10 avril 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Article de M. Valéry Giscard d'Estaing dans "Informatique et société", intitulé "La France a une vocation naturelle à développer l'invention", Paris, Palais de l'Élysée, vendredi 10 avril 1981.

J'ai toujours été convaincu que la maîtrise, par l'ensemble de la société française, de son avenir scientifique et technologique revêtait la plus grande importance.
- C'est la raison pour laquelle j'ai demandé, tout au long de mon septennat, à des institutions ou à des personnalités appartenant aux horizons les plus divers, de réfléchir sur les effets des nouvelles technologies : rapport des professeurs Gros, Rover et Jacob sur les sciences de la vie et de la société £ rapport de M. Aigrain sur la contribution de la recherche au progrès de la société française, etc ...
- Dans le domaine de l'informatique, j'ai demandé à M. Nora, vous le savez, un rapport sur l'informatisation de la société. J'ai demandé également à M. Simon d'analyser les relations entre l'informatique et l'éducation. Et c'est sur mon initiative qu'a été organisé, en septembre 1979, un grand colloque international, qui, pour la première fois, permettait, sur les problèmes clefs de l'informatique et de la société, une confrontation de spécialistes, d'industriels, d'utilisateurs, d'intellectuels, de syndicalistes et de représentants des associations. Comme je le souhaitais, ce colloque "Informatique et Société" a été le point de départ d'un vaste mouvement de réflexion, qui touche tous les milieux, tous les medias : votre interrogation en porte témoignage, et je me félicite de pouvoir prolonger, à cette occasion, un débat capital pour que la société française soit en mesure de maîtriser son avenir.\
Le 28 septembre 1979, en concluant ce colloque `Informatique et société`, j'indiquais les trois points de repères qui me paraissaient essentiels dans une analyse approfondie de ce sujet :
- - L'informatique est appelée à apporter de profondes transformations dans notre organisation économique et sociale : ce ne doit pas être une révolution subie, mais une évolution préparée.
- - La France, grâce-à son potentiel scientifique et intellectuel a une vocation naturelle à développer l'invention, la production et l'usage de l'informatique. C'est une des orientations fondamentales de l'avenir de notre économie.
- - La France doit veiller particulièrement à prévoir, et, s'il le faut, à limiter certains des impacts de l'informatique sur la vie intime et profonde de la société. Nos valeurs fondamentales de liberté et d'humanisme doivent être ici réaffirmées et respectées.
- C'est autour de ces trois thèmes que je souhaite développer mon propos, en rappelant la politique active que j'ai conduite depuis sept ans dans ce domaine. L'ensemble de vos questions recevront ainsi leur réponse.\
I - L'informatique n'est plus l'apanage des grandes organisations. La baisse du coût des composants électroniques, leur industrialisation, les progrès des télécommunications, la simplification des langages entre l'homme et la machine font que l'informatique affecte désormais toutes les activités économiques et sociales. La technique est par elle-même devenue assez souple, et ce n'est que par commodité que nous distingons encore, comme des domaines cloisonnés les uns par-rapport aux autres, l'informatique, les télécommunications, les automatismes industriels, l'audiovisuel. A travers la télématique, la bureautique, la robotique, c'est une seule grande vague de transformation - l'informatisation - qui vient modifier profondément les conditions de la production, de l'organisation, de la décision, des loisirs.
- Cette transformation du tissu économique et social est engagée de manière irréversible dans tous les pays industrialisés. Aujourd'hui dans certaines branches, demain dans toutes les activités, la qualité de l'informatisation déterminera les conditions de la compétitivité, de la concurrence internationale, et même, parfois, de la survie.
- La vague de l'informatisation progresse à une vitesse sans cesse plus grande. Aujourd'hui encore, quelques milliers d'entreprises seulement ont recours à l'informatique £ les utilisateurs seront, dans notre pays, quelques centaines de milliers en 1985 £ avant 20 ans, ils seront sans doute des millions. Comment, à ce rythme, orienter la vague vers les applications les plus bénéfiques ? C'est là la question politique nouvelle posée à tous les gouvernements. Nous avons, en France, engagé une action d'envergure pour conduire cette informatisation de la société, et de nombreux pays étrangers, notamment les Etats-Unis, portent un intérêt croissant à cette stratégie. Ce sera la tâche des toutes prochaines années que d'amplifier encore cette action, de façon à définir une voie française de l'informatisation, originale et novatrice.
- Cette opération, l'expérience le prouve, exige que deux conditions essentielles soient remplies : la mise en place d'une industrie nationale, et la maîtrise des dimensions économiques, sociales, juridiques et culturelles de ces transformations.\
II - En ce qui concerne l'industrie nationale, les mesures prises depuis 1974 ont eu pour objectif de permettre la naissance des grandes structures industrielles dont la France a besoin pour participer avec succès à la compétition mondiale qui va encore s'accélérer au-cours des prochaines années :
- - -constitution de CII-Honeywell Bull, portée en quatre ans au premier rang des entreprises europénnes £
- - -constitution progressive d'une industrie française de dimension suffisante dans la filière stratégique des circuits intégrés £
- - appui à l'industrie des périphériques et à celle du logiciel devenue la deuxième du monde, et qui remporte de grands succès internationaux, (ainsi, c'est une équipe française qui réalise le langage ADA choisi par l'administration américaine pour être le langage informatique universel des vingt prochaines années) £
- - soutien à la -constitution d'une industrie des banques de données, etc ...
- Cette politique est allée de pair avec l'effort national entrepris dans le domaine des télécommunications, et avec la création d'une capacité française pour les fusées et les satellites. La France est ainsi au premier rang des pays présents sur l'ensemble de la filière industrielle stratégique qui permettra, demain, de construire les réseaux intégrés de production, de diffusion et de traitement de l'information ...
- Au-cours des sept années écoulées, l'industrie informatique française a triplé son chiffre d'affaires, et a créé directement plus de 20000 emplois. Cet effort doit être poursuivi et renforcé. L'avenir industriel de la France repose à l'évidence sur le développement le plus rapide possible des technologies les plus avancées, qu'il s'agisse du matériel ou du logiciel.\
III - La vague de transformation que représente l'informatisation se traduit par des conséquences de tous ordres, qui affectent aussi bien les équilibres du travail, que divers aspects de la liberté individuelle ou les nouveaux impératifs du développement culturel. Pour faire face à ces enjeux, j'ai tenu à multiplier les actions, et aucun secteur d'innovation technologique n'a fait l'objet d'une préoccupation aussi soutenue. Des textes juridiques ont été adoptés, des rapports et des réflexions ont été élaborés et publiés, des débats ont été organisés, des concertations ont été engagées.
- Plutôt que d'énumérer ces actions une par une, je voudrais insister sur une notion qui me paraît fondamentale : celle de responsabilité, qui doit orienter la -recherche des solutions. C'est cette préoccupation qui a guidé la rédaction de la loi sur l'informatique et les libertés du 6 janvier 1978 `loi Peyrefitte` ("la loi du siècle", l'appelait un grand journal du soir) : aucun fichier de personnes ne peut être créé en France, sans le contrôle d'une commission éminente, et sans que la décision soit prise par un responsable nommément désigné £ aucun de ces fichiers ne peut être en service sans que les citoyens eux-mêmes puissent accéder aux informations qui les concernent et les faire éventuellement corriger.\
C'est la même préoccupation de la responsabilité qui m'a amené à demander au gouvernement de donner suite aux propositions formulées par M. Edmond Maire sur "l'informatique et les conditions de travail". Une consultation des partenaires sociaux est en-cours dans ce domaine. Elle débouchera sur des actions concrètes visant, d'une-part, à améliorer les conditions de travail à l'occasion de l'informatisation, et, d'autre-part, à améliorer les mécanismes prévus par le Code du Travail pour assurer la consultation des Comités d'entreprises sur les projets informatiques.
- C'est toujours la préoccupation de la responsabilité qui oriente l'action menée dans le domaine central de l'éducation. Il me paraît en effet essentiel que les futurs citoyens de la société informatisée reçoivent dès l'école, non seulement une sensibilisation à la technique, mais une véritable formation pour les préparer aux transformations de toute -nature qu'ils auront à connaître et à maîtriser. A la suite du rapport Simon, une action très ambitieuse est désormais engagée pour introduire systématiquement l'informatique dans l'enseignement secondaire, pour tous les jeunes Français.
- La France prend ainsi la tête des pays modernes, par une large participation des citoyens à l'élaboration de nouveaux modes culturels.
- Comment accompagner ce développement ? Comment le guider ? Comment en faire le stimulant d'une nouvelle culture ? Nous sommes confrontés à la nécessité de libérer ces nouvelles forces de croissance, pour en faire aussi de nouvelles forces d'émancipation. Ce sont les questions-clés autour desquelles tourne déjà, et devra progresser ce grand débat de l'informatisation de la société.\