28 mars 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing par M. Jean-François Revel pour l'Express, sur la politique de l'emploi, Paris, Palais de l'Élysée, le 28 mars 1981.

QUESTION.- Monsieur le Président, l'emploi est le sujet central de la campagne présidentielle. Vous l'avez vous-même déclaré, durant votre première intervention télévisée. Pourrions-nous durant cet entretien, nous limiter à ce thème, de façon à l'examiner aussi complètement que possible ?
- LE PRESIDENT.- Volontiers.
- QUESTION.- Votre candidature est venue la dernière. Vous avez donc pu prendre connaissance des propositions des autres candidats. Y trouvez-vous la solution du problème de l'emploi ?
- LE PRESIDENT.- Non, et je le regrette. Que nous propose-t-on ? Fermer les frontières ? C'est la régression économique certaine pour un pays dont l'industrie et l'agriculture sont devenues largement exportatrices. Créer des emplois factices, en augmentant les charges publiques, nécessairement supportées par ceux qui produisent, et en tournant le dos à la compétitivité, c'est organiser la faillite et c'est ainsi aggraver le chômage.
- Je regrette de n'avoir pas trouvé la solution dans les propositions incohérentes qui nous sont faites. Car, si je l'y avais trouvée, je le dirais de bon gré, quel que soit le candidat qui l'ait exprimée. La solution du chômage devrait s'élaborer de manière non partisane. Après l'élection présidentielle, les partis politiques devraient se mettre d'accord sur les grandes lignes d'une conception. Quant aux modalités d'application, elles requièrent, évidemment, la négociation et l'assentiment des partenaires sociaux.\
QUESTION.- Une solution bipartisane ou même non partisane ne serait-elle pas difficile si vous rejetez toutes les propositions des autres candidats ? Or vous semblez les rejeter en bloc. Pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Simplement parce que ces propositions sont électorales. Elles ignorent les deux principes qu'il faut garder constamment à l'esprit quand on parle de l'emploi : d'abord, que le niveau de l'emploi et celui de l'activité économique sont évidemment solidaires £ on ne peut donc dissocier l'emploi et l'économie. Ensuite, qu'il n'existe pas de solution miracle en-matière d'emploi. Il faut mettre en oeuvre simultanément un ensemble d'actions.
- QUESTION.- Pouvez-vous le démontrer ? Pour guérir le chômage, il faut en comprendre les causes. Quelle est votre analyse ?
- LE PRESIDENT.- Une première observation est que le chômage est un phénomène mondial. Les candidats feignent de l'ignorer. Rien que dans les pays de l'OCDE - Europe occidentale, Amérique du Nord et Japon - qui sont les seuls à publier des statistiques sérieuses d'emploi, on compte 23 millions de demandeurs d'emploi, ce qui montre la gravité et la généralité de la crise - la plus grave depuis 1930. Tous ces pays sont gérés ou ont été gérés successivement par des équipes de tendances diverses. Des politiques variées, voire opposées, ont été appliquées, sans grand succès jusqu'à présent. Par conséquent, dire aux Français, comme je l'entends, que le problème de l'emploi peut être résolu aisément, c'est les tromper.
- QUESTION.- Quelle vérité souhaitez-vous leur dire ?
- LE PRESIDENT.- Deux vérités. La première, c'est que le chômage ne disparaîtra pas complètement en France tant que la crise internationale ne sera pas surmontée. C'est pourquoi la France n'a pas cessé de proposer depuis 1974 une action solidaire à la communauté internationale.
- La seconde, c'est que nous Français, sans les autres, nous pouvons déjà faire beaucoup pour résoudre nos propres difficultés. Nous pouvons même faire l'essentiel.\
QUESTION.- La crise internationale, n'est-ce pas une excuse commode pour ne rien faire ou pour remettre les solutions courageuses à plus tard ?
- LE PRESIDENT.- Les Français le savent bien, qu'il y a une crise. Depuis 1974, les pays industrialisés l'ont payée par une croissance réduite de moitié, une inflation doublée, un chômage multiplié, selon les pays, par 3 ou par 4. Ces faits, chacun peut les observer. D'un côté, les producteurs de pétrole £ de l'autre, les pays consommateurs. L'augmentation massive du prix du pétrole a créé chez tous les pays consommateurs le déficit commercial. Leurs importations excèdent leurs exportations. C'est vrai de tous, y compris de ceux qui paraissaient éternellement excédentaires, comme l'Allemagne ù`RFA` ou le Japon. Par conséquent, ils s'endettent tous. Auprès de qui ? Naturellement, auprès des pays producteurs. Ce système finit par se freiner ou se bloquer. Si votre compte bancaire est en rouge, et que vous allez voir votre banquier pour lui emprunter davantage, viendra le moment où il refusera. Et vous serez bien obligé de prendre d'autres dispositions : c'est-à-dire d'économiser, de réduire d'autres dépenses, de diminuer votre train de vie. Les pays consommateurs, pris dans leur ensemble, sont dans cette situation. La réduction du train de vie des nations, c'est hélas ! le chômage.\
`Réponse`
- Il n'y a qu'une solution et une seule : c'est que l'ensemble des pays consommateurs recouvre l'indépendance à l'égard des pays producteurs £ et qu'un moyen d'y parvenir, c'est que les pays consommateurs affectent leurs emprunts actuels à des investissements qui permettent de réduire leurs achats de pétrole. Et cela, il n'y a que la France qui le fasse vraiment. C'est pourquoi sa politique énergétique est citée par tous - pays producteurs ou consommateurs - comme un modèle.
- QUESTION.- Si les autres ne le font pas, la crise est éternelle ?
- LE PRESIDENT.- Aucune crise n'est éternelle. Il y a d'abord une prise de conscience progressive de l'ensemble des pays consommateurs. Un peu partout s'instaurent des politiques d'économies d'énergie. Aux Etats-Unis, de loin le principal consommateur de la planète, commence de se faire sentir un vrai changement. Les importations américaines de pétrole ont diminué de 20 %, soit presque la consommation française. Nous avons des raisons de penser que l'administration Reagan va prendre ce problème à bras-le-corps, et nous nous en félicitons. La France continuera donc, mais avec plus de force encore, de soutenir les thèses qu'elle défend inlassablement depuis sept ans et dont la vérité est reconnue : les pays consommateurs doivent mener des politiques d'investissements énergétiques et d'économies d'énergie qui leur permettent de rembourser leurs emprunts et de recouvrer leur indépendance. Ils doivent aussi s'aider entre eux : le Nord doit aider le Sud.\
QUESTION.- Nous revenons à notre question : où sont les solutions spécifiquement françaises ? En quoi la France est-elle récompensée de mener cette politique que vous décrivez comme exemplaire ?
- LE PRESIDENT.- Elle l'est déjà, et de manière considérable. Savez-vous que, depuis 1973, la France a créé 400000 emplois alors que l'Allemagne en perdait plus d'un million ? Nous sommes pratiquement le seul pays, dans le monde occidental, dont la croissance se soit poursuivie sans interruption. Si, malgré cette crise mondiale dramatique, le niveau global de vie des Français a augmenté de 23,5 % en sept ans sans que nous nous endettions plus que les autres, c'est largement -grâce à la politique énergétique.
- Nous gagnons sur trois tableaux.
- - D'abord, par un effet direct sur l'emploi. Le secteur énergie - économies d'énergie, centrales nucléaires, énergies nouvelles - a créé plus de 200000 emplois.
- - En deuxième lieu, par ses effets indirects. En accroissant notre indépendance, nous avons rendu possible une croissance plus rapide, et donc plus créatrice d'emplois. A croissance nulle, nous aurions perdu 2 millions d'emplois £ nous en avons gagné, je le répète, 400000.\
QUESTION.- Mais nous avons eu plus d'un million de nouveaux demandeurs d'emploi en excédent ...
- LE PRESIDENT.- Attendez. En troisième lieu, par un effet sur la compétitivité de nos entreprises : l'électricité d'origine nucléaire est près de 3 fois moins chère que celle qui est produite à-partir du pétrole £ on peut dire que, si nous avons évité pour la première fois une hausse des tarifs d'électricité en ce début d'année, c'est largement dû à l'excellent fonctionnement des centrales nucléaires. Chaque fois qu'une nouvelle centrale nucléaireest mise en service, c'est-à-dire six fois par an, c'est comme si nous découvrions sur notre sol national un gisement de 25 millions de tonnes de pétrole. Le programme engagé depuis 1974 représente l'équivalent des gisements de l'Algérie, c'est-à-dire 1 milliard de tonnes. Cet approvisionnement est aussi le plus sûr. Il faut savoir qu'en cas de conflit qui nous couperait de tout approvisionnement extérieur nous pourrions, -grâce à nos stocks de sécurité d'uranium déjà constitués, continuer de développer notre programme énergétique à la cadence rapide où il est conçu aujourd'hui. Ce que nous avons fait en-matière énergétique est donc d'une importance fondamentale, en-particulier sur l'emploi. Quand les Français économisent 1 % de leur consommation d'énergie, ils créent 40000 emplois. Qu'on ait pu proposer un moratoire de deux ans pendant lequel nous aurions stoppé notre programme énergétique prouve une méconnaissance incroyable des réalités et des intérêts du pays.\
QUESTION.- Que la politique énergétique ait limité la crise de l'emploi, on peut en effet l'admettre. Mais il reste 1,6 million de demandeurs d'emploi. Cela prouve, pour le moins, que cela n'a pas suffi. Alors, sommes-nous condamnés au chômage ?
- LE PRESIDENT.- On n'est jamais condamné au chômage.
- Une société industrielle digne de notre temps ne peut avoir d'autre objectif que le plein emploi. Le seul objectif possible, c'est de tendre vers le plein emploi. Il n'y en a jamais d'autre. Le plein emploi, naturellement, n'est pas un chiffre nul de demandeur d'emploi. Dans toute société, surtout dans une société de plein emploi, il existe à tout moment un nombre important de travailleurs qui souhaitent quitter leur emploi pour en prendre un autre, plus intéressant ou plus rémunérateur, ou situé dans une autre localité.
- Quelles sont les données du problème ? Il y a actuellement 1170000 chômeurs secourus, ou en instance de l'être, et 1606000 demandeurs d'emploi. Parmi les demandeurs d'emploi, 55 % retrouvent un emploi en moins de quatre mois et demi. Cette proportion était de 79 % en 1974 £ ce qui explique la montée du nombre des demandes.\
`Réponse`
- D'où vient que l'offre d'emploi est inférieure à la demande ? Du côté de la demande, deux mouvements de grande ampleur et de signification différente : l'arrivée des jeunes, coincidant avec le faible départ à la retraite des classes creuses, et l'attitude nouvelle des femmes à l'égard du travail.
- L'arrivée des jeunes est une chance pour la France. Elle nous donne de vrais soucis, mais c'est une chance. Ils ont droit au travail, et tout doit être fait - je dis bien tout - pour leur donner un travail. C'est un engagement que je prends. L'attitude des femmes à l'égard du travail est un fait de société et de civilisation. Elles demandent à la fois un travail et un travail adapté à leur vie familiale. Il faut les comprendre et adapter la société en conséquence, et non pas choisir l'attitude inverse : c'est-à-dire conserver nos habitudes et laisser monter indéfiniment le nombre des femmes demandeurs d'emploi.
- Tout plan de -défense de l'emploi doit traiter en priorité du travail des jeunes et des femmes.\
QUESTION.- En combien de catégories décomposeriez-vous la demande d'emploi ?
- LE PRESIDENT.- Il existe de grandes diversités de situations que ne traduit pas le chiffre global des demandeurs d'emploi. Entre le chef de famille de trois enfants qui a perdu son emploi, et qui doit au plus vite en retrouver un, et la femme mariée dont le mari travaille et qui accepterait un emploi s'il n'était pas trop loin de son domicile et si les heures correspondaient à celles d'ouverture de la crèche, il y a une grande différence. Il n'empêche que nous devons traiter à la fois l'un et l'autre. En face de ces demandes, il n'y a pas d'autre solution que de mieux adapter l'offre. Comment pouvons-nous retrouver une plus grande liberté d'action ? C'est ce que je voudrais faire comprendre très simplement et sans esprit de système.\
QUESTION.- Il en faudrait peut-être quand même un peu. Pourriez-vous énumérer les points les plus importants d'un plan éventuel ?
- LE PRESIDENT.- Nous devons respecter deux conditions et développer sept types d'action. Les conditions sont celles de la croissance : accroître notre indépendance énergétique, défendre notre compétitivité. Les actions sont les suivantes.
- Une meilleure formation professionnelle, davantage régionalisée, doit permettre que tous les emplois offerts trouvent preneur.
- -Grâce à l'effort de revalorisations du travail manuel et à une nouvelle réglementation de l'immigration, les emplois que vont laisser les travailleurs immigrés, incités à rentrer dans leur pays, pourront être occupés par des Français.
- L'évolution démographique va se présenter de manière plus favorable. Il faut exploiter cette chance, en anticipant sur le mouvement naturel.
- Il faut poursuivre l'élimination des obstacles à la création d'emplois.
- L'aide aux chômeurs peut être réorientée de façon à financer l'emploi, et non plus seulement le chômage.
- L'aménagement - le partage - du temps de travail peut, à certaines conditions, contribuer à la solution du problème de l'emploi.
- Enfin, on doit veiller constamment à la "moralisation" du système, pour que les ressources provenant de la solidarité nationale ne soient pas détournées par de faux demandeurs d'emploi.
- Voilà de quoi nourrir une politique d'emploi qui prolonge celle menée depuis sept ans et lui donne, comme les circonstances l'exigent, une dimension nouvelle.\
QUESTION.- Prenons tous ces points. Certes, la croissance est un facteur favorable. Mais, d'une-part, elle est faible. Et, d'autre-part, elle s'accompagne de progrès de productivité. Pour être concurrentiel, un pays doit gagner chaque année en productivité. Gain en productivité signifie moins d'emplois. Cela défait-il ce que fait la croissance ?
- LE PRESIDENT.- Pas tout à fait. Si limitée qu'elle soit, la croissance reste positive, notamment en 1981, où nous serons les seuls parmi les grands pays occidentaux à connaître un progrès de la production. Réduire la production, c'est diminuer le niveau de vie des Français. En second lieu, la productivité n'a pas l'effet destructeur que l'on croit sur l'emploi. On le pense, parce qu'on ne voit que son effet premier, c'est-à-dire qu'il faut moins d'hommes pour produire la même quantité de biens.\
QUESTION.- N'est-ce pas justement ce qui fait peur aux hommes qui travaillent ?
- LE PRESIDENT.- Depuis les débuts de l'industrialisation, depuis que la machine s'est substituée à la peine des hommes, la productivité n'a jamais cessé d'augmenter, et le nombre des emplois aussi. Dans la période récente, c'est-à-dire depuis 1977, le chômage est apparu au moment où la productivité diminuait. Enfin, chacun sait bien qu'une entreprise non productive ne tarde pas à licencier. La productivité défend l'emploi au lieu de le combattre.
- QUESTION.- Comment le faire comprendre ?
- LE PRESIDENT.- En le disant. La baisse de la productivité, c'est la baisse du niveau de vie, que les frontières soient ouvertes ou fermées. On croit parfois qu'on peut se protéger des conséquences d'une faible productivité en fermant les frontières. Mais ce n'est même pas vrai : regardez donc ceux qui s'enferment. La croissance, fondée sur la compétitivité et la productivité, sur une meilleure utilisation des équipements, doit continuer. Les progrès peuvent - et doivent - toucher toutes les entreprises, les petites comme les grandes, tous les secteurs, même les plus traditionnels et les plus anciens : l'agriculture, les textiles, la sidérurgie. Nous avons oeuvré dans ce sens. Ils apparaissent également dans les secteurs de pointe, ceux de l'avenir, ceux où la compétition des pays à bas niveau de vie est moins forte, et que nous avons développés activement pendant ces sept années : l'informatique, le téléphone, l'aéronautique, l'énergie nucléaire, la recherche scientifique, etc. L'Etat est intervenu massivement par ses investissements ou par ses aides. Il devra continuer. Exemple : le secteur des économies d'énergie dans le bâtiment. Il correspond à un besoin : il contribue à accroître notre indépendance. Il est créateur d'emplois. L'Etat l'aidera. Au total, la croissance demeurera créatrice d'emplois.\
QUESTION.- Parlons des actions. Comment allez-vous adapter la demande d'emploi à l'offre ? Vous le savez, on entend les chômeurs se plaindre de ne pas trouver de travail, mais aussi des employeurs se plaindre de ne pas trouver de main-d'oeuvre.
- LE PRESIDENT.- En ce temps de chômage, des dizaines de milliers d'emplois sont encore inoccupés. Les uns parce que considérés comme inintéressants ou mal payés - nous allons en reparler. Les autres parce que nécessitant une formation qui n'est pas dispensée comme il le faudrait. C'est vrai, il y a beaucoup de chefs d'entreprise, et notamment de PME, qui cherchent, sans succès, à recruter dans certaines spécialités. Rappelez-vous qu'il y a sept ans il sortait de l'enseignement 225000 jeunes sans la moindre formation. Ils ne sont plus aujourd'hui que 95000. Le progrès est important. Nous ferons mieux, par une action concertée de l'Education nationale et des entreprises, développée avec l'aide de l'Etat.\
QUESTION.- Votre deuxième mesure porte sur les travailleurs immigrés. Nous avons quasiment interrompu leur entrée depuis deux ans, et cela n'a pas arrêté la montée du chômage. Qu'attendez-vous donc de plus dans ce domaine ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons un million et demi de demandeurs d'emploi. Simultanément, nous avons un million et demi de travailleurs étrangers, sans compter ceux qui viennent librement des pays de la Communauté `CEE`. La tentation serait de se dire : renvoyons dès demain ces travailleurs chez eux et supprimons le chômage. Les choses ne sont pas si simples. Un travailleur n'en remplace pas immédiatement un autre dans n'importe quel emploi. D'autre-part, il n'est pas question de chasser brutalement de France des hommes qui ont travaillé à nos côtés.
- Mais il faut continuer à arrêter les nouvelles arrivées et inciter au retour dans les pays d'origine. Freiner leur arrivée : vous l'avez dit, c'est ce que nous faisons. Je rappelle qu'en 1973 il était délivré 143000 autorisations de travail pour des travailleurs immigrés dans notre pays. Il en est entré 9400 en 1980, soit quinze fois moins. Faciliter leur retour, nous l'avons déjà entrepris aussi par des incitations diverses. Nous pouvons accroître ces incitations. Je voudrais, au passage, souligner un fait important. Faire qu'un travailleur immigré qui s'en va soit remplacé par un Français n'est pas évident. Il faut que le Français accepte cet emploi. J'espère que l'on comprend mieux maintenant la politique de revalorisation du travail manuel menée depuis 1974, et lancée malgré les sarcasmes. Pour que les Français reviennent au travail manuel en nombre suffisant, il fallait d'abord que les conditions de ce travail, la considération qu'on lui portait, et aussi sa rémunération, soient revalorisées. Défendre le travail manuel, c'est défendre l'emploi des Français. C'est aujourd'hui que nous allons récolter les fruits des graines que nous avons semées.
- Le nombre des travailleurs immigrés peut être réduit de plusieurs centaines de milliers en quelques années.\
QUESTION.- Troisième point, la démographie. La France déplore à la fois une natalité faible et un excès de jeunes sans emploi. N'est-ce pas une contradiction ?
- LE PRESIDENT.- La démographie va nous offrir, du point de vue de l'emploi, des données nouvelles plus favorables. Non pas du tout en-raisson des tendances actuelles, qui d'ailleurs s'améliorent.
- Mais par des faits vieux d'un demi-siècle : il y a eu peu de naissances entre 1914 et 1918, beaucoup en 1920 et les années suivantes. D'où ldes départs à la retraite peu nombreux actuellement, et plus importants à-partir de 1984 - 1985. C'est une tendance qui se renverse et dont les conséquences peuvent se mesurer avec précision : en 1980, la population désirant travailler a augmenté de 254000 personnes. En 1985, cette augmentation ne sera plus que de 133000, soit moitié moins, et le mouvement s'accélérera au-delà de 1985. Nous pouvons anticiper sur ce mouvement.\
QUESTION.- Venons-en à l'idée de consacrer le même argent à aider l'emploi plutôt que le chômage. C'est une phrase qui sonne bien. Y a-t-il une réalité derrière la formule ?
- LE PRESIDENT.- Oui, il y a une réalité. L'UNEDIC, gérée par les partenaires sociaux, verse 35 milliards d'indemnités par an aux chômeurs. Très normalement, la solidarité a joué d'abord dans la voie de l'indemnisation. Nous pouvons aller plus loin : la prévention des licenciements, l'aide au reclassement, la formation. Le gouvernement engagera avec les partenaires sociaux une négociation pour élargir le champ d'action fixé en 1958 à l'UNEDIC. La solidarité y trouvera une nouvelle dimension.\
QUESTION.- La semaine de 35 heures, et en général la diminution de la durée du travail, a été l'un des grands thèmes de ces deux dernières années. En fait, il s'agit d'un partage du travail. Est-ce une solution réelle ?
- LE PRESIDENT.- C'est une idée séduisante : il y a environ 7 % de chômeurs en France. Chacun n'aurait qu'à réduire son horaire de 7 %, et le chômage disparaîtrait. Hélas ! un travailleur n'en remplace pas nécessairement un autre. On cherche aujourd'hui, sans les trouver, des informaticiens ou des spécialistes de la restauration du bâtiment. D'autre-part, accepter 7 % de réduction d'horaires sans consentir la réduction de salaire correspondante, c'est se faire un cadeau illusoire à soi-même et faire un faux cadeau aux chômeurs. où l'entreprise trouvera-t-elle les ressources pour payer 7 % de salaires supplémentaires ? Dans les prix ? Mais alors tout est à recommencer, car elle verra baisser ses ventes, et devra réduire ses effectifs. Une réduction d'horaires à revenu inchangé, c'est, finalement, réduire la production et donc le niveau de vie de tous sans résoudre le problème du chômage. Or, et cela se comprend, les salariés qui travaillent n'ont, jusqu'à présent, manifesté aucun enthousiasme pour une réduction d'horaires accompagnée d'une diminution de salaire.\
QUESTION.- Mais alors, le partage du travail n'est pas une solution ?
- LE PRESIDENT.- Il ne l'est pas dans les conditions que je viens de rappeler. Mais il peut le devenir. Une nouvelle perception du couple travail-loisir est en-train d'apparaître. Les partenaires sociaux, plus près du terrain, le comprennent mieux que les partis politiques.
- Il y a eu changement, de manière évidente, de l'attitude à l'égard des horaires souples. Dans une première phase, la demande à l'égard des horaires souples a été accueillie avec une certaine froideur par les partenaires sociaux et par l'Etat. Car l'horaire souple compliquait la gestion et changeait les habitudes. Mais la demande était forte et les obstacles ont été progressivement aplanis. Nous sommes encore, à l'égard du travail à temps partiel, dans cette première phase. Les employeurs, administrations publiques en tête, freinent l'évolution. Car il est vrai que les horaires partiels rendent plus difficile l'organisation du travail. Mais la demande est irrésistible, et nous devons abandonner nos réticences et coordonner nos efforts pour porter l'offre du temps partiel au-niveau de cette demande. C'est le moyen - le seul - de répondre à l'attente des femmes qui veulent mener leur existence selon leurs aspirations nouvelles, c'est-à-dire concilier leur vie de famille et leur vie de travail. L'Etat montrera l'exemple. Les partenaires sociaux prendront leurs propres responsabilités.\
QUESTION.- Et comment pratiquer les réductions d'horaires, qui sont le vrai partage du travail ?
- LE PRESIDENT.- L'attitude des Français à l'égard des réductions d'horaires est, elle aussi, en-train de se modifier. La dure crise qui nous frappe est là pour nous faire réfléchir. C'est vrai pour nous, hommes du Gouvernement et de l'administration. C'est vrai, également, pour nos partenaires sociaux.
- Deux choses sont maintenant mieux comprises de nous tous : la compétitivité défend l'emploi £ les réductions d'horaires à revenu inchangé compromettent l'emploi. Cela est capital, car si le schéma de pensée évolue, alors nos comportements peuvent évoluer parallèlement, et en premier lieu celui de l'Etat. Nous sommes en situation de réconcilier de manière non partisane les partenaires sociaux sur l'idée qu'une partie des gains de productivité pourrait être affectée à des réductions d'horaires, sans que l'augmentation des salaires nominaux suive absolument la tendance antérieure. Dans ce cas, l'Etat peut lui aussi évoluer, abandonner son attitude dictée par la prudence et contribuer à rendre l'opération acceptable pour tous.
- Je disais à l'instant qu'il suffirait - apparemment - de réduire de 7 % les horaires de travail sans compensation de revenu. Nous ne sommes pas prêts collectivement à le faire aujourd'hui. Mais il suffirait que nous fassions chaque année une partie du chemin pour que, cette action étant ajoutée à toutes les autres, le problème du chômage soit fondamentalement changé. Nous l'avons fait constamment depuis vingt ans, sans le savoir. Les horaires hebdomadaires ont été réduits de 46 à 40 heures. Et c'était une période de suremploi ! C'est pourquoi nous avons accueilli jusqu'à 2 millions de travailleurs étrangers. Aujourd'hui, la croissance a diminué. Du même coup, les réductions d'horaires se sont ralenties, au moment même où elles seraient plus opportunes. Cette situation paradoxale est beaucoup mieux perçue, en-particulier depuis les travaux de préparation du VIIIème Plan et les longues discussions entre partenaires sociaux au-cours des deux dernières années.\
QUESTION.- Elles ne semblent pas nous avoir menés très loin dans la pratique ...
- LE PRESIDENT.- Nous pouvons aller plus loin. Les discussions qui ont déjà eu lieu au-niveau national entre les partenaires sociaux seront reprises aussitôt après l'élection présidentielle. L'Etat apportera son -concours en vue de leur conclusion rapide. Elles devraient être prolongées par des négociations décentralisées au-niveau le plus proche des entreprises, car, selon les cas d'espèces, les solutions peuvent intervenir plus ou moins rapidement et suivant des modalités différentes.\
QUESTION.- Si nous voulons résumer, nous sommes tentés de poser deux questions. Pourquoi n'avoir pas fait tout cela plus tôt ? Quelle sera la liste des mesures nouvelles ?
- LE PRESIDENT.- J'ai déjà répondu par avance à votre première question. Nous avons entrepris il y a déjà longtemps une série d'actions favorables à l'emploi. Je vous rappelle que les quatre pactes successifs pour l'emploi, lancés de 1977 à 1981, ont permis de placer au total 1800000 personnes, dont 80 % ont trouvé un emploi à titre définitif. Nous n'avons pas attendu 1981. Mais les courants contraires que je citais tout à l'heure, et contre lesquels nous avons dû lutter depuis sept ans, sont en-train de s'inverser, de sorte qu'il devient possible d'être plus ambitieux et d'obtenir des résultats plus efficaces. La contrainte énergétique qui pesait sur notre croissance se desserre. Les données démographiques tendent à redevenir normales. Cela autorise à anticiper, par une action d'ampleur exceptionnelle, sur la situation plus favorable qui va apparaître progressivement.
- Les attitudes et les mentalités sociales à l'égard de l'organisation du travail changent.\
QUESTION.- Et si, pour la clarté, nous voulions résumer le "plan Giscard sur l'emploi" ?
- LE PRESIDENT.- Pour la clarté, il valait mieux que ce plan fût écrit, afin d'atteindre à la plus grande précision possible. C'est ce que j'ai fait : le voici. (Voir le plan Giscard pour l'emploi, pages précédentes).
- QUESTION.- Combien d'emplois nouveaux pourront être créés -grâce à la mise en oeuvre de ces mesures ?
- LE PRESIDENT.- Compte tenu de l'importance du programme que je propose, c'est un million d'emplois environ qui pourront être offerts avant 1985 aux Français, et notamment aux jeunes qui arrivent sur le marché du travail. A ces emplois il faut ajouter ceux qui seront créés par la croissance économique.
- L'engagement central de ma campagne est d'offrir par priorité un emploi à tous les jeunes à la recherche d'une activité professionnelle, et de parvenir à une réduction significative du nombre des demandeurs d'emploi.\
QUESTION.- Tout cela va coûter très cher ! Comment envisagez-vous le financement de ce programme ?
- LE PRESIDENT.- La mise en oeuvre de ce programme, qui est, en effet, ambitieux, suppose, c'est vrai, l'utilisation de moyens financiers importants. Pour une -part, il s'agira de réorienter vers des actions nouvelles des moyens financiers qui existent déjà. Ce sera le cas pour la formation professionnelle. Pour le reste, l'effort financier est du même ordre de grandeur que l'effort supplémentaire que la solidarité nationale fait aujourd'hui par-rapport à 1974 en faveur des personnes âgées.
- Vous vous souvenez que j'avais pris en 1974 un engagement à l'égard des personnes âgées. Cet engagement, tout le monde peut le constater, je l'ai tenu en dégageant les ressources nécessaires. Je tiendrai de la même façon mon engagement sur l'emploi.
- Ce que les Français ont fait et continueront naturellement de faire pour les personnes âgées, ils auraient les moyens de le faire pour ceux d'entre eux qui sont privés d'emploi. L'enjeu est à la mesure des ambitions et des moyens de la France.\