11 décembre 1980 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution prononcée par M. Valéry Giscard d'Estaing à la séance de clôture des troisièmes assises de l'environnement, Paris, Unesco, le jeudi 11 décembre 1980

Monsieur le directeur général,
- monsieur le ministre,
- messieurs les secrétaires d'Etat,
- mesdames et messieurs les professeurs,
- mesdames,
- mesdemoiselles,
- messieurs,
- Je vous remercie, à nouveau, monsieur le directeur général `M. M'BOW`, pour vos paroles de bienvenue. Vous connaissez l'intérêt que la France porte aux travaux de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture, organisation dont Paris à le grand honneur d'accueillir le siège.
- J'ai eu le plaisir de vous féliciter la semaine dernière pour votre élection à un second mandat de directeur général de l'UNESCO. Cette réélection est un juste hommage à l'action que vous avez conduite avec compétence et générosité depuis maintenant six ans. En même temps, cette réélection honore le continent africain et sa culture : la France, vous le savez, est la première à s'en réjouir.\
C'est à une réflexion sur la science et l'environnement que le Gouvernement français vous a conviés pour ces trois jours, à Paris, sous l'égide de l'UNESCO.
- C'est sans doute, et M. d'ORNANO le rappelait à l'instant, la première fois enEurope, et peut-être dans le monde, qu'un aussi grand nombre de personnalités scientifiques, appartenant à toutes les disciplines de la science, et venant de tous les continents, sont appelées à étudier ensemble les problèmes que pose à l'humanité l'avenir de son environnement. Pourquoi cette initiative, et pourquoi ce thème ?
- La France est un des premiers pays où soit apparue, à l'époque moderne, la préoccupation de la défense de la nature. En 1855, les peintres de l'Ecole de Barbizon persuadaient les administrateurs de la forêt de Fontainebleau de renoncer à l'abattage des arbres dans les parties les plus anciennes et les plus pittoresques de cette superbe forêt. C'était sans doute la première réussite d'une action de défense de l'environnement.
- Cet esprit défensif a animé les politiques de l'environnement conduites depuis dix ans dans le monde. Il s'agissait alors de freiner les conséquences, jugées inéluctables et dévastatrices, de la croissance économique.
- Aujourd'hui l'évolution économique mondiale, qui a pris, on le sait, un tour différent, nous conduit à nous interroger plus profondément sur les rapports de l'homme avec son environnement. Et, sansdoute, à passer à une conception de l'écologie non plus seulement défensive, mais civilisatrice.
- L'écologie n'est pas une mode £ c'est une science et une règle d'action.
- Voici donc les trois points que je vais développer en conclusionde vos travaux :
- les résultats de l'écologie défensive.
- Les enseignements de la science sur les rapports entre l'homme et son environnement.
- Les fondements d'une écologie civilisatrice.\
D'abord les résultats de l'écologie défensive. La France a conduit depuis quelques années une politique vigoureuse pour défendre un cadre de vie naturel qui est un des plus beaux du monde. Je rappellerai quelques résultats exemplairesde cette politique.
- En sept ans, la pollution du ciel de Paris a diminué d'un tiers, et la pollution du ciel de Bordeaux a diminué de moitié.
- Les lacs d'Annecy et du Bourget, au bord desquels ont rêvé nos grands poètes romantiques, retrouvent leur propreté originelle.
- Le saumon, on l'a dit, a fait sa réapparition dans nos rivières : il en avait complètement disparu il y a cinq ans.
- Les parcs naturels et les réserves protégées, inexistantes dans notre pays il y a dix ans, représentent 7 % du territoire national.
- Les zones sensibles du littoral et de la montagne sont désormais efficacement protégées contre les aménagement abusifs, après malheureusement des dévastations antérieures.
- Poursuivant une politique centenaire, la France reboise les terres inexploitables.
- Certains ont souri de l'organisation, chaque année, d'une journée de l'arbre. Mais, il faut savoir qu'en 1980 la forêt française, désormais la plus importante d'Europe, s'étend sur 14 millions d'hectares, au lieu de 10 millions d'hectares au début de ce siècle.
- La France a réorienté récemment sa politique de l'urbanisme et du logement. L'accession à la propriété et à la maison individuelle, l'aménagement d'espaces verts, la reconquête, juste entreprise, des banlieues défavorisées, commencent à transformer la vie urbaine en France.
- Voici quelques résultats, d'ailleurs à la fois peu contestés mais peu connus et qui sont visibles pour tous.\
Cette période, qui était donc celle de l'écologie défensive, comment nous apparaît-elle aujourd'hui, au moment où nous commencions à en sortir ? Elle nous apparaît comme une période d'interrogation et de doute, qui s'est révélée féconde.
- Doute d'abord sur le progrès économique : l'objectif de la "croissance zéro", et le thème du retour à la vie agraire ont été les premières expressions, sans doute approximative et j'y reviendrai, de l'aspiration populaire à la défense de l'environnement.
- Doute sur la science : l'idée s'est répandue confusément qu'il y avait, dans la nature, des mécanismes qu'il valait mieux ne pas modifier, ni même, en réalité, vraiment connaître. La maîtrise du processus thermo-nucléaire, celle des phénomènes génétiques, ont suscité de telles interrogations et de telles réactions. On y retrouve d'ailleurs une crainte ancestrale : celle qui s'exprime dans le mythe de PHAETON, fils, comme on le sait, d'HELIOS, le jeune sacrilège qui s'était emparé indûment des rênes du char du soleil, au rique de provoquer l'apocalypse.
- Doute enfin sur l'homme lui-même, et sur la société humaine. L'homme est-il vraiment la fin suprême de la Création, comme le disent les religions du Livre ? L'homme vaut-il mieux vraiment et pour quel motif que l'animal, l'arbre ou la plante ? Ce n'est pas un hasard si les universités occidentales ont redécouvert, dans la période récente, les grands maîtres spirituels de l'Asie, dont la philosophie n'est pas anthropocentrique et dont le respect de la vie s'étend à toutes les formes de la vie.\
Cette période d'écologie défensive et de doute s'est donc révélée féconde, grâce aux progrès de la science. Et ceci sera mon deuxième point.
- Pendant trois jours, la parole a été donnée aux hommes de science sur l'avenir de l'environnement. Les hommes de science, nombreux dans cette salle, sont des hommes de nuance. Les hommes d'action, que sont les hommes politiques, ont besoin d'exprimer des vérités plus simples et de les traduire en acte, c'est-à-dire en action elle-même simplificatrice.
- Aussi vous ne m'en voudrez pas, j'espère, si je simplifie quelque peu la conclusion de ces assises en disant que deux enseignements majeurs paraissent s'en dégager :
- Le premier c'est que loin de s'opposer, la croissance et l'écologie sont désormais également nécessaires.
- Et la seconde conclusion qui rejoint les réflexions de certains d'entre vous, c'est que la nature ne rejette pas l'homme, elle a besoin de l'homme.\
Le premier enseignement est donc que, loin de s'opposer, la croissance et l'écologie sont également nécessaires.
- Parlant tout à l'heure de l'aspiration à la croissance zéro, j'ai dit que c'était une aspiration qui était une expression approximative d'une certaine réalité. La croissance reste nécessaire pour nourrir les mal nourris qui existent dans le monde - un milliard d'hommes, de femmes et d'enfants - et pour réduire les inégalités qui subsistent dans tous les pays.
- Et il ne serait pas, monsieur le directeur général, raisonnable que la même salle abritât successivement à l'UNESCO des colloques consacrés à dégager des ressources et des moyens pour poursuivre la croissance économique dans le monde afin de répondre aux besoins inassouvis de nombreuses populations de ce monde et qu'à d'autres moments d'autres colloques se prononcent, au contraire, pour l'arrêt de l'accroissement de ces ressources.
- Cette croissance est nécessaire, plus encore, si l'on considère que la population mondiale continue de s'accroître à un rythme très élevé. A un rythme qui, en-raison de la -nature même de la démographie, ne peut en tout cas pas s'infléchir d'ici la fin de ce siècle. La planète comptera, vous le savez, 6,1 milliards d'hommes à la fin du siècle, soit environ 1,7 milliard de plus qu'aujourd'hui, accroissement à réaliser dans un espace de vingt ans.\
Mais la croissance économique trouvera vite ses propres limites si elle ne respecte pas les grands équilibres écologiques, équilibres naturels et équilibres sociaux. Pour la science économique traditionnelle, le capital n'était constitué que des biens de production. Nous savons aujourd'hui qu'à côté du capital économique, il faut également amortir le capital écologique, c'est-à-dire veiller au renouvellement des matières premières et des biens non marchands qui sontconsommés par l'activité économique et qui sont par -nature épuisables.
- Or, à l'horizon des vingt prochaines années, plusieurs des grands équilibres de la biosphère risquent d'être menacés. On sait qu'au rythme actuel, le nombre des espèces animales et végétales dons le monde aura diminué de 20 % en l'an 2000. Ce qui représente un rythme de destruction qui est sans doute sans précédent dans l'histoire des espèces sur notre globe.
- L'épuisement des énergies non renouvelables et des gisements de certaines matières premières, est une éventualité que l'on ne peut pas écarter complètement, compte tenu du ralentissement de l'effort global de prospection que l'on constate depuis quelques années.
- La fertilité des terres elle-même risque d'être remise en question par la pression démographique ici et par des pratiques culturales inadaptées ailleurs : en 17 ans, et vous le savez monsieur le directeur général, le Sahara a avancé vers le Sud, de quatre-vingt à cent kilomètres en moyenne.\
La fertilité des villes est peut-être un équilibre différent mais plus fragile à préserver. Je veux parler ici bien entendu, de la fertilité culturelle et sociale des villes. Le phénomène urbain est apparu, et ceci a toujours été pour moi un sujet d'étonnement, avant même la révolution néolithique, en Anatolie, en Syrie, en Palestine, et toutes les civilisations ont, en fait, une origine urbaine.
- Or, les problèmes urbains vont changer de dimension eux aussi d'ici la fin du siècle : en 1900, 16 villes dans le monde dépassaient le million d'habitants. En l'an 2000, cent ans plus tard, 35 agglomérations dépasseront les 8 millions d'habitants. Comment saurons-nous gérer de tels ensembles humains, comment sera-t-il possible d'y maintenir à la fois la cohésion et le dynamisme créateur des grandes civilisations urbaines ?
- Mais l'équilibre le plus périlleux sera sans nul doute l'équilibre économique et démographique entre les diverses nations qui peuplent la terre, c'est-à-dire l'équilibre Nord-Sud. La croissance future, son rythme, son type, dépendra de notre capacité collective à maintenir ces grands équilibres, au niveau national, au niveau international, au niveau mondial.\
Le second enseignement de la science contemporaine est que la nature a besoin de l'homme. C'est ce que nous dit l'éminent professeur René DUBOS, à qui je suis heureux de rendre aujourd'hui hommage. Car il nous invite à "courtiser la terre", reprenant ainsi la belle formule de Rabindranath TAGORE. Sa démarche, à l'origine une démarche d'agronome rejoint celle de l'historien Arnold TOYNBEE, qui définissait l'objet de sa propre science comme "la rencontre de l'humanitéavec la terre mère".
- Dans cette rencontre, l'homme s'est souvent comporté en prédateur, en fils ingrat. Mais il a aussi compris, dès le néolithique, la nécessité de maintenir les cycles naturels pour les utiliser à son profit. Quelques-unes des grandes civilisations de l'histoire sont, en effet, nées des noces d'un peuple avec son environnement naturel : c'est le cas de l'Egypte ancienne avec le Nil, c'est le cas de la Mésopotamie avec ses fleurs, avec ses fleuves, c'est le cas de l'Ancien Empire Maya ou de la civilisation d'Angkor.
- Plus près de nous, l'assèchement des polders hollandais ou la plantation au siècle dernier de la forêt d'Aquitaine sont des exemples où l'action humaine a permis d'enrichir la nature, ou de remédier à des évolutions naturelles défavorables.
- Aujourd'hui, comme l'ont rappelé les professeurs DORST et RUFFIE, nos progrès dans les sciences et les techniques de la biologie rendent possibles à l'homme, nonpas seulement la conservation des espèces existantes, mais la création d'espèces nouvelles.
- Nous sommes à l'aube d'une période où l'homme peut contribuer à l'enrichissement biologique de son environnement. A l'aube d'une période où lanature a besoin de l'homme. Ainsi, croissance et écologie me paraissent également nécessaires.\
La nature a besoin de l'homme, qui peut seul rétablir les équilibres naturels compromis parfois par sa propre action. Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces deux enseignements ?
- Avant de commenter ces conclusions, je dirai que,bien entendu, il ne faut pas tirer des observations précédentes, l'idée qu'il doit y avoir deux actions simultanées ou successives, une première phase de destruction, une deuxième phase de correction et c'est une conclusion qu'une réflexion hâtive pourrait retenir, il est évident que la deuxième phase est une phase d'entretien, c'est-à-dire qu'elle cherche à retrouver la racine des situations d'équilibre pour assurer la prolongation de ces situations d'équilibre et cela n'est pas une politique de balancier où le premier temps du balancier : la destruction, le deuxième temps : la reconstitution.\
Pour nos sociétés, l'écologie doit devenir un objectif de civilisation. J'ai parlé, tout à l'heure, de l'écologie défensive. Je voudrais parler maintenant de l'écologie civilisatrice.
- La France apportera sa contribution à l'écologie civilisatrice.
- Elle le fera de trois façons : D'abord, en achevant les programmes engagés au-titre de la défense de l'environnement. Ensuite, en introduisant, dans tous les domaines, les règles de la croissance écologique. Enfin, en prenant les initiatives nécessaires au niveau international.
- Il convient d'abord d'achever les programmes de défense de l'environnement, ceux qui relèvent de l'écologie défensive, et qui ne sont pas encore tous achevés. Le Conseil des ministres s'est assuré hier de la bonne exécution de ces programmes pour 1980, de leur poursuite en 1981.
- Parmi les grandes puissances contemporaines, il en est une pour laquelle les efforts entrepris sont restés insuffisants dans notre pays : il s'agit du bruit. C'est un domaine où l'Etat et les grandes collectivités publiques doivent donner l'exemple. Une liste des principaux "pointsnoirs" du bruit, notamment le long des grandes infrastructures de transport, sera établie dans les prochains mois. Et le Gouvernement proposera ensuite un calendrier de résorption de ces points noirs, de ces points noirs du bruit, en liaison avec toutes les parties intéressées, c'est-à-dire, bien entendu, les collectivités locales.\
Il faudra, d'autre-part, introduire dans tous les domaines les règles de la croissance écologique. Et cette action déborde très largement le seul ministère de l'environnement. J'en donnerai quelques exemples :
- Premier exemple : l'agriculture.
- Depuis la dernière guerre, le développement de notre agriculture, qui a entraîné, vous le savez, une augmentation considérable des rendements et des quantités produites, a reposé largement sur l'augmentation des moyens de production et sur la sélection des espèces, animales ou végétales, les plus productives. Or, aujourd'hui, les augmentations des rendements ne suffisent plus à garantir l'augmentation du revenu des agriculteurs, en-raison de la différence d'évolution, du coût des entrants dans l'agriculture et de la valeur des produits finaux. C'est pourquoi, ce phénomène a amené le Gouvernement a engager une réflexion avec les organisations professionnelles agricoles.
- La première réflexion porte sur la maîtrise des coûts de production. Sur ce point, l'analyse économique traditionnelle, qui se fonde exclusivement sur une analyse en terme monétaire, doit être complétée par le calcul du rendement énergétique de l'exploitation agricole : c'est-à-dire la différence entre les kilocalories des aliments qu'elle produit et les kilocalories consommées pour la production tels que les carburants et les engrais dérivés du pétrole notamment.
- Car il apparaîtdes seuils à-partir desquels l'augmentation des kilocalories produites entraîne une augmentation plus que proportionnelle des kilocalories consommées.
- Un réseau de fermes expérimentales fonctionnant sous le contrôle technique de l'INRA a montré qu'il était possible d'augmenter à la fois les rendements à l'hectare et le rendement énergétique de l'exploitation. C'est-à-dire de produire davantage mais différemment tout en diminuant les facteurs énergétiques, directs ou indirects, de production. Et le résultat de ces recherches et de ces réflexions va infléchir la politique et la pratique agricoles de la France dans les prochaines années.\
La deuxième réflexion concerne la conservation des espèces animales et végétales. A long terme, la concentration de la production sur un très petit nombre d'espèces performantes est une source de vulnérabilité pour notre agriculture. Car on observe que cette concentration sur quelques espèces performantes a besoin d'être accompagnée pour la protection de ces espèces, de l'élimination directe ou indirecte d'un grand nombre d'autres espèces qui font partie cependant de notre équilibre naturel. Il est donc nécessaire de maintenir, et même d'enrichir, le patrimoine génétique des espèces domestiques, aussi bien que celui des espèces sauvages.
- Cette action sera conduite, pour les espèces domestiques, par le ministère de l'Agriculture et de l'INRA, et, pour les espèces sauvages, par le ministère de l'Environnement avec le -concours du muséum national d'histoire naturelle et je souhaite que la cohabitation de ces espèces fasse l'objet de beaucoup de réflexions et d'actions dans les années à venir.\
Second exemple : l'industrie.
- Dans le domaine industriel, il s'agit de passer de l'âge paléolithique, qui était celui du pillage des ressources de la terre, à l'âge néolithique : celui où l'on garde les graines, pour que se renouvelle le miracle de la récolte annuelle.
- C'est le sens de la politique énergétique menée par la France depuis sept ans. Tout en sachant que l'énergie nucléaire assurera la transition nécessaire avant l'utilisation des énergies renouvelables. Nous avons observé, nous avons conclu de manière scientifique que les énergies renouvelables ne pouvaient pas être présentes dans le calendrier de la consommation générale d'énergie au moment critique du ralentissement ou du premierépuisement des ressources renouvelables et que donc l'énergie nucléaire devait être utilisée pour assurer cette transition. Mais tout est fait pour préparer le relais par les énergies nouvelles. En 1990 les énergies nouvelles et renouvelables représenteront en France une production trois fois supérieure à ce qu'était la production d'origine électronucléaire, en 1979. Et s'il apparaissait naturellement que cette proportion pût être augmentée, les efforts seraient faits pour le faire, la seule limite à ce développement des énergies nouvelles est, à l'heure actuelle, vous le savez, une limite scientifique et technologique.
- Un même esprit doit animer la politique d'-économie de matières premières et de valorisation des déchets. Et d'ailleurs de nouveaux objectifs dans ce domaine seront fixés au début de l'année 1981.\
Troisième exemple : la politique de la santé.
- Et je suis parfois surpris de voir le peu de place qui est donné à cette politique dans certaines des réflexions sur la protection de la vie ou de la nature. Le gaspillage le plus grave, le gaspillage final est le gaspillage des ressources humaines. C'est une réalité sur laquelle beaucoup de défenseurs de l'environnement restent discrets, mais que nous devons reconnaître avec courage et avec rigueur scientifique.
- Nos sociétés, qui se disent avancées portent une attention insuffisante à trois phénomènes qui seront cependant retenus par l'histoire comme sans doute la première caractéristique de notre époque :
- D'abord, la diminution du taux de natalité,qui va priver l'Europe de la première des richesses vivantes, qui est la richesse en hommes et en femmes !
- Ensuite, les conséquences des grands fléaux sociaux. Chaque année, en France, 12000 personnes meurent sur la route £ le tabac est directement responsable de 13000 décès, et l'alcoolisme coûte de 10 milliards de francs à 20 milliards de francs à la collectivité nationale, selon qu'on évalue ses coûts directs ou qu'on y ajoute ses coûts indirects. Enfin, l'insuffisante prise en compte, dans nos sociétés contemporaines, des besoins propres de l'enfant et je dirai de la -nature particulière du rythme de développement de la conscience de l'enfant.
- L'aménagement de nos villes, l'organisation du temps de travail, la conception de nos programmes audiovisuels oublient souvent les exigences particulières des enfants. Aussi, la France a entrepris et poursuivra plusieurs actions convergentes.\
Une politique de la famille, qui n'est pas une politique démographique mais qui est une politique de soutien à la vigoureuse cellule familiale dans notre société et qui comporte notamment une revalorisation substantielle des aides à-partir du troisième enfant puisque nous avons observé que la cassure de la courbe démographique était due non pas à la diminution du nombre du premier enfant des femmes, pas même à la diminution sensible du deuxième, mais à la brisure presque verticale qui concerne la troisième naissance.
- Une politique de lutte contre les grands fléaux sociaux fondée, bien entendu, sur la prévention. Le Conseil des ministres d'hier a retenu une première série de mesures contre l'alcoolisme. Les progrès déjà obtenus en-matière de sécurité routière et de lutte contre le tabagisme devront être consolidés et amplifiés.
- Enfin, une véritable politique de l'enfance, et je dirai, parce que je trouve le mot plus fort, une véritable politique de l'enfant, qui suppose que soient mieux connues les conditions de développement de l'enfant. C'est pourquoi un Institut de l'enfant sera créé au premier trimestre de 1981, Institut de recherche sur les problèmes particuliers de l'enfant, selon la suggestion du professeur ROYER.\
Cette nouvelle politique écologique, prolongeant et amplifiant la politique défensive, se fera de moins en moins par la voie de la contrainte législative ou réglementaire. A cet égard d'ailleurs, la comparaison entre la France et les Etats-Unis d'Amérique est révélatrice. Pour la préparation de ces assises, deux sondages parallèles ont été faits de chaque côté de l'Atlantique, et je pense que vous avez pris en considération leurs résultats. En voyant le résultat deces sondages, j'ai été frappé par la question suivante : "que faire si un produit alimentaire se révèle cancérigène" ?, les Français répondent : "Il faut l'interdire". Les Américains répondent en large majorité : "Il faut avertir le consommateur par une étiquette sur l'emballage du produit".
- Pour ma part, après avoir fait voter, depuis 1974, 37 textes législatifs sur l'environnement et le cadre de vie, j'estime que la période des réformes législatives et réglementaires dans ce domaine est sans doute close.
- Les progrès à venir passent par le développement de la vie associative, en ce qui concerne aussi bien la défense des consommateurs, l'animation de la vie collective, la gestion des espaces naturels.
- Notre droit des associations et des fondations repose sur des textes anciens. Il faut conserver la philosophie de liberté qui anime ces textes, tout en les adaptant au monde contemporain et aux responsabilités que peuvent y prendredes associations pour des tâches d'intérêt général.
- Un sénateur en mission sera désigné, d'ici la fin de l'année, par le Gouvernement pour proposer une modernisation de tous les aspects de la vie associative : fonctionnement, structures, régime fiscal, rapports avec l'Etat et les collectivités locales.\
Enfin au niveau international la France continuera de prendre des initiatives pour protéger le patrimoine écologique et pour corriger les déséquilibres planétaires. Au-cours des dernières années, notre pays a pris une part prépondérante dans plusieurs actions internationales en faveur de l'environnement : conservation de certaines espèces menacées, notamment la baleine £ programme d'assainissement de la Méditerranée £ contribution au programme des Nations unies `ONU` pour l'environnement. Depuis 1978, sans doute à la suite des cataclysmes qui nous ont directement frappés, la France a été à l'origine de tous les progrès internationaux en-matière de sécurité maritime et en-matière de lutte contre les pollutions maritimes. Et je me suis réjouis de voir que la dernière réunion internationale consacrée à ce sujet, notamment aux problèmes très graves des risques de pollutions maritimes dans la Manche, a rencontré une attitude de grande compréhension de la part de tous les pays représentés. Enfin, la France a pris une part active à la naissance et à l'action du club du Sahel qui s'est réuni récemment à Koweit comme le sait le directeur général de l'UNESCO. Je souhaiteque s'accroisse la contribution scientifique de la France à l'étude des grands problèmes écologiques contemporains. C'est pourquoi j'ai demandé au ministre des Universités et au ministre de l'Environnement d'aider à la -constitution, àParis et en province, autour des universités, de trois ou quatre grands pôles universitaires de recherche écologique de niveau international.\
Monsieur le directeur général,
- mesdames,
- messieurs,
- L'espèce humaine est la seule qui, grâce à ses cultures `agricoles` et à ses techniques, a pu s'approprier la plupart des milieux de la terre émergée et peut-être bientôt une grande part des milieux de la terre immergée, sans se diversifier en sous-espèces spécialisées, comme il est de règle pour les autres groupes animaux ou végétaux. Et cette faculté distingue biologiquement l'espèce humaine de tout le reste du monde vivant.
- Est-ce à dire que l'homme est condamné à progresser au détriment de la nature, en concentrant dans son espèce soit par sa propre évolution, soit par sa propre consommation les autres actifs de la nature ? On le craignait il y a cinq ans. Vos travaux ont montré aujourd'hui que la marge de choix de l'humanité est plus large. C'est-à-dire, en fait, que nos responsabilités sont plus grandes.
- Il y a six mois, dans cette même salle, l'UNESCO accueillait le Pape JEAN-PAUL II. Dans le discours qu'il a prononcé ici, JEAN-PAUL II a cité cette belle formule, puisée au fond commun de la tradition chrétienne et de la philosophie paienne : "L'homme vit d'une vie vraiment humaine grâce à la culture". Je ne crois pas trahir sa pensée ni la vôtre en reprenant cette formule de la façon suivante : "L'homme vit d'une vie vraiment humaine grâce à la culture et au milieu de la nature".\
Pour mes dernières réflexions de conclusion, c'est délibérément que je n'ai pas de texte écrit. Cela comporte, bien entendu, le risque de l'imperfection dans l'expression £ imperfection dont je vous demande à l'avance de m'excuser. Mais cela donne un caractère plus spontané à la communication, communication dont le développement, monsieur le directeur général, fait partie des objectifs de votre organisation. Je voudrais vous faire part de trois impressions.
- Première impression : hier soir en préparant mon texte. C'était une impression de regret. On s'imagine souvent que les hommes publics, les hommes d'Etat trouvent dans l'exercice de leur fonction de grandes satisfactions £ ils trouvent aussi souvent des occasions de regrets. Et en ayant à réfléchir sur ce grand tournant de notre époque, qui est celui d'un rapport différent de l'espèce humaine avec son environnement, de la -recherche d'équilibres nouveaux à l'intérieur de l'espèce, autour de l'espèce, je regrettais de ne pouvoir y consacrer que quelques heures et je m'excusais à l'avance auprès de vous de n'avoir pu travailler plus longuement sur mes réflexions.
- Il est, en effet, regrettable que le temps consacré aux tensions dans le monde, aux pressions immédiates des événements, à cette espèce de dynamisme de l'affrontement qui habite malheureusement nos sociétés, soit prélevé sur la réflexion que nous devrions consacrer, que je souhaiterais consacrer davantage, à des problèmes d'une tout autre ampleur, d'un tout autre intérêt, d'une tout autre portée.\
Ma deuxième réflexion, c'est que je crois profondément que nous vivons l'époque d'un grand ajustement de l'histoire de l'humanité. Je ne voudrais pas céder à cet anthropocentrisme que je critiquais tout à l'heure : toute époque a imaginé qu'elle était au centre de l'histoire de l'humanité. Mais le révélateur indiscutable, c'est la courbe, non pas seulement exponentielle, ultra-exponentielle, de l'évolution démographique de l'espèce humaine des années 1910 aux années 2020. Ceci ne s'était jamais produit dans l'histoire de l'humanité. Il y a donc bien une évolution particulière de notre époque, un grand ajustement de l'histoire de l'humanité.
- Cet ajustement, comme toujours, on ne l'aperçoit que parses composants : les uns le pressentent d'un côté, et les autres d'un autre. Les démographes l'ont pressenti, l'ont décrit au travers de la démographie. Les écologistes l'ont pressenti d'une autre manière, dans le rapport entre l'espèce et la nature. Et, chose curieuse, c'est dans les pays où la pression démographique est actuellement la plus faible que la conscience écologique est la plus forte. Alors que logiquement, la démarche aurait dû être différente. Mais c'est là aussi la perception d'un certain ajustement de l'histoire de l'humanité.\
La troisième constatation : c'est l'aspiration à une nouvelle civilisation. Aspiration qui prend d'ailleurs la forme initiale du rejet des formes de civilisations existantes avant que ne soient perçues des formes de civilisations nouvelles.
- Quand il y a un bouleversement sans précédent, tel que le rythme de croissance de l'espèce humaine, quand il y a une interrogation fondamentale sur les rapports de cette espèce humaine avec son environnement naturel, quand il y a enfin une aspiration à une nouvelle définition de la destinée de cette espèce humaine, on peut penser qu'on vit une période de grand ajustement.
- Dans cette période, quel est notre rôle ? On s'est longtemps querellé en France sur le sens de l'histoire. Les uns décrivaient les événements en disant qu'on ne peut rien faire, ces événements se produisent d'eux-mêmes parce qu'ils sont le produit de l'évolution naturelle de l'histoire, ils sont dans le sens de l'histoire £ et d'autres disent qu'il n'y a pas de fatalité historique il y des hommes, libres, qui décident de leur destin, pourquoi acceptez-vous le sens de l'histoire et pourquoi, au contraire, ne pas modifier délibérément ce sens de l'histoire ?\
Je voudrais vous faire part de mes conclusions personnelles. Je ne crois pas qu'il y a un sens de l'histoire qui décrirait une ligne droite, un axe où chacun se situerait dans un cortège, une sorte de caravane de l'histoire, les événements se succèdant par enchaînement les uns aux autres. Je crois, par contre, qu'il existe un plan incliné de l'histoire, c'est-à-dire une surface sur laquelle se déroulent les événements de l'histoire et qui comporte une certaine inclinaison. D'ailleurs on rejoint là aussi un mythe, le mythe de SISYPHE, selon lequel on ne peut pas remonter un fardeau trop lourd sur un plan incliné adverse.
- Il y a donc un plan incliné de l'histoire : c'est-à-dire que les événements vont non pas seulement dans une certaine direction mais sur une certaine pente. Cette pente correspond à des phénomènes que la science ou que l'intuition pressentent, l'anthropie d'un côté, le point oméga de TEILHARD de CHARDIN de l'autre.
- L'action de l'humanité consciente, c'est de choisir son itinéraire sur le plan incliné de l'histoire. Sur un plan incliné, on peut, en effet, choisi un certain itinéraire, on ne peut pas aller contre son inclination. Et donc tous ceux qui recommandent par nostalgie, par obstination, par réaction d'aller en sens contraire de cette inclination, sont perdus à l'avance, et s'isolent dans le flux du progrès de l'histoire.
- Par contre, on peut choisir son itinéraire etnotre rôle c'est précisément de conduire, de choisir cet itinéraire de manière à ce que ce mouvement sur le plan incliné de l'histoire se fasse d'une manière à la fois rationnelle et pacifique. C'est pourquoi je souhaite que la conscience écologique qui est, en somme, la perception de la nécessité d'un ajustement dans l'histoire de l'humanité, apporte une contribution à cet ajustement et non une tension supplémentaire dans cet ajustement. Et c'est ce que l'écologie comprise non comme une mode, mais comme une science et comme une règle de l'action, peut contribuer à faire.
- La tâche qui attend l'humanité de notre temps c'est celle de définir une civilisation de l'espèce prolongée par sa culture et plongée dans sa nature.\