8 décembre 1980 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution prononcée par M. Valéry Giscard d'Estaing à l'occasion de la clôture de l'année du patrimoine, Paris, Conciergerie, lundi 8 décembre 1980

Monsieur le ministre,
- mesdames et messieurs les élus,
- mesdames et messieurs les présidents des comités et associations,
- mesdames,
- mesdemoiselles,
- messieurs,
- Il y a trois jours, j'étais à Valognes dans le département de la Manche, pour faire l'éloge d'Alexis de TOCQUEVILLE, et à cette occasion, bien entendu, j'ai relu une nouvelle fois ses oeuvres et je me souviens d'un conseil qu'il donne à propos de l'éloquence, il dit :"les discours ne sont pas faits pour êtrelus, mais pour être écoutés". Trois jours après, me voici devant vous, un feuillet à la main, prêt à vous lire un discours. Peut-être qu'aucun d'entre vous n'était à Valognes. Mais je vais essayer de vous parler plus spontanément parce qu'aujourd'hui en réalité, ce qui a été organisé, c'est une fête. C'est la fête de toutes celles et de tous ceux qui, à des degrés divers, à des niveaux de responsabilités divers ont travaillé au succès de cette année du patrimoine français. Et par tout ce que vous représentez dans cette salle, cette superbe salle, la France du patrimoine est rassemblée ce soir à Paris.\
Cette année du Patrimoine était au début une interrogation, une aventure. Vous savez qu'on nous dit souvent, il faut proposer des thèmes, des actions aux Français. Le problème n'est pas de leur proposer des thèmes ou des actions, le problème est de savoir les thèmes ou les actions auxquels les Français s'intéressent et s'associent.
- Quand nous avons parlé pour la première fois de cette année du Patrimoine avec le ministre de la Culture et de la Communication `Jean-Philippe LECAT` nous ne savions pas du tout si l'écho qu'elle rencontrerait en France serait important. Cette année du patrimoine est une évidente réussite, grâce à vous toutes et à vous tous, grâce aux Français.
- Vous venez de tous lescoins de la France. Vous appartenez je crois à tous les horizons professionnels. Mais dans votre diversité vous possédez un point commun : vous avez, en cette année 1980, assuré par votre action, par votre dévouement, par votre enthousiasme, et ce qui est souvent plus difficile, par votre initiative, le succès de l'-entreprise dont nous avions arrêté les principes lors du Conseil des ministres du 9 août 1978.
- Et donc le premier objet de cette réunion de ce soir, de cette fête, c'est de vous en remercier.
- Quel était l'objectif, quels sont les résultats, comment l'Etat a-t-il aidé à les atteindre, comment cette oeuvre est-elle devenue collective ?\
D'abord quel était l'objectif ?
- Il s'agissait dans mon esprit de modifier l'attitude des Français vis-à-vis de leur patrimoine, en leur faisant prendre conscience collectivement et individuellement de son immense richesse et de sa variété.
- Le mot de patrimoine est peut-être un peu restrictif, nous n'en avions pas d'autre. Car le patrimoine tel que nous l'entendons est un concept large. Il englobe l'ensemble des témoignages, matériels et immatériels, qui constituent la marque des civilisations et des cultures qui se sont succédées dans notre pays et également d'ailleurs qui se sont réunies dans notre pays.
- Ainsi, les 4 millions d'oeuvres d'art abritées par nos musées, les 31000 immeubles et les 112000 objets protégés, les 1740 hectares représentés par la surface des toitures des monuments historiques, (vous me direz d'ailleurs hélas), les 900000 dossiers conservés par les archives sur 1500 kilomètres de rayonnages, les 400000 bobines des films déposés au Centre National du Cinéma, les 20000 gisements archéologiques prospectés, tout ceci constitue notre patrimoine légal, celui qu'un notaire pourrait décrire comme étant en effet le patrimoine légal de la France, le patrimoine que nous avons le devoir de transmettre à nos héritiers. Tout ceci ne forme que la partie visible et tangible de notre patrimoine. Et, il s'y ajoute les innombrables objets qui sont répartis dans un très grand nombre de maisons de France, les édifices, les gisements archéologiques, et, au-delà, tout ce que l'oeuvre humaine nous a laissé, au-cours de l'histoire, et tout ce que patiemment, elle accumule encore chaque jour.\
La littérature, la musique, celle que nous venons d'entendre, les danses, celles que nous verrons tout à l'heure, les chansons, les traditions, orales ou écrites, les techniques, les croyances, les légendes, les parlers régionaux et locaux, sans oublier bien entendu la langue française, sont partie intégrante de ce patrimoine.
- Et vous avez vu d'ailleurs que cette énumération a par elle-même une tele force poétique qu'en l'énonçant on retrouvait certains des rythmes de poèmes de BAUDELAIRE.
- Les vieilles pierres sont loin d'être les seuls témoins de la culture, comme on le croit souvent. Mais vous savez, vous qui êtes réunis ici, que ce qui fait l'identité, la spécificité, l'originalité de la culture française est beaucoup plus vaste et englobe toutes les créations de notre esprit sur notre sol.\
Je crois que les résultats de cette année du patrimoine ont dépassé les espérances. Je ne sais pas si elles ont dépassé celles des services du ministère de la Culture, je peux vous dire qu'elles ont dépassé les miennes. Et, bien que nous ne soyions pas tout à fait à la fin de l'année 1980, j'y reviendrai tout à l'heure, nous pouvons faire un rapide bilan.
- Les Françaises et les Français ont pris des initiatives partout, à différents échelons, collectivités locales diverses, c'est-à-dire communes, départements, régions et associations de toutes -natures.
- Au niveau national, les opérations ont atteint la centaine, mais ces chiffres ne tiennent pas compte de la campagne de sensibilisation car 4000000 de dépliants ont été diffusés dans toute la France, ni des très nombreuses émissions, que grâce aux -concours actifs des moyens audio-visuels souvent dénigrés en France, mais dont on a pu apprécier l'ultime contribution, vous avez pu entendre et voir chaque semaine.
- A l'échelon régional et local, les chiffres qui sont connus restent certainement en deça de la réalité. Nous savons déjà que 650 opérations se sont déroulées dans-le-cadre de l'année du patrimoine. Mais combien d'initiatives non répertoriées et tout aussi remarquables ont-elles vu le jour en cette année 1980 ? Il suffisait de parcourir cet été notre pays pour voir ici et là fleurir des initiatives culturelles ou des initiatives de conservation. Et c'est par milliers sans doute qu'il faudrait les décompter si l'on s'appuyait simplement sur les reportages de la presse régionale ou de la radio-télévision régionale.
- Chaque région, chaque pays, chaque petite identité culturelle française, a tenu à exprimer son existence en étudiant l'histoire de la vie quotidienne de ses habitants, de leurs coutumes, de leurs fêtes, de leurs traditions professionnelles.\
Ces résultats ont été encouragés par des mesures intervenues à la fois au niveau national et au niveau local. Au niveau national, les réunions du comité interministériel du patrimoine ont été, je crois, un élément de ce succès. Au niveau régional et local, les comités et les correspondants pour l'année du patrimoine ont permis de mener à bien ces actions de sensibilisation.
- Et comment l'Etat a-t-il aidé ?
- Je crois que, vous remerciant de votre action, il est juste de rappeler la part que l'Etat y a prise et y prendra.
- D'abord, il faut que vous sachiez, vous qui êtes sensibles à ce sujet, que l'Etat a mis en place les moyens nécessaires àla sauvegarde et à la mise en valeur de notre patrimoine.
- D'abord, l'action traditionnelle d'inventaire, qui est en réalité menée depuis 150 ans, depuis Prosper MERIMEE, par le service des monuments historiques.
- La restauration et l'exposition des oeuvres majeures ont été poursuivies par l'Etat avec une vigueur nouvelle renforcée par l'adhésion des collectivités locales et des établissements publics régionaux.\
1980 constitue une étape importante dans la mise en place des moyens budgétaires nécessaires.
- Dès 1975, il avait été décidé que les crédits de restauration des monuments historiques bénéficieraient d'une augmentation régulière pour la durée du VIIème Plan. Or, il faut savoir que le programme d'action prioritaire, à cet égard, a été dépassé. L'Etat a engagé 1400000000 de francs pour la conservation des monuments historiques que ces derniers appartiennent à des propriétaires publics ou à des propriétaires privés.
- En 1978, le Parlement a voté une loi-programme sur les musées qui permettra de dégager sur les cinq années ultérieures, la même somme, c'est-à-dire 1 milliard 400 millions pour la rénovation et la construction des musées appartenant à l'Etat et des musées appartenant aux collectivités locales ou à certaines associations.
- En 1980, le ministère de la Culture a dépensé plus d'un milliard de francs pour le patrimoine. Et ilsuffit de comparer ces chiffres aux dotations antérieures pour voir que l'effort d'accroissement est maintenant régulier.
- Il s'agit là d'un effort sans précédent pour l'équipement des musées de France qui permettra outre la refonte du musée du Louvre et la construction, l'aménagement, maintenant en-cours, du musée du XIXème siècle dans la gare d'Orsay, celles de très beaux musées de province qui sont actuellement, vous le savez, soit en travaux, soit en préparation detravaux, je pense à : Ajaccio, à Bordeaux, à Dunkerque, à Rouen, à Toulouse, à Troyes et ailleurs.
- L'Etat devra persévérer dans la voie budgétaire qu'il s'est ainsi tracée.\
Et au printemps dernier, il a adopté un programme pluriannuel de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine qui poursuivra en les élargissant à d'autres secteurs les actions -entreprises jusqu'à maintenant pour les monuments historiques et pour les musées.
- Quelles actions ?
- D'abord la recherche scientifique -entreprise dans les divers domaines du patrimoine devra être privilégiée. Je pense en-particulier, monsieur le ministre, tant à l'application de la recherche scientifique qu'à l'anthropologie et aux conservations des acquis de la préhistoire sur notre sol. Il y a là des travaux pluridisciplinaires à conduire.
- Des moyens nouveaux seront mis par le ministère de la Culture et de la Communication à la disposition des associations, des bénévoles, de tous ceux qui s'intéressent, personnellement au patrimoine national.
- A côté de la progression des ressources financières, il devra y avoir un développement des moyens intellectuels, - d'ailleurs nous le manifesterons tout à l'heure, par la remise de la première médaille -, un développement de l'appui scientifique et technique en faveur de la conservation des patrimoines sous toutes leurs formes.\
La dernière question que je souhaite évoquer c'est comment se fait-il que cette oeuvre soit devenue collective ? Et que votre présence ici en apporte la très vivante démonstration.
- Je crois que l'explication est tout à fait simple. C'est que l'année du patrimoine a été ressentie comme l'affaire de tous et de chacun. Elle a été l'affaire de tous dans la mesure où les administrations ont été mobilisées à l'échelon national ou local, mais aussi les associations nationales et locales.
- Je souhaite pour ma part que cette démonstration de la vitalité des associations en France vienne grossir l'effort nécessaire qui doit être le nôtre pour développer le rôle des associations et notamment des associations bénévoles dans la vie sociale de notre pays.
- Nombreuses ont été aussi les entreprises à avoir soutenu cette action, et contrairement à l'opinion reçue, le mécénat commence à se révéler un atout important dans la conservation et l'élargissement de notre patrimoine.
- Mécénat qui revêt des formes diverses et dont certaines des acquisitions qui sont actuellement présentées au Grand Palais, n'auraient pas été possibles sans son actif -concours.
- Quant aux média, qui sont en-train de créer une nouvelle civilisation, ou disons en tout cas une nouvelle branche de civilisation dans le domaine de l'information et de la communication, ils ont participé activement à cette action collective et lui ont donné l'écho qu'elle méritait.\
Je crois que si le patrimoine est l'affaire de tous, si cela a été ressenti ainsi, c'est que chaque Française et chaque Français se sont sentis concernés. Il y a là le point d'affleurement d'une préoccupation qui est maintenant profonde, parfois dominante chez nos contemporains.
- La sauvegarde des souvenirs anciens, quelque humble forme qu'ils prennent, telle que se les transmettent les générations, on pressent que ceci permet de resserrer les liens familiaux, rendus plus lâches par les contraintes et les dispersions de la vie moderne. Ce souci d'entretenir nos racines est bien éloigné de la simple nostalgie du passé, même si cette nostalgie est à la mode.
- Il est au contraire la condition d'un avenir heureux, l'avenir qui va des racines jusqu'aux fruits. Le progrès des techniques n'est profitable que s'il s'appuie sur une connaissance et une maîtrise de ce fonds spécifique qui nourrit nos attitudes devant la vie et assure l'originalité, la puissante originalité de notre histoire, de notre langue et de notre nation.
- Dire que chaque Français doit s'intéresser à ce qui fait l'originalité de son pays, il doit exercer sa mémoire individuelle et collective, c'est dire que l'Etat peut encourager, mais que l'action individuelle restera détermiante.
- A la vérité, quand on voit les choses avec un début de recul, tout était simple, il s'agissait de rappeler à la France qu'elle est un très beau pays, et qu'elle doit rester elle-même, tout en s'imprégnant par son ouverture sur le monde, de l'influence bénéfique des autres nations et de l'échange culturel qu'est depuis l'origine des temps une des sources du progrès de nos civilisations.
- Ce qui a été depuis 12 mois est d'ailleurs l'aboutissement de longs efforts. Je pense qu'il y a dans cette salle des hommes et des femmes qui éprouvent dans cette manifestation à la fois un sentiment de satisfaction, peut-être quelques mélancolies parce qu'ils se disent que l'on paraît découvrir tout à coup des choses que individuellement ils avaient -entreprises ou conduites depuis longtemps. Je pense que dans cette solennisation ils verront un encouragement à poursuivre leurs efforts.\
TOCQUEVILLE recherchait les causes pour lesquelles il n'avait pas eu beaucoup de succès comme orateur. Il avait pourtant été successivement pendant 9 années député de la Monarchie sous la Monarchie de Juillet, il avait été pendant la période révolutionnaire de 48 `1848` membre de l'Assemblée et il n'avait pas de succès comme orateur bien que ses ouvrages principaux lui aient valu à l'époque une réputation mondiale.
- Il s'est dit pourquoi n'ai-je pas plus de succès : c'est parce que je m'efforce de perfectionner la forme de mes discours et avec cette authentique modestie qui est le respect de la vérité, il disait d'ailleurs j'atteins souvent à cette perfection. Mais malheureusement d'autres l'emportent sur moi parce qu'ils s'adressent aux sentiments, ce que je n'ai jamais su faire.
- Je voudrais m'adresser à vos sentiments ce soir. Je pense d'ailleurs que ce sont vos sentiments qui vous ont conduits dans cette année du patrimoine. Quels sentiments ? Le sentiment d'abord que notre patrimoine est superbe. C'est un sentiment qu'on n'éprouve pas uniquement dans les musées, dans les galeries les plus nobles de nos palais nationaux, c'est un sentiment qu'on éprouve dans la campagne française, qu'on éprouve dans les villages, qu'on éprouve au hasard de la rencontre, et c'est un sentiment très fort.
- Ce patrimoine qui est superbe vous avez le sentiment que nous devons le soigner. J'emploie le mot soigner intentionnellement. Je n'emploie pas le mot conserver. Conserver est une action administrative, scientifique, c'est donc une action inhumaine. Nous devons lui apporter des soins exactement comme un médecin, comme un infirmier apporte des soins à quelqu'un qui est faible ou menacé parce que notre patrimoine est faible et menacé. Il est faible en-raison de son âge puisque nous le voyons parfois se déliter sous nos yeux. Il est menacé par toutes les atteintes de la vie moderne, innombrables, qui s'attaquent à sa matière, qui s'attaquent à son environnement, qui s'attaquent à son implantation, qui vont parfois d'ailleurs, hélas jusqu'à la destruction.\
Au-cours des dernières années, nous avons connu dans le monde des révolutions culturelles. Il faut bien savoir que le mot "révolution culturelle" ne veut pas dire révolution en faveur de la culture. Lorsque nous étions en Chine, voiciquelques semaines, j'ai découvert ce que je ne savais pas par les lectures ou par les comptes-rendus des moyens d'information, c'est que la "révolution culturelle" de la Chine avait été une période d'intense et rapide et systématique destruction volontaire des valeurs culturelles de la Chine. Elle avait atteint et humilié en profondeur toute l'intelligence et la sensibilité chinoises. La destruction d'un certain nombre de monuments y compris les murailles de Pékin, tout ce qui a été entrepris ou conduit avec acharnement au-cours de cette période a été ressenti par le peuple chinois dans sa profondeur avec un sentiment de fureur et de haine. Dans les procès qui se déroulent dans l'esprit de vengeance qui anime les uns ou les autres, il y a l'émergence du sentiment populaire d'une culture qui avait la crainte d'être détruite. Nous avons connu en France une révolution culturelle de ce type, qui était celle des excès de la société de consommation. Cette société de consommation avait naturellent certains effets bénéfiques, je veux dire qu'elle permettait de faire progresser le niveau de vie de notre pays, qu'elle permettait, c'était indispensable, de corriger un certain nombre d'inégalités ou d'injustices sociales. Mais elle se déroulait à un rythme tel, elle avait des exigences de telle -nature qu'elle s'accompagnait d'un effet systématique de destruction ou d'affaiblissement de notre patrimoinenational.
- Dans le réveil de l'attachement des Français pour leurs patrimoines, il y avait le désir de réagir précisément contre cette menace mortelle sur notre précieux et fragile patrimoine national. C'est pourquoi le sentiment qui vous conduit ce soir et qui est celui dont j'espère qu'il alimente à l'instant notre dialogue, c'est l'amour du patrimoine de la France.
- J'ai dit tout à l'heure qu'il méritait nos soins.
- Il mérite nos soins d'abord pour que nous le connaissions nous-mêmes, il mérite nos soins bien davantage pour que nous le remettions intact et enrichi aux générations qui nous suivront. Merci encore.\