleurs je participe, vous le sentez bien, avec ardeur, avec spontanéité, à cette campagne `campagne électorale`. Donc, les critiques qui peuvent être faites sur les libertés en France sont des critiques que j'écarte, si vous me permettez de le dire, d'un revers de la main.\
Deuxième problème de nos sociétés, à mon avis tout à fait sous-estimé dans la campagne et dont je souhaite que vous qui êtes des hommes et des femmes de réflexion, vous ne le sous-estimiez pas, c'est que nous vivons dans un monde dangereux, et que nos sociétés sont des sociétés fragiles.
- Parfois, je me suis entendu reprocher d'avoir conduit la vie de la République française pendant ces sept années avec une certaine prudence. Pourquoi cette prudence ? Je suis d'un tempérament ardent, latin, j'aurais pu agir avec désinvolture, avec précipitation, j'aurais pu le faire facilement .. C'est parce que je savais que nous vivions dans un monde dangereux et parce que je savais que notre société était fragile.
- J'ai été le témoin, en 1968 `mai 68`, d'une situation qui peut se reproduire et dont j'ai fait en sorte que pendant sept ans, elle ne se reproduise pas. Un chef d'Etat de réputation historique internationale qui était le Président de la République à l'époque, le général de Gaulle, ne pouvait plus exercer son autorité dans la capitale, dans la ville de Paris, les principaux ministres ne pouvaient plus se rendre physiquement dans les établissements d'enseignement ou à la Sorbonne. Nous avons connu cela, et cela montre combien nos sociétés sont fragiles.
- Aucun de mes prédécesseurs - notez-le - ne s'est rendu dans les universités françaises. A plusieurs reprises, dans des circonstances différentes, j'ai tenu à m'y rendre et il y a eu une réunion, dont certains d'entre vous ont été témoins sans doute, à la Sorbonne, au mois de février dernier `1981`, où on a remis un diplôme de Docteur honoris causa au chancelier Schmidt... dans la Sorbonne de 1968 avec un orchestre et un choeur d'étudiants ! Les dirigeants allemands, quand ils en sont sortis, m'ont dit : "Vous savez, pour nous, c'est incroyable, nous n'aurions jamais pu faire cela en Allemagne fédérale `RFA`, il n'y a pas d'université où cela aurait pu se produire".\
N'oubliez pas que nous vivons dans un monde dangereux et dans une société fragile. Monde dangereux, pourquoi ? J'en dirai un mot dans une émission que certains suivront peut-être demain, dans-le-cadre de la campagne `campagne électorale`, veuillez excuser, pour ceux qui le feront, la redite.
- C'est d'abord en-raison de la situation des Etats-Unis d'Amérique. Pendant quatre ans sur sept, j'ai vécu avec une Amérique faible £ personne ne s'en souvient, personne ne le dit dans la campagne, une Amérique faible, une Amérique hésitante et sur laquelle il était difficile de compter. Je raconterai dans mes souvenirs - je ne sais pas par décence quand ils seront publiés, car il n'est pas convenable de publier les souvenirs sur les contemporains, donc seuls les plus jeunes d'entre vous, dont j'aperçois d'ailleurs un grand nombre, auront le loisir de les lire et d'y réfléchir - un certain nombre de choses. J'ai posé au Président des Etats-Unis, au président Carter, des questions fondamentales, dont dépendant notre sécurité, et les réponses qui m'ont été faites m'ont permis de comprendre que nous traversions une période de grande insécurité pour la France.
- Il y a donc beaucoup de choses qui se sont passées et qu'il était difficile de juger, mais que moi je pouvais juger et qui tenaient à cette situation heureusement, je le souhaite, terminée, de faiblesse des Etats-Unis d'Amérique. A l'heure actuelle, les Etats-Unis reconstituent leur position de puissance, ils vont donc créer une autre tension. Cette tension est d'ailleurs justifiée, car il est préférable pour l'Occident que les Etats-Unis aient une position forte, mais passer d'une situation de faiblesse à une situation de force, en face d'un grand ensemble soviétique `URSS`, c'est dire qu'il y aura des phases de tension et donc nous allons traverser une période dangereuse.\
D'autre-part, regardez les foyers de tension dans le monde, où le feu s'est-il éteint ? Et notamment dans ce Moyen-Orient, d'où viennent nos civilisations, dont vient une grande partie de notre culture et de notre façon de raisonner et de vivre, le feu n'est pas éteint et à tout instant il peut embraser la région.
- Enfin, vous avez le problème des changements de structures des sociétés dans le monde. Exemple : la crise polonaise. La crise polonaise `Pologne` est une crise qui va créer de profondes tensions, quelle que soit son issue, puisqu'il s'agit de la tentative, par un peuple, de sortir du système marxiste pour reconstituer un certain système de liberté et de démocratie. Est-ce que le peuple polonais va y réussir ? Est-ce qu'il lui sera permis de le faire ? Quelles seront les tensions qu'engendreront les résultats de cette tentative ?
- Deuxième exemple : la Chine. En Chine, le marxisme léniniste est actuellement rejeté, vous le savez, par l'opinion publique et par les dirigeants. Comment cette masse de 1 milliard d'hommes et de femmes, intelligents, vivants, sur-le-plan politique va-t-elle réagir à ce changement ? Vers quoi va-t-elle se tourner ? Quelles initiatives va-t-elle prendre ?\
Donc, il y aura dans les années à venir de profonds changements de structures dans le monde et donc ce sera un monde dangereux.
- Un monde dangereux et sur-armé ... je vous rappelle quelques chiffres, vous les connaissez sans doute :
- - Le nombre de chars de combat stationnés en Europe 67000 !
- - Le nombre d'hommes sous les armes dans notre partie de l'Europe, c'est-à-dire l'Europe centrale, 5 millions en permanence.
- - La moitié des armements nucléaires mondiaux stationnée dans notre zone, représentant l'équivalent de 4 tonnes de dynamite par personne humaine. Chacun de vous a à sa disposition, pour le bien ou pour le mal 4 tonnes de dynamite en attente qui peuvent déterminer leur sort individuel et je réponds ici à la première question de M. Lefébure :
- La dissuasion : je suis partisan de la dissuasion nucléaire française. Lorsque les grandes puissances du monde, Union soviétique `URSS`, Etats-Unis d'Amérique, disposent d'un arsenal complet nucléaire, tout pays qui n'en dispose pas, se trouve dans une situation plus ou moins dépendante et je peux vous dire qu'à l'heure actuelle, la différence de situation entre l'Allemagne fédérale `RFA` et la France - et j'en parle souvent avec mon ami le chancelier fédéral `Helmut Schmidt` - c'est qu'il me dit toujours : "Mais ne vous y trompez pas, vous êtes une puissance nucléaire, et vous réagissez comme une puissance nucléaire, nous, puissance qui n'est pas nucléaire, nous réagissons autrement".
- Donc, la France doit garder et doit d'ailleurs continuer de moderniser son puissant outil de dissuasion nucléaire. C'est une garantie de sa sécurité, d'une-part, mais aussi de l'indépendance de sa politique.\
Par contre, j'ai pris position en faveur d'une politique active de non prolifération, parce que j'estime que les dangers de la prolifération nucléaire sont mortels pour l'humanité. Seuls les pays qui disposent d'une autorité politique très structurée, très assurée de ses propres réflexions, de ses propres décisions, peuvent à la rigueur être dotés de cette arme, et j'ajoute : seuls les pays qui ont un niveau technique et industriel qui les met à l'abri de l'accident, car je considère qu'en dehors de 3 ou 4 pays du monde, la sécurité nucléaire ne peut pas être sérieusement assurée.
- Quand nous avons vu les accidents aux Etats-Unis d'Amérique, quand nous avons vu les problèmes que nous avons rencontrés dans telle ou telle de nos installations, nous pouvons assurer la sécurité nucléaire, parce que nous avons un corps d'ingénieurs et de techniciens et une structure administrative qui nous permettent de le faire. Mais les pays en voie de développement, les pays à structures fragiles ne peuvent pas assurer la sécurité de leurs installations nucléaires, ne l'oublions pas.
- C'est la raison pour laquelle j'ai pris la décision, contrairement à des décisions antérieures, d'arrêter un certain nombre d'opérations qui allaient dans le sens de la prolifération et en-particulier, vous vous en souvenez, dans le cas du Pakistan.\
Deuxième réflexion sur le monde dangereux, c'est que nos sociétés sont des sociétés fragiles. Je suis effrayé de penser qu'un certain nombre de Françaises et de Français, qu'un certain nombre d'entre vous, vont voter en oubliant que la société française est une société fragile, et dans les discours que j'entends, je m'aperçois que l'on ne prend pas en-compte, hélas, cette fragilité.
- Nos sociétés sont fragiles, parce que leurs structures sont fragiles. Une fois qu'elles sont atteintes, il faut des années ou des décennies pour les reconstruire. Prenez le cas de la secousse de 1968 `mai 1968`, un mois, et le pouvoir était resté le même, donc, pourrait-on dire, faible secousse. Et cependant, douze ans plus tard, il y a encore dans notre système éducatif, dans certains aspects de notre vie nationale des cicatrices qui ne sont pas refermées !
- Donc, je vous préviens ... je vous préviens, la société française, comme toutes les sociétés occidentales, est une société fragile, avec le sort de laquelle on ne doit pas jouer.\
Troisième point : la solidarité. Il y a une dialectique de la liberté et de la solidarité et, à l'heure actuelle, je crois que cette dialectique est déséquilibrée, c'est-à-dire qu'on met à-juste-titre l'accent ... véritablement, votre équipement électronique, monsieur le président, me laisse perplexe ! .. Il y a une dialectique entre la liberté et la solidarité, mais l'accent me paraît à l'heure actuelle, dans la campagne `campagne électorale` ou dans la pré-campagne, exagérément déplacé du seul côté de la liberté, et j'estime que l'on ne donne pas une juste place à l'exigence de solidarité, on croirait presque que le moment est venu de revenir sur un certain nombre de conquêtes socialees ou syndicales en France !
- Il y a un certain nombre de gens qui croient, à ma stupéfaction, que l'élection peut leur en fournir l'occasion, alors qu'après 1968, souvenez-vous, il y a eu une élection au mois de juin, une majorité absolue d'un seul parti politique en France, est-il revenu sur les règles syndicales ou les obligations sociales ? Pas du tout ! Et pourquoi n'y est-il pas revenu ? Parce que c'était impossible !
- En fait, nous devons maintenir un juste équilibre entre les conquêtes de la liberté et les conquêtes de la solidarité et si nous oublions les conquêtes de la solidarité, le peuple français, viendra, avec sa voix puissante, je vous préviens, le rappeler aux imprudents !
- Cet effort de solidarité qui a été accompli envers les personnes âgées, envers les handicapés, envers les familles, envers les femmes seules, envers les travailleurs manuels, peut-être explique-t-il que malgré la crise, la société française doit rester calme et que nous abordions aujourd'hui une grande échéance de notre vie nationale dans une atmosphère qui est celle du calme démocratique.
- Donc, qu'on ne -compte pas sur moi, même si ceci devait me faire gagner quelques voix, pour qu'au nom d'une liberté sans entraves, qui ne serait alors que la liberté du plus fort ou du plus favorisé, on arrête l'effort de solidarité à l'égard des plus démunis, ou à l'égard des plus faibles dans la société française.\
C'est là une exigence de justice et c'est en même temps une exigence d'unité à laquelle, je suis sûr, mesdames et messieurs, que chacun de vous est très attentif.
- L'unité française - mon principal objectif, certains diront peut-être mon obsession - est-ce qu'elle peut progresser en profondeur ou est-ce que nous allons continuer à tirer gloire de cette sorte de record du monde de la division nationale qui caractérise notre histoire ?
- C'est très amusant, c'est très agréable à lire lorsqu'on parcourt les chroniques de notre histoire lointaine, mais est-ce que c'est bien adapté aux nécessités du monde moderne et de la France d'aujourd'hui ?
- Est-ce que notre jeunesse, est-ce que le peuple français, dans sa vie quotidienne, je dirai presque dans sa petite vie quotidienne, n'aspire pas, d'une certaine manière, à cette unité ?
- Vous savez que j'ai fait des gestes et pris des initiatives pour faire participer les hommes, les femmes de l'opposition à certaines responsabilités ou à certaines informations nationales £ j'ai d'ailleurs marqué des points à cet égard, il y a dans une des fonctions importantes de l'Etat à l'heure actuelle ...
- (fin de la première face)
- (début de la deuxième face)
- ...de mon propre mouvement sans attendre leurs déclarations qui n'avaient pas eu lieu, pour leur dire que j'étais prêt à mettre à leur disposition toutes les informations nécessaires sur le développement de cette crise et à me concerter avec eux.
- Eh bien, je continuerai, si je suis élu, et je m'attacherai en même temps à favoriser le renouvellement des hommes et des équipes dans tous les secteurs de la vie du pays, renouvellement qui ne veut pas dire exclusion, il ne faut pas céder non plus à une mode ou à un courant laissant croire que l'expérience ne sert à rien, vous savez parfaitement que j'expérience est utile et il faut donc doser l'expérience et le renouvellement, et si je suis élu, je doserai l'expérience et le renouvellement en associant de nouvelles équipes à l'exercice des responsabilités du pouvoir et en le faisant aussi largement que les circonstances et donc que le vote me permettront de le faire, car il existe une sorte de volonté diffuse de déblocage politique et je suis sûr que, par exemple, parmi vous cette volonté est déçue.
- Néanmoins, il ne faut pas parler du blocage en termes fallacieux, car toutes les familles politiques subissent des évolutions et il est frappant de voir d'ailleurs que tel ou tel personnage de la vie politique s'entoure à l'heure actuelle de conseillers qui ont travaillé, voici quelques années, dans les conseils de la majorité et du pouvoir. Donc, il y a bien des mouvements à l'heure actuelle, en réalité entre la majorité et l'opposition.\
Mais le problème que l'on pose, c'est celui de l'alternance. Or, il ne faut pas se tromper, l'alternance doit être une possibilité, mais elle ne doit pas être une obligation imposée à un peuple qui choisirait autrement. Le peuple a le droit de désigner la majorité qui lui convient, on ne doit pas, au nom de l'alternance, lui dicter une obligation de changer ses préférences, si ces préférences sont effectivement les siennes.
- En fait, l'alternance sera possible en France le jour où, d'une-part, tous les grands acteurs de la vie politique nationale accepteront, non pas dans leurs propos, mais dans leur coeur, le jeu normal des institutions de la Vème République, parce que le peuple français, lui, y est attaché, et donc que cette alternance s'exerce dans le fonctionnement légitime de nos institutions, et ensuite, à-partir du moment où l'alternance exclurait l'aventure, car on ne peut pas proposer à un peuple une alternance qui comporte le risque de l'aventure.
- C'est d'ailleurs un thème sur lequel je reviendrai dans le -cours de la campagne électorale. Il y aurait une espèce de paradoxe historique invraisemblable, et d'ailleurs, dont je suis sûr que la sagesse des Français nous épargnerait le spectacle, à voir dans l'Est de l'Europe le peuple polonais tenter avec courage, avec difficulté, sous la contrainte et la menace, voire l'angoisse, d'échapper à un certain type de régime politique, et le peuple français, dans l'Ouest de l'Europe, accepter, fut-ce partiellement, le risque de l'aventure.
- C'est pourquoi je suis favorable à la possibilité de l'alternance et je considère qu'il faut créer les conditions permettant que l'alternance s'exerce dans un système tel qu'elle ne comporte pas, pour la France, le risque de l'aventure.\
Je voudrais maintenant, pour conclure, nous éloigner des préoccupations du moment. Vous avez vu que je ne parlais pas des préoccupations électorales proprement dites, c'est-à-dire du catalogue vite ouvert, vite imprimé, vite fermé, vite fané, que l'on fait à cette occasion, je voudrais vous parler, au contraire, de l'enjeu tel que je l'aperçois, c'est-à-dire du problème politique de notre temps et je répondrai pour conclure à la question de M. Lefébure sur le rôle du chef de l'Etat.
- Quel est le problème politique de notre temps ? J'ai toujours cherché à m'imaginer, appartenant à une génération qui a appris l'histoire dans un livre qui était celui de Mallet et Isaac, quels seront les deux paragraphes qui seront consacrés à la France de mon temps ? Il y a des quantités de choses qui nous agitent et dont on ne parlera plus jamais, et il y a, au contraire, des faits saillants sur lesquels l'histoire reviendra et notera comme une caractéristiques de notre époque.
- Eh bien, quel est le schéma de notre histoire ? Nous avons connu la guerre de 1914 - 18, nous l'avons gagnée - je veux dire pas nous, mais nos devanciers - courageusement, ce fut une admirable victoire française .. admirable victoire française, qui s'est terminée par une grande blessure, blessure de notre population, blessure de notre économie, blessure de notre société.
- On a commencé à reconstruire .. la reconstruction était à moitié achevée, la crise est arrivée et la liberté a mal résisté à l'épreuve. Quand on remonte dans les années 1936 - 39, sur trois frontières de l'hexagone, il y avait des dictatures .. trois frontières : espagnole, italienne, allemande .. ce ne sont pas des situations éloignées ou chimériques !
- Ensuite, une autre guerre .. seconde blessure. Il a fallu reconstruire. La France était, il faut bien le reconnaître, épuisée par l'Occupation, par la reconstruction et, tout à coup, une expansion sans exemple .. trente ans d'expansion économique très rapide, production multipliée par cinq, niveau de vie multiplié par quatre.\
Cette croissance, on aurait pu croire qu'elle apporterait à la France le bonheur d'être et que les Français l'auraient reçue comme une espèce de bienfait de l'histoire .. pas du tout .. La production a été celle de la grande série, la consommation a été une consommation de masse, l'éducation, une éducation de masse, la communication, une communication de masse.
- Le citoyen avait retrouvé son pouvoir politique, la société croulait sous l'abondance, l'individu avait-il gagné dans sa liberté de comportement, dans sa qualité d'être humain ?
- Une demi-réponse négative, brouillonne et inachevée a été donnée par mai 1968, c'est-à-dire que l'explosion la plus profonde du mécontentement de notre temps est intervenue contre cette civilisation de masse et au moment où elle connaissait le point culminant de son abondance.
- Et donc la réponse, c'est que le vrai problème aujourd'hui, il n'est pas de surmonter la crise du pétrole, parce que la crise du pétrole, nous la surmonterons, et on peut presque dire, comme le général de Gaulle disait en 1940, que la guerre contre l'Allemagne était gagnée, que la crise du pétrole, elle est gagnée .. Naturellement, il faut encore du temps pour terminer notre programme électro-nucléaire, il faut développer encore un certain nombre d'industries de remplacement, ainsi de suite, mais cette guerre-là, nous sommes sûrs de la gagner.\
Ce qui n'est pas gagné, c'est l'ajustement entre la situation individuelle de l'homme et la société de masse, car à cette civilisation de masse qui a été rejetée et qui, à l'heure actuelle encore, provoque un rejet de notre part, doit succèder une civilisation à l'échelle de l'individu, comme nous la voyons se profiler à l'horizon et qui vient lentement à notre rencontre.
- Par exemple, j'aperçois que dans la vie économique, alors qu'il y a quelques années encore ce qu'on attendait, c'étaient des organisations de masse, à l'heure actuelle, on demande, au contraire, la liberté, la souplesse, l'ajustement individuel. Nous allons donc pouvoir, j'espère, choisir davantage, nous allons pouvoir offrir à l'individu une gamme de choix dans sa vie : choisir entre davantage de loisirs ou davantage d'activité professionnelle, choisir entre des cultures diverses, choisir de vivre seul ou de vivre en groupe, choisir de se consacrer aux autres ou à soi-même, à ses amis, à sa commune, à ses associations.
- La grande révolution industrielle en-cours qui nous libère de l'asservissement de la matière qui était trop rare pour nous va, je pense, offrir à l'individu le moyen d'accroître sa liberté, et ce modèle politique que nous entr'apercevons d'une société de liberté sera celui du temps présent, et c'est pourquoi nous voyons reculer, en réalité, dans le passé, les modèles antérieurs, c'est-à-dire les modèles marxistes ou socialistes.\
Je le dis sans esprit de polémique, connaissant les sentiments qui sont certainement ceux de tel ou tel d'entre vous, mais moi je vois ces modèles d'organisation sociale reculer dans le passé.
- D'abord, le modèle marxiste : je l'ai vu reculer dans le passé, j'ai même été frappé, dans un pays qui l'avait adopté avec son brio intellectuel, je pense à la Chine, d'entendre les grands dirigeants nous dire : "nous savons qu'il n'y a pas d'avenir pour nous dans un système de ce genre". Pourquoi ? Parce que le modèle marxiste crée une société planifiée, un parti, un mode de vie, une information, une communication, une culture et, quand il y réussit, un rêve et un seul pour toutes les nuits et pour tout le monde ! Ceci va contre l'aspiration profonde de l'individu de notre temps.
- Le modèle marxiste monotone, uniforme est dépassé, débordé par la grande vague de liberté et de responsabilité qui commence de submerger le monde.\
Vous avez vu que dans toutes sortes de pays, lorsqu'il y a des secousses elles commencent au nom de la liberté, elles sont ensuite déviées, perverties par les difficultés économiques et sociales du continent ou du pays, mais au départ la vague porteuse dans notre temps, c'est la vague de la liberté.
- "Le progrès, et en-particulier le progrès moral, disait Edouard Herriot, ne peuvent être qu'individuels". Alors, est-ce que la France, la France qui est un pays, on le voit, en avance sur les autres, va, dans cette semaine de choix de son avenir, aller à contre-sens de l'évolution et revenir vers le passé ?
- Va-t-elle, ce qui détruirait, hélas, sa capacité de rayonnement et d'influence, faire un choix qui appartiendrait au contre-sens de l'histoire ?
- Alors que paradoxalement ceux qui se préparent, par leur vote, qu'ils le sachent ou qu'ils ne le sachent pas, à servir la cause du marxisme, y sont en réalité, dans leur philosophie profonde, tout à fait opposés, car les 3/4 de ceux qui, sans doute, le 26 avril, voteront socialiste sont des humanistes, je le sais bien, et puisque ce sont des humanistes, pourquoi veulent-ils par leur vote servir indirectement la cause du marxisme ?
- Se rendent-ils compte que le courant qu'ils alimentent malgré eux est un courant qui ira dans le sens contraire de leurs idées et en sens inverse ? Aucun humanisme ne serait de trop, en France, pour contribuer à la construction de la société nouvelle. C'est pourquoi, dans ce choix national, les enjeux tels que je les vois, ce sont des enjeux qui touchent le problème fondamental de notre temps, ce n'est pas la question de savoir si, par affinités, si par amitié, si par connaissance individuelle, on préfère tel ou tel, c'est la question de savoir comment le peuple français en marche vers son avenir va choisir à un carrefour.
- Ce peuple, porteur d'idées, porteur d'espèrance, va-t-il anticiper sur l'évolution du monde ? Va-t-il prendre des initiatives pour construire une société de liberté adaptée au monde de demain ou va-t-il, parce qu'il souffre de la crise, faire une sorte de demi-tour et revenir à des idéologies, à des conceptions, à des structures qui sont celles du premier demi-siècle de notre époque ?\
M. Lefebure m'avait posé la question du rôle du Président de la République. Je dois dire tout de suite d'abord que je n'utilise jamais l'expression chef de l'Etat. Le Président de la République est un chef d'Etat, il n'est pas le chef de l'Etat. L'Etat est une structure complexe où il y a des institutions, comportant le Président de la République, mais d'autres institutions essentielles, je me suis toujours considéré comme un Président de la République, chef d'Etat, je ne suis pas le chef de l'Etat.
- Quel est le rôle du Président de la République ? Vous avez dit : est-ce qu'il peut être un révélateur et un initiateur, comme je l'avais envisagé il y a quelques années ? C'est ce que je pense. Il doit être en plus un animateur, parce qu'il y a la vie de tous les jours et les Françaises et les Français ne peuvent pas admettre que quelqu'un qu'ils ont choisi individuellement se désintéresse de leurs problèmes ou de leur sort.
- Donc, s'il n'était que révélateur ou initiateur, il serait l'objet d'une critique vive de la part de l'opinion publique, mais il ne doit pas gérer directement, il ne doit pas gouverner directement, il doit être un animateur à cet égard et surtout un révélateur et un initiateur. Il doit décrire l'avenir, le comprendre, le proposer et y faire avancer la République française. C'est ainsi que je conçois son rôle et c'est pourquoi je vous dirai en conclusion ce que je souhaite, et je vais utiliser toutes les ressources de la langue française, pouvoir avoir fait.\
Quand on exerce cette fonction `Président de la République`, croyez-moi, on ne pense pas à des satisfactions quotidiennes ou individuelles, je vous en fais la confidence, il n'y en a pas, mais on se dit : est-ce qu'au total, ce que j'aurai fait aura été utile ? Et je pense à l'idée que j'aurai dans sept ou huit ans, ayant rejoint la vie d'un Français parmi les siens, sur ma contribution à la vie historique de notre pays : qu'est-ce que je voudrais pouvoir avoir fait ?
- Je considère que dans l'histoire, il y a trois types de situations : il y a des situations de force, il y a des situations de chaos, il y a des situations de lumière.
- Les situations de chaos, hélas, elles surviennent brusquement, elles dévastent un continent, un peuple, un empire, ensuite il faut patiemment reconstruire.
- Il y a des situations de force : toute ma philosophie, comme toute la vôtre, est hostile aux situations de force, c'est-à-dire celles dans lesquelles quelques individus s'arrogent le droit de conduire de manière autoritaire la destinée de tel ou tel peuple.
- Et il y a les situations de lumière. Regardez l'histoire de l'humanité, les situations de lumière sont très rares, vous avez de longues périodes de chaos, vous avez de dures situations de force, vous avez peu de situations de lumière.
- Prenons notre civilisation judéo - chrétienne, comptons, qu'est-ce qu'il y a eu ? Il y a eu la Grèce du Vème et IVème siècles, il y a eu la République romaine, le début de l'Empire, puis après un long passage, la Renaissance à certains égards, vite accompagnée du fanatisme religieux, puis il y a eu la période de la philosophie, notamment française, du XVIIIème siècle et là le progrès des idées politiques, l'apparition des idées de liberté, donc au total, très peu de périodes de lumière.
- Et dans le reste du monde, prenons l'histoire de la Chine, il y a eu la Dynastie des Song, qui a duré deux siècles et qui s'est terminée dans le saccage et le massacre des invasions mongoles .. très peu de périodes de lumière.
- Eh bien, je souhaiterais que l'action que j'aurai conduite soit identifiée comme une des périodes de lumière de la vie française et, au-delà de nos frontières, de la vie de l'Europe. Est-ce possible ? Je crois que nous avons avancé dans cette direction au-cours du premier septennat, je crois que nous avons créé les fondations d'une situation qui peut devenir une société plus lumineuse, je le crois et d'ailleurs nos voisins le pensent.
- En avons-nous la capacité ? En avons-nous la volonté ? C'est vous qui me le direz.\