7 octobre 1980 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution prononcée par M. Valéry Giscard d'Estaing sur la réforme de l'enseignement technique à l'occasion de la réception des bacheliers-techniciens admis dans les grandes écoles, Paris, Palais de l'Élysée, mardi 7 octobre 1980

Mesdames,Ï mesdemoiselles,Ï messieurs,Ï Et si vous me le permettez, je dirais chers camarades puisque c'est ainsi qu'on s'appelle entre élèves des grandes écoles, grandes écoles que j'ai connues jadis et que vous découvrez cette année,ÏLes diplômes ne valent que ce que valent les hommes et quand je dis les hommes je veux dire, bien entendu, les hommes et les jeunes filles.Ï L'enseignement n'est pas fait pour délivrer les parchemins mais pour former les hommes.Ï Votreprésence ici pour la première fois dans l'histoire de la République, pour la première fois dans l'histoire de l'Elysée, en est une preuve originale. Vous avez reçu, dans les filières technologiques des lycées, des formations professionnelles de mécaniciens, d'électroniciens, de techniciens du bâtiment, de la chimie, de la biologie, des techniciens de la gestion et, cependant, vous venez d'être reçus dans nos grandes écoles parmi lesquelles je relève, dans l'ordre alphabétique, les noms des Arts et Métiers, de l'Ecole Centrale, d'HEC, des Mines, de Polytechnique, des Ponts-et-Chaussées, des Ecoles Supérieures d'ingénieurs et de commerce, et de bien d'autres.Ï C'est à dessein que j'ai dit "cependant". Lorsque j'ai pris, il y a près de 5 ans, sur la proposition du secrétaire_d_Etat à la Condition des travailleurs manuels, M. Lionel STOLERU, l'initiative d'ouvrir les grandes écoles à l'enseignement technique, les réactions ont été passionnées et contradictoires.Ï Pour les uns, on allait rabaisser les diplômes ! Et c'était la réaction des associations d'anciens élèves d'un certain nombre d'écoles. Comme si l'aptitude à manier les machines n'était pas aussi utile aupays que l'aptitude à manier les concepts.Ï Pour les autres, au contraire, on allait sacrifier les jeunes techniciens ! Comme s'ils n'avaient pas le droit de pousser leur instruction jusqu'à la limite de leurs possibilités ! Comme si l'apprentissage du manuel avait définitivement émoussé et fait disparaître leur aptitude au conceptuel.Ï Vous pouvez être fiers de vous aujourd'hui, car vous avez pris une Bastille. Vous avez fait tomber les remparts qui cloisonnaient depuis plus d'un siècle l'enseignement général et l'enseignement technique ou professionnel en France et la Bastille que vous avez prise était en fait beaucoup plus peuplée que l'autre.\
Ce succès, vous le devez avant tout à votre mérite et à votre travail. Durant deux années après le baccalauréat technique, vous avez enrichi votre acquis technologique de l'agilité intellectuelle nécessaire aux mathématiques ou aux autres disciplines générales afin de pouvoir satisfaire aux exigences très élevées des concours auxquels vous vous êtes ensuite présentés.Ï Mais ce succès est aussi le résultat d'une revalorisation persévérante de l'enseignement technique et d'une volonté obstinée de réconcilier le travail manuel avec l'école. C'est en 1975, que l'éducation manuelle et technique a fait son entrée dans les classes de 6ème, 5ème, 4ème et 3ème, par la construction d'ateliers et par la formation des maîtres.Ï En 1975, les anciens brevets de techniciens sont devenus des baccalauréats à part entière, attirant les jeunes de plus en plus nombreux. Ils ont été 61000 l'an dernier, en augmentation de 20 % en 5 ans alors que le nombre de bacheliers de l'enseignement _général de 155000, n'a pas augmenté durant cette période.Ï En 1977, un décret a créé les classes préparatoires TA, TB, TB1 et TC pour accueillir les bacheliers-techniciens que vous étiez et vous préparer aux grandes écoles, là aussi les chiffres sont démonstratifs :Ï - 8 ont été reçus la première année,Ï - 100 sur 229 candidats l'ont été la seconde année,Ï - 150 sur 347 candidats viennent de l'être cette troisième année,Ï et 467 candidats sont inscrits pour l'an prochain dans les 52 classes qui ont été créées. Donc une progression très spectaculaire et notamment une progression des reçus qui montre bien que cette filière méritait d'être ouverte.Ï Nous n'avons pas encore atteint l'objectif que nous nous sommes fixés qui est de 20 % de bacheliers-techniciens dans les admissions aux grandes écoles. Mais la voie est tracée. D'ores et déjà, votre taux de réussite qui est de 50 %, dépasse celui des bacheliers C. Quant à vos camarades qui ne sont pas reçus à une grande école, ils n'ont pas pour autant perdu leur temps. Leurs études qui ont contribué à améliorer leur formation, leur permettent d'être admis automatiquement en 2ème année d'Institut Universitaire de Technologie `IUT` ou en 2ème année de Brevet de Technicien Supérieur `BTSù`.\
Ainsi s'organise progressivement un système éducatif plus juste et plus moderne. Quand on exerce une fonction comme la mienne et qu'on essaie, je dis bien qu'on essaie de conduire le progrès d'une société, on s'aperçoit qu'il y a une contradiction éclatante entre les paroles à un certain moment et l'attention prêtée aux résultats, de l'autre. C'est ainsi qu'il y a quelques années tout le monde disait il faut assurer l'égalisation des chances des jeunes Français. Onle disait mais ce qui est important dans les réalisations dont je suis à l'heure actuelle le témoin et, avec les membres du Gouvernement l'auteur, c'est que l'on fait progresser cette égalité des chances.Ï La semaine dernière, j'étais àChamalières, ville illustre en_raison de la personnalité de son maire actuel et nous inaugurions un lycée, qui comporte pour moitié un enseignement général, pour moitié un enseignement professionnel, ceci n'existait pas dans les formations antérieures. Le fait qu'il y ait maintenant des élèves des grandes écoles qui viennent de l'enseignement professionnel, représente une très forte égalisation des chances des jeunes au sein de la société française.Ï Pourquoi est-ce plus juste ? C'est parce que cela implique que l'enseignement technique et l'enseignement général offrent des possibilités de formation de niveau analogue rompant ainsi avec l'ancienne notion suivant laquelle il y avait des possibilités de formation élevée dans l'enseignement général et des possibilités de formation limitée dans l'enseignement technique et professionnel.Ï D'autre_part, l'origine sociale des élèves varie d'un type d'enseignement à l'autre. Je rappellerai, par exemple, que les enfants d'ouvriers sont 10 fois plus représentés dans les séries du baccalauréat F et G que dans les séries A et C. Il est évidemment important d'homogénéiser la proportion des élèves dans toutes les séries mais il est également important d'ouvrir des mêmes possibilités à ceux des élèves qui prennent précisément ces filières différentes.\
Il faut que les jeunes gens et jeunes filles, partant d'une même base de départ unique pour tous les jeunes Français de la 6ème à la 3ème, puissent atteindre un même but par des voies différentes. Jusqu'à présent, les parents avaientà choisir, notamment en seconde, entre une voie longue, l'enseignement général et une voie courte, l'enseignement technique, pratiquement plafonnée au baccalauréat. C'était injuste et d'ailleurs pour les parents ce choix était difficile à faire parce qu'ils apercevaient les risques ou les incertitudes de telle ou telle filière et choisissaient une filière courte alors qu'ils pouvaient imaginer que leurs enfants pourraient atteindre des niveaux plus élevés de formationou de qualification.Ï Or, il est souhaitable, pour que notre système éducatif réponde mieux aux besoins de la société moderne, qu'un plus grand nombre de jeunes choisissent au départ la formation technique et professionnelle au_lieu de s'engager dans des formations générales qui se révèlent ensuite pour certains d'entre eux une voie sans débouchés ou une discipline intellectuelle qui les rebute et qui dans une certaine mesure les aliène. La progression de 20 % des effectifs de l'enseignement technique au_cours des cinq dernières années constitue une évolution positive de la société et du système éducatif français.\
L'enjeu n'est pas moindre pour l'enseignement supérieur qui doit, lui aussi, s'ouvrir plus largement sur la vie. Il faut former une jeunesse capable de dominer les théories et les abstractions, mais nul ne peut ignorer que cette formation doit, un jour ou l'autre, affronter le réel et notamment l'affronter sous la forme la plus directe, c'est-à-dire en préparant les jeunes à l'exercice effectif d'un emploi. Je suis sûr que vous qui êtes originaires du monde de la technique, vous apporterez à vos camarades dans ces diverses grandes écoles cette complémentarité dont ils ont besoin et que vous leur rappellerez, par votre expérience, la contrainte du réel.Ï Votre présence aujourd'hui montre qu'une évolution se produit. Mais nous n'en sommes qu'au début. Votre représentation dans les grandes écoles doit être encore accrue. Il faut également adapter les enseignements supérieurs pour y valoriser les formations en prise directe sur le monde moderne. Je demande à nos grandes écoles de conduire ce changement avec détermination. Je rappelle, à cet égard, que l'Ecole Nationale d'Administration `ENA` ne saurait être durablement absente de ce processus.\
Une réforme d'une telle ampleur ne pouvait se faire sans l'adhésion des responsables. Je voudrais remercier en conclusion MM. PAOLI, CHAZAL et PASQUET qui ont rédigé, il y a 4 ans, les trois rapports sur l'ouverture des écoles de gestion, d'administration et d'ingénieurs, et ces trois rapports ont été à l'origine de la réforme. Je remercie également les directeurs des Ecoles, les responsables des ministères de tutelle, les inspecteurs généraux et les professeurs qui en assurent la mise en_oeuvre et à qui je demande de persévérer.Ï Vous ne serez pas surpris que je réserve mon dernier mot aux lauréats. En vous recevant ici, j'honore votre effort et votre succès. Je sais que votre effort a été intense, je sais que votre succès est méritoire. C'est un succès brillant comme celui de tous ceux et de toutes celles qui ouvrent des voies nouvelles. Donc ce sont d'abord des félicitations et à mon avis il vaudrait presque mieux que je m'en tienne à cela mais on ne peut pas s'empêcher après qu'on ait adressé des félicitations de vouloir donner quelques conseils, alors je vous donnerai un conseil. Il ne s'agit là que d'un premier effort et d'un premier succès : je vous souhaite de bien travailler dans les grandes écoles où vous êtes entrés ou allez entrer pour profiter au mieux des enseignements que vous allez recevoir afin qu'à votre retour vous fassiez profiter notre pays de votre savoir, du savoir-faire que vous allez conserver et, par dessus tout, de votre enthousiasme dans l'avenir et dans les capacités de la France. Avenir et capacités qui sont aussi les vôtres.\