30 mars 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing au journal "Les Echos", sur son nouveau programme économique, Paris, Palais de l'Élysée, le lundi 30 mars 1981.

QUESTION.- Parmi tous les problèmes que connaît l'économie française actuellement, celui de l'emploi est celui qui préoccupe le plus les Français. A votre avis, que doit et que peut faire le gouvernement dans ce domaine ?
- LE PRESIDENT.- Nous venons de traverser une période qui, pour des raisons à la fois mondiales - la crise économique et pétrolière - mais aussi particulières à la France - le faible nombre des départs à la retraite -, a fait progresser le chômage de façon importante depuis 1974.
- Au-cours de la période qui s'achève, nous nous sommes attachés à préparer l'avenir et l'emploi de l'avenir. Nous avons mené une politique économique pour l'emploi, fondée sur la -recherche de notre indépendance énergétique et sur le renforcement de la compétitivité de notre économie.
- A chaque instant, la politique économique a tendu à réaliser la croissance la plus forte qui soit compatible avec la contrainte de notre équilibre extérieur. Sur la période 1974 - 1981, la France est le pays développé qui, à l'exception du Japon, a connu la plus forte croissance : + 21 % en sept ans, contre 17 % en Allemagne fédérale `RFA`, 15 % aux Etats-Unis, 5 % au Royaume-Uni.
- Dans le même temps qu'était menée cette politique économique pour l'emploi, nous avons conduit une politique spécifique de l'emploi comportant essentiellement trois volets : une politique de formation et d'insertion professionnelles, particulièrement en faveur des jeunes £ une politique visant à rendre disponibles les emplois qui peuvent l'être (pré-retraite à-partir de soixante ans et incitation au départ volontaire des traivailleurs immigrés) £ enfin une politique améliorant la protection dont bénéficient les personnes à la -recherche d'un emploi.
- Cette politique nous a permis d'augmenter le nombre de postes de travail. De 1973 à 1980, le nombre d'emplois salariés à augmenté de 750000 en France, tandis qu'il se réduisait d'environ 400000 en Allemagne fédérale, et de près de 200000 au Royaume-Uni. Elle a aussi écarté de nous le spectre du chômage dans ses formes les plus inhumaines, celles des années trente `1930 ` grande crise économique`.\
QUESTION.- Pourtant, ces efforts n'ont pas empêché la progression du nombre des demandeurs d'emploi. Pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Parce que nous avons eu à relever plusieurs défis : données de la démographie, problème de l'immigration, chocs pétroliers. Ces courants contraires contre lesquels nous avons dû lutter sont en-train de s'inverser, de sorte qu'il devient maintenant possible d'agir plus efficacement et d'être plus ambitieux.
- La contrainte énergétique intense qui pesait sur notre croissance se desserre, grâce-à l'effort accompli. En 1981, le tiers de notre production d'électricité est d'origine nucléaire. Nous nous rapprochons de notre objectif d'indépendance énergétique. Le garrot se desserre.
- Les données démographiques tendent progressivement à redevenir normales. Après avoir atteint son maximum en 1980, l'augmentation annuelle de la population active se réduit régulièrement.
- Les conditions sociales se sont également transformées. Il est donc aujourd'hui possible de mettre en oeuvre une nouvelle politique de l'emploi. L'objectif de cette politique, qui constitue l'engagement central de ma campagne `campagne électorale`, est d'offrir par priorité un emploi à tous les jeunes à la -recherche d'une activité professionnelle, et de parvenir à une réduction significative du nombre de demandeurs d'emploi.
- Je voudrais insister sur la portée de cet engagement. J'ai étudié de la manière la plus précise quels objectifs étaient accessibles £ l'engagement que je prends pour le prochain septennat porte sur l'objectif le plus ambitieux qui nous soit accessible. Certains annoncent la suppression du chômage en quelques mois, comme par un coup de baguette magique. Cela n'est pas sérieux, et les Français le savent bien. Que l'on n'attende pas de moi que j'agite le miroir aux alouettes.
- Le dispositif que je propose sera engagé dans des conditions telles qu'il n'alourdira pas les coûts salariaux des entreprises. Il serait en effet singulier de prétendre lutter pour l'emploi et, dans le même temps, d'alourdir les coûts salariaux.\
QUESTION.- Quelles sont les mesures qui vous paraissent de -nature à enrayer la hausse des prix ? Estimez-vous qu'il faut remettre en-cause les dispositions déjà prises en faveur de la liberté des prix ? Estimez-vous qu'il faut, au contraire, accentuer la liberté des entreprises tout en développant la concurrence ?
- LE PRESIDENT.- La hausse des prix ne résulte pas d'une cause unique. Elle s'explique d'abord par des phénomènes extérieurs, comme le relèvement du prix du pétrole. Dans le court terme, ces phénomènes échappent largement à notre action, mais non dans le long terme. Sait-on, par exemple, que l'électricité d'origine nucléaire est trois fois moins chère que celle qui est produite à-partir du pétrole ? En développant le premier programme électronucléaire du monde, non seulement nous desserrons la contrainte qui pèse sur notre croissance, et donc sur notre emploi, mais nous allégeons également nos coûts, nous améliorons la compétitivité de notre économie. Les hausses de prix tiennent également à des causes internes de -nature diverse : la hausse excessive des coûts de production des entreprises, l'insuffisance de la concurrence dans certains secteurs, le maintien de multiples mécanismes d'indexation, la croissance trop rapide de la quantité de monnaie en circulation.\
`Réponse`
- Dans ces conditions, la lutte contre l'inflation ne passe pas, et ne peut pas passer, par un catalogue de mesures simplistes, dont le seul mérite serait de parler à l'esprit du public. On n'arrête l'inflation ni par décret ni par incantation. Lutter contre la hausse des prix suppose que, dans tous les domaines de la politique économiqe, les mesures prises, quelle que soit leur -nature, convergent vers cet objectif essentiel. Seule une action continue et une action commune du gouvernement et de l'ensemble des Français peuvent être efficaces.
- Une politique cohérente de lutte contre l'inflation doit s'appuyer sur certaines actions de caractère fondamental, telles que la modération de la croissance de la masse monétaire, la maîtrise des Finances publiques et la stricte limitation de leur découvert, la stabilisation des prélèvements obligatoires `impôt`, la modération de la progression des rémunérations `salaire` et enfin la -défense de la valeur du franc.\
`Réponse`
- Certains veulent remettre en cause la liberté des prix. Lorsque, en 1978, j'ai décidé le retour à la liberté des prix, j'ai indiqué clairement que cette décision était irréversible. Je le confirme ici solennellement.
- Contrairement à ce que peuvent faire penser quelques exemples de hausses abusives - et il y en a eu - la liberté des prix joue, dans le contexte actuel, un rôle favorable à la modération. La hausse des prix a d'ailleurs été mieux maîtrisée à la suite du deuxième choc pétrolier avec des prix libres, qu'à la suite du premier avec des prix réglementés.
- Le redéploiement de notre appareil productif, indispensable si nous voulons pouvoir faire face au nouvel -état du monde et au développement de concurrences nouvelles, ne peut se réaliser que si les chefs d'entreprises disposent d'une large autonomie de décision. Cela implique notamment pour eux la liberté de fixer leurs prix en fonction de la situation du marché et de leur stratégie propre.\
QUESTION.- Souhaitez-vous que l'Etat intervienne plus ou moins qu'aujourd'hui dans la vie économique ? Les prélèvements obligatoires que subissent les Français (42 % du PIB) ne vous paraissent-ils pas excessifs ?
- LE PRESIDENT.- Profondément libéral, je ne suis pas partisan d'un Etat interventionniste. Chaque fois que les objectifs que nous poursuivons peuvent être atteints grâce-à l'initiative privée, l'intervention de l'Etat perd toute justification, pour une raison simple, qui repose sur une expérience qui a été partout confirmée. Le système de la libre initiative et du marché est préférable à celui de l'interventionnisme bureaucratique parce qu'il est plus efficace. Les pays dont l'organisation économique est fondée sur ce principe réalisent les meilleures performances.
- Ce n'est pas un point de doctrine, je le répète, mais d'expérience, je constate simplement la plus grande efficacité du système de la libre entreprise. J'ajoute, et cela touche à l'essentiel, c'est-à-dire à la philosophie politique, que l'existence d'entreprises libres et d'une économie de marché contribue à renforcer le caractère pluraliste et démocratique de notre société.
- Cela dit, il est évidemment des domaines où les objectifs que nous poursuivons ne peuvent être atteints sans l'intervention de l'Etat. L'Etat exerce légitimement des responsabilités économiques. Je pense par exemple aux grands équilibres, à la monnaie, à la détermination des règles du jeu. Il doit aussi prendre en charge les grandes priorités nationales, comme par exemple le programme nucléaire. Mais nous devons faire en sorte que ces interventions ne tournent pas à l'interventionnisme. C'est la raison pour laquelle j'ai cherché aussi à diversifier la participation au capital de certaines entreprises publiques tout en restant naturellement dans les limites compatibles avec leur caractère d'entreprises nationales. Cette réponse permet aussi d'associer plus étroitement le personnel à l'entreprise et s'inscrit dans ma volonté générale de rendre les Français propriétaires de la France.\
QUESTION.- Cependant, de 1974 à 1980, le taux des prélèvements obligatoires a augmenté ...
- LE PRESIDENT.- Oui, mais il convient d'examiner les choses de près et de se poser deux questions. Tout d'abord, quels sont les prélèvements obligatoires qui ont augmenté ? Ce ne sont pas les impôts de l'Etat. La pression fiscale de l'Etat est actuellement de 18 %, c'est-à-dire à son niveau de 1971. L'Etat n'est donc pas le responsable de l'alourdissement du taux de prélèvement, et ceux qui l'en accusent se trompent.
- L'augmentation de la pression fiscale résulte, pour une faible part, de la fiscalité locale et, pour l'essentiel, des cotisations sociales. Celles-ci représentaient 13,4 % du PIB en 1973. Elles en représentent aujourd'hui 18 %.
- Il convient, ensuite, de se demander quelle est la contrepartie de cette augmentation des cotisations. Le calcul est simple. De 1974 à 1980, les relèvements des cotisations ont procuré aux régimes de Sécurité sociale des ressources supplémentaires : près de 130 milliards de nos francs de 1980. Ces ressources ont été affectées à l'assurance-maladie - extension de la protection, développement de l'appareil sanitaire -, à l'élévation du pouvoir d'achat des personnes âgées - le pouvoir d'achat du minimum vieillesse a augmenté de 63 % depuis avril 1974 - et à l'indemnisation des travailleurs privés d'emploi.
- La campagne pour l'élection présidentielle doit être l'occasion d'expliquer aux Français la réalité de notre situation, et de leur dire la vérité sans fard.
- C'est l'extension de la solidarité nationale, nécessaire dans une période où le chômage s'est malheureusement accru, et où la croissance et donc l'augmentation du pouvoir d'achat des Français ont été ralenties, qui a entraîné l'alourdissement des prélèvements obligatoires.
- Néanmoins, je pense que la poursuite de la tendance des dernières années conduirait à de sérieuses difficultés. Notre objectif doit être désormais, de stabiliser et, si possible, de réduire le poids des prélèvements obligatoires sur l'économie et, tout particulièrement, sur les entreprises.\
QUESTION.- Ne pensez-vous pas que certains marchés traditionnels sont parvenus à un degré de saturation qui est en partie à l'origine de la crise dans les pays occidentaux ? Si oui, dans ce contexte, quelle peut être la réponse de l'industrie française à cette situation ? Selon vous, l'Etat doit-il mener une politique d'orientation et d'incitation en-matière d'activité (par exemple industrielle) ? Si oui, comment et dans quels secteurs ?
- LE PRESIDENT.- Je ne crois pas que la notion de marchés traditionnels soit la plus pertinente. A la vérité, nous assistons, en ce moment, à une généralisation très rapide des technologies nouvelles conduisant à la création de nouveaux et très vastes marchés : l'électronique grand public, la bureautique, c'est-à-dire l'automatisation de l'ensemble des tâches de bureau, les automatismes et les robots, d'autres encore auxquels il faut ajouter l'immense marché des économies d'énergie et du redéploiement énergétique. Mais il faut bien voir qu'elles concernent aussi bien les produits eux-mêmes que leurs processus de fabrication.
- A-ce-titre, elles contribuent à renouveler complètement les anciens marchés. Qu'y-a-t-il de commun entre une ancienne usine de confection et une usine moderne ? La paire de ciseaux est remplacée par le rayon laser qui opère et découpe des tissus. Le poignet et la main qui guident les ciseaux sont remplacés par un microprocesseur qui optimise la découpe.
- C'est pourquoi je ne crois pas que ce que l'on est convenu d'appeler la "crise" `crise économique` soit dû à une saturation de ce que vous appelez les marchés traditionnels. Cette crise correspond en réalité à une intense période d'adaptation structurelle, tant sur-le-plan national que sur-le-plan international. Elle est liée aux effets dépressifs du prélèvement pétrolier et aux perturbations introduites dans le système économique mondial par l'émergence de nouvelles nations industrielles.\
`Réponse`
- Et s'il est vrai, comme votre question paraît le supposer, que la croissance économique est liée essentiellement à la généralisation rapide de biens et de services nouveaux, ou de biens et de services "traditionnels" mais profondément renouvelés, alors je crois que le surgissement des nouvelles technologies et des nouveaux concepts porte la promesse d'une nouvelle croissance.
- Dans ce contexte, il est clair que les nations qui sauront le mieux intégrer les nouvelles technologies l'emporteront dans la compétition internationale. C'est pourquoi, j'ai tenu à engager personnellement une action de mobilisation du pays tout entier sur les thèmes porteurs d'avenir des techniques nouvelles. Cette action visant à stimuler la "demande" de technologies nouvelles est l'affaire de toutes les entreprises - je dirai même de tous les Français. Il faut lui associer une action qui concerne une catégorie particulière d'industries, directement productrices de produits nouveaux.
- Lorsque l'on compare l'industrie française à son homologue allemande `RFA`, on remarque que notre industrie a ses points forts dans les secteurs de pointe (aéronautique, espace, électronique professionnelle, atome, techniques off-shore), et que la seconde a ses points forts dans des industries plus traditionnelles (mécanique, machine-outil, chimie).
- On pourrait dire que tout se passe comme si le "modèle français" privilégiait les industries de pointe liées à de grandes institutions publiques (CCA, Télécommunications, EDF, etc ...). Globalement, la nouvelle politique industrielle, méthodiquement mise en place, consiste à placer la France au premier rang des nations industrielles, dans les secteurs d'avenir qui ne sont pas dominés par le "colbertisme". C'est le principe même qui a présidé à la création du Comité d'orientation pour le développement des industries stratégiques, dont l'action respecte scrupuleusement les initiatives et les décisions décentralisées des chefs d'entreprise et qui vise, le cas échéant, à renforcer leurs propres efforts dans les secteurs clés.\
QUESTION.- Pensez-vous que les conditions économiques (actuelles et prévisibles) permettent de promettre aux Français une augmentation de leur pouvoir d'achat ou estimez-vous que toute promesse dans ce sens relève de la démagogie ?
- LE PRESIDENT.- Depuis sept ans, le pouvoir d'achat des Français a augmenté chaque année, malgré un environnement international particulièrement difficile et deux prélèvements pétroliers. Au total, il s'est accru de 23,5 %.
- C'est un résultat dont nous pouvons tirer une légitime fierté. Dans de nombreux pays, au-cours de certaines années, le pouvoir d'achat a en effet régressé. Cela ne s'est jamais produit en France. La France est le pays occidental où le pouvoir d'achat a le plus progressé : 23,5 % contre 17,4 % en Allemagne fédérale `RFA`, 15,3 % aux Etats-Unis, et 11 % au Royaume-Uni, par exemple.
- Assurer le maintien et même une progression du pouvoir d'achat au-cours des prochaines années reste un objectif accessible, à condition de pratiquer une politique sérieuse.
- Le rôle d'une campagne électorale n'est pas de séduire l'électeur en accumulant des promesses plus ou moins fallacieuses. Il est de lui dire la vérité. Le pouvoir d'achat n'est pas un "don du ciel". Il ne se décrète pas. Il est le résultat de nos efforts personnels et collectifs. La seule façon de faire progresser le pouvoir d'achat des Français est d'augmenter la production nationale et d'accroître la productivité et non pas de distribuer des revenus illusoires.\