5 décembre 1980 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution prononcée par M. Valéry Giscard d'Estaing lors de sa visite à Valognes à l'occasion de la remise du prix Tocqueville, hôtel de ville, vendredi 5 décembre 1980

Monsieur l'ambassadeur,
- messieurs les ministres,
- monsieur le président du Conseil général de la Manche,
- messieurs les parlementaires,
- mesdames et messieurs,
- Je vous remercie, mon cher député-maire, de vos paroles de bienvenue. J'yai été très sensible comme je suis sensible à l'accueil de vos concitoyens que nous allons retrouver dans un moment.
- C'est à votre volonté à et votre obstination qu'est due la fondation du prix TOCQUEVILLE, initiative heureuse s'il en est.
- Je salue les membres du Jury et leur Président et j'accorderai une mention spéciale à Raymond ARON, premier lauréat du prix TOCQUEVILLE, membre aujourd'hui de son jury, qui est l'incarnation moderne et française de l'esprit d'analyse et de pénétration au service de l'esprit de liberté.
- Mon premier devoir, fort agréable, est de vous prier, monsieur l'ambassadeur, de transmettre à David RIESMAN mes félicitations pour la distinction qui lui est décernée.
- Vous venezd'entendre à l'instant M. Raymond ARON exposer les motifs de ce choix.
- David RIESMAN décrit en sociologue l'Amérique de son temps. Une Amérique où l'accord entre partenaires paraît plus facile - et la France pourrait assurément l'envier. Une société où cependant les différences peuvent être profondes et où donc cet accord peut être remis en cause et doit être constamment recherché. Une société de foules où l'homme est seul.
- Je voudrais citer une phrase de David RIESMAN tirée de son livre "La Foule solitaire", phrase qui pourrait faire réfléchir les hommes politiques : " l'idée que les hommes naissent libres et égaux est à la fois vraie et trompeuse : les hommes naissent différents £ ils perdent leur liberté lorsqu'ils s'efforcent de se ressembler les uns aux autres".
- Le jugement de ses pairs nous désigne David RIESMAN comme un des grands sociologues de ce temps.
- Et ce que vient de nous dire Raymond ARON montre bien qu'il est un des continuateurs de la pensée de TOCQUEVILLE.\
Il y a, mesdames et messieurs, des lieux où se forment peu à peu les traits essentiels d'une civilisation. Sans doute, la nature les y prédispose.
- Ainsi en est-il de la Normandie, et en-particulier du Cotentin, un des caps de l'Europe, lieu de passage et lieu de conquêtes, mais aussi lieu de rencontre et de dialogue entre les sociétés anglo-saxonnes et la civilisation du continent.
- C'est en Normandie, dès le onzième siècle, que furent connues et proposées aux sociétés anglo-saxonnes les formes institutionnelles et juridiques du respect des libertés individuelles. Et si elles ont été connues par la suite par l'importance que leurs institutions leur ont donnée, c'est ici que ces institutions ont pris naissance.
- Vous êtes venu un jour, monsieur le maire, me le raconter dans mon bureau de l'Elysée, comme vous l'aviez fait dans celui du Général de GAULLE.
- Par ces échanges que nous offre l'histoire, c'est ici,il y a trente cinq ans, de Normandie que débarquèrent puis repartirent les armées du monde libre qui rendirent l'indépendance et la liberté à l'Europe.\
Le Cotentin, Valognes, et l'un de ses hommes les plus illustres, Alexis de TOCQUEVILLE, qui fut son député à la fois sous la Monarchie et sous la République, nous invitent à réfléchir sur la liberté.
- Je voudrais, en quelques mots, non retracer une nouvelle fois le récit de la vie d'Alexis de TOCQUEVILLE, que vous connaissez fort bien ici, ni refaire l'analyse de son oeuvre, que M. Alain PEYREFITTE a faite l'année dernière à l'occasion de la remise du premier prix, mais souligner ce qu'elle a d'extraordinairement actuel et moderne.
- Venir vous parler aujourd'hui d'Alexis de TOCQUEVILLE, c'est pour moi rendre visite à l'ami.
- Lorsque j'ai été élu Président de la République, en mai 1974, et notamment d'ailleurs par les suffrages de votre département, lorsque je suis venu huit jours plus tard, encore étourdi par la lumière des Champs Elysées, et par la joyeuse rumeur populaire, passer ma première soirée à l'Elysée, j'ai posé sur la table de nuit du mobilier national le livre des souvenirs de TOCQUEVILLE. Il ne l'a pas quittée depuis. Pourquoi ce choix ?
- Pensant à la manière dont il avait analysé les mouvements profonds qui traversaient et agitaient la société française, et qui lui faisaient pressentir la secousse révolutionnaire de février 1848 - j'allais dire de mai 1968 - me souvenant de sonexpérience du pouvoir, où s'emmêlaient l'enthousiasme pour ce qu'il y avait à faire et la désillusion pour c\
La France qu'il a observée n'est plus la nôtre.
- Mais le caractère des Français est resté le même.
- Et il se poursuit encore dans la société française un combat dont il a discerné de loin les enjeux essentiels.
- D'abord l'enjeu de la liberté.
- Sa pensée et son action ne sont compréhensibles que pour ceux qui sont authentiquement libéraux.
- Avec l'expérience du pouvoir, on les distingue du premier coup d'oeil. Ce sont ceux qui, lorsqu'ils parlent de liberté, pensent d'abord à celle des autres, avant de se préoccuper de celle dont ils tireraient eux-mêmes facilité ou licence £ ce sont ceux qui acceptent de subir l'outrage et parfois l'injustice, en sachant que ce sont des déchets de la liberté, commel'aigreur du petit lait se décante dans le lait.
- Il existe une fraternité des hommes libéraux dans l'espace et dans le temps. Les imposteurs ne parviennent pas à s'y glisser. TOCQUEVILLE les reconnaissait au hasard de ses rencontres sur les trottoirs parisiens de février 1848.
- Nous n'avons pas de mal à les discerner aujourd'hui dans lasociété française ces libéraux par leur esprit de mesure, par leur choix de la tolérance, et par leur respect scrupuleux de la personne des autres.
- Je m'honore d'être un libéral inguérissable.\
TOCQUEVILLE savait que nous allions vers des temps nouveaux.
- Lorsqu'il parle de socialisme dans ses souvenirs, pour lequel il n'éprouvait pas de sympathie, il reconnaît cependant "qu'en-matière de constitution sociale, et je le cite, le champ du possible est bien plus vaste que les hommes, qui vivent dans chaque société, ne se l'imaginent".
- Et il se pose avant nous, la question que j'ai dû me poser : que faut-il changer ? Que faut-il conserver ?
- Cette question, jevous la pose : que faut-il changer ? Que faut-il conserver ?
- A entendre certains, il faut tout changer : la structure de la société, les relations dans la famille, l'organisation de l'entreprise, les fonctions de l'Etat.
- A en écouter d'autres, il faut tout conserver : les intérêts existants de chaque catégorie, tels que les circonstances antérieures les ont exactement définis £ les inégalités de fait ou de droit £ la vie des entreprises conçue au premier âge de l'industrialisation £ et on y ajoute récemment, par un élan que je partage, les langues locales, la nature, et les traditions populaires.
- Que faut-il conserver ? Que faut-il changer ?
- Dans un pays de vieille histoire et de forces modernes, dans un pays essentiellement "politique", c'est-à-dire qui réfléchit constamment sur lui-même, et qui s'interroge sur le comment et le pourquoi de son organisation sociale, telles que sont la France et la Normandie, voici ma réponse, conjointe à celle de TOCQUEVILLE : Il faut conserver tout ce qui peut être conservé. Il faut changer tout ce qui doit être changé.\
Dans les temps difficiles que nous traversons, le navire a besoin d'être solidement ancré dans la tempête. Il faut donc conserver tout ce qui fait la force de la France : ses institutions, sa vigoureuse cellule familiale, son attachement à sa terre, mais aussi sa culture, son respect pour l'intelligence et pour la science, la capacité de travail de ses ouvriers, et son attachement inébranlable à la liberté.
- Et dans le nouvel -état du monde vers lequel nous marchons, il faut changer tout ce qui doit être changé, non par manie, non par agitation, mais parce que c'est l'accumulation des changements nécessaires et non encore réalisés qui crée pour un pays l'échéance de la révolution ou la fatalité dela décadence.
- Pour conduire ce changement, il y a deux fils conducteurs à tenir dans sa main :
- L'un consiste à tirer toutes les conséquences qu'aura sur notre société l'immense progrès de l'éducation et de l'information, qui accroît et égalise les aptitudes des jeunes Françaises et des jeunes Français. Une société plus égale, sans être uniforme. Une société où la spécialisation destâches n'entraîne pas la ségrégation des classes.
- L'autre consiste à préparer laFrance à faire face à la compétition des autres pays, pour l'emporter. Etre donc plus efficace, mieux organisés, pluscompétents et plus savants£ faire en sorte que lesforces vives de la France se réunissent pour gagner, au lieu de se diviser en s'épuisant.
- L'instinct populaire, cet instinct qui permet la survie, et cette sagesse qui, pressant souvent les grandes exigences du moment, en est, je crois aujourd'hui conscient.
- C'est pourquoi, la France gardera précieusement ce qui peut être gardé !
- Et la France changera lucidement ce qui doit être changé !\
Mesdames et messieurs, en conclusion, je vous dirai que la difficulté principale de notre temps demeure la même que celle qui obsédait TOCQUEVILLE.
- Est-il possible de passer paisiblement d'un -état social à un autre, de conserver ce qui va bien, et de réformer ce qui va mal sans créer le désordre? Est-ce possible ?
- Oui, c'est possible.
- Au pessimisme qui avait gagné TOCQUEVILLE à la fin de sa vie devant le spectacle de la médiocrité, de l'infidélité et de l'opportunisme, j'opposerai ce que jevois se dérouler sous mes yeux : l'action d'un des peuples les plus anciens d'Europe qui renouvelle, à l'heure actuelle, son outil de travail, qui réduit, les chiffres le démontrent, les inégalités sociales excessives, qui accueille tout en les modérant l'évolution inévitable des mentalités et des relations sociales.
- Peut-être est-ce la première fois que la France se réforme, sans révolution !
- Il y aurait alors un beau livre à écrire pour TOCQUEVILLE.\