Fait partie du dossier : 2020, année de Gaulle.

18 juin 1980 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution prononcée par M. Valéry Giscard d'Estaing à l'occasion de la commémoration du 40ème anniversaire de l'appel du Général de Gaulle, Paris, Grand amphithéâtre de la Sorbonne, le mercredi 18 juin 1940

Monsieur le président,
- madame le ministre,
- monsieur l'ambassadeur,
- madame,
- monsieur le professeur,
- mesdames,
- messieurs,
- Je félicite l'Institut Charles de GAULLE d'avoir pris l'initiative de commémorer le quarantième anniversaire de l'appel lancé le 18 juin 1940 `date`, en réunissant, dans ce haut lieu de l'intelligence française, un certain nombre de témoignages sur l'inspiration, la portée, et les conséquences de cet appel.
- L'hommage du Président de la République, je le rendrai tout à l'heure au Mont Valérien, dans la forme simple et recueillie qu'avait choisie le Général de GAULLE.
- Mais puisque vous m'avez invité à conclure cette manifestation, le témoignage que j'apporterai devant vous sera celui d'un jeune garçon de quatorze ans, qui se souvient d'avoir entendu lui-même la voix du Général de GAULLE lançant son premier appel.\
Il est facile d'éclairer la portée d'un acte historique par la connaissance a posteriori des événements qui l'ont suivi. Il me paraît plus intéressant de rechercher la signification d'un tel acte sur le moment même, tel qu'il a été perçu par ceux qui l'ont entendu, c'est-à-dire les foyers des familles françaises auxquels il était destiné, tel qu'il se situait dans la confusion des esprits et des choses, tel qu'il venait introduire dans la réalité du moment une dimension qui n'y figurait pas.
- Voici ce témoignage. Enfonçons-nous dans nos mémoires. Laissons de côté ce que nous avons appris depuis. Essayons de nous retrouver dans ce tumulte du printemps de 1940, un printemps chaud et ensoleillé, aux lourdes récoltes, où la France s'était disloquée, et où elle se retrouvait sans autorités politiques et administratives, sans armée, sans croyance collective autre que celle d'invraisemblables explications, dispersée dans les villages au hasard des fuites ou des parentés, secrètement honteuse, et cependant étonnée d'être vivante, dans le poudroiement ensoleillé du printemps, comme si le décor national et social s'était effondré à grand fracas, et qu'il ne restait plus que les hommes, la terre et la saison.
- L'exode de mai 1940 a reflué vers notre village d'Auvergne. Ses colonnes hétéroclites se divisaient à Clermont-Ferrand pour se diriger soit vers le Périgord, soit par la nationale 9 en_direction du sud. L'exode avait déposé plusieurs familles dans notre maison. Les unes arrivées au hasard depuis la région parisienne. L'autre, composée d'un oncle âgé, de sa fille et de ses petits-enfants, en provenance de leur maison de l'Orne.
- Derrière les réfugiés, Clermont-Ferrand s'était vidée.
- Puis est arrivée l'armée : une unité d'infanterie de quelques hommes, avec un canon anti-char, qui s'est installé sur une hauteur, à deux kilomètres de la maison. Nous allions porter du café aux soldats et à leur lieutenant, et nous regardions les rouages gris de leur petit canon pointé vers le nord, en_direction de Gergovie, unique instrument de guerre pour arrêter l'invasion. Un matin, nous ne les avons plus retrouvés. Ils étaient partis à leur tour.
- Le Gouvernement se traînait aux alentours de Bordeaux. La radio parlait d'un départ en bateau pour l'Afrique du Nord, sans qu'on sache s'il s'agissait d'une fuite ou d'un sursaut. Le Général WEYGAND, le 16 juin, demandait l'armistice.\
En attendant la nouvelle de la demande d'armistice, quelque chose de grand se brisait en soi, sans qu'on puisse exactement le définir. Il y a plusieurs semaines qu'on savait l'armée défaite, et le Gouvernement incapable de réagir. Mais il s'agissait en quelque sorte de rouages, d'instruments de l'action.
- Or, c'est l'essentiel intime qui était soudainement atteint : une image de la France venue des livres d'histoire et des récits de famille, un orgueil plusieurs fois séculaire, quelque chose d'unique qu'on n'avait jamais mis en doute, et auquel la pensée n'osait plus s'adresser. Et la vie continuait dehors, identique, avec le dessin des chemins et des champs, les rectangles dorés des blés, et le ciel chaud et calme de juin `1940`. Mais il y avait une rayure noire sur la vitre.
- Le viel oncle bouillait d'indignation. Aux repas, avec son physique anguleux et ses mains expressives sorties des manchettes blanches, il flétrissait, réprouvait, condamnait l'abandon, les responsables, le Gouvernement. Il ne cherchait pas d'excuse, et n'acceptait pas la complaisance des alibis. On sentait sa vieille fureur, aussi digne et puissante que celle des héros de l'histoire.
- Pour la soutenir, il montait dans la chambre de ma mère où ils écoutaient tous deux chaque émission possible de la BBC. Pour eux, il ne faisait pas de doute que la guerre continuait, une guerre sans armée, sans combattant, sans chef, qui ne s'alimentait que par les ondes, mais qui leur permettait de tenir à distance les mots rejetés de défaite et d'occupation.
- A cause du décalage d'heure, il me semble que les nouvelles principales étaient diffusées à six heures. Nous nous réunissions alors dans la chambre, ma mère, l'oncle et moi parce que j'étais l'aîné des enfants, devant le poste de bois clair, où le haut parleur était dissimulé par un écran de toile beige.
- L'oncle cherchait la longueur d'onde de Londres. Le son montait et descendait, mêlé de grésillements. La venue de la voix faisait penser au mouvement de la houle.\
Un après-midi, le 18 juin `1940`, l'oncle est venu nous chercher : "Venez ! Il va y avoir quelque chose d'important. On annonce une déclaration du Général de GAULLE".
- Le nom évoquait certaines impressions. Quand il avait été nommé sous-secrétaire_d_Etat, les journaux avaient parlé de lui comme d'un homme clairvoyant et décidé, qui avait prévu l'efficacité des attaques de chars de combat, et mis vainement en garde le commandement. Ses photos avaient surpris par sa haute taille, ses hanches larges dans les culottes de cheval, son air distant. On citait les titres de ses livres présents dans les bibliothèques : "Le Fil de l'épée" £ "Vers l'armée de métier". Les motifs de sa présence à Londres n'apparaissaient pas encore nettement : avait-il été envoyé par Paul REYNAUD ? Devait-il négocier quelque accord avec les Anglais ?
- "Françaises, Français " Le miracle de l'ouie fait que quarante ans après, je retrouve la même sensation jeune, surprenante, première. Nous sommes assis en demi-cercle autour du poste de radio. La voix est voilée par la distance. Elle arrive cependant vigoureuse, avec de fortes inflexions. Je me souviens si bien du texte, que j'ai toujours su qu'il n'était pas identique à celui qui a été publié plus tard, comme vient de nous l'expliquer M. Geoffroy de COURCEL.
- Le texte original était plus long, plus véhément et détaillé dans sa condamnation de l'armistice, mais il comportait ce même élément qui en fait un texte historique unique : il ne se situait pas dans la tonalité du moment, faite d'émotions, d'indignations, de sentiments tumultueux et décontenancés. Il proposait un raisonnement, un enchaînement d'arguments, une conviction argumentée démontrant que la victoire était certaine. Et nous avons tout à l'heure entendu cette argumentation.
- Je pense que ma mère et l'oncle étaient surpris, car ils s'attendaient au ton d'un ordre_du_jour aux accents lyriques. Et pourtant c'était bien le combat qu'ils avaient deviné, un combat encore sans armée, sans combattant, mais qui trouvait désormais son chef, et le raisonnement inflexible de sa victoire.
- Nous avons pressenti que le -cours des événements avait changé. Les jours suivants, notamment le 22 juin, nous avons écouté d'autres appels émis de Londres, comme si l'autorité - on dira plus tard la légitimité - de la France, s'y était déplacée. L'oncle analysait les conséquences, discutait les organisations possibles. Tout ceci restait encore imprécis, sans qu'on puisse définir exactement les détails.
- Mais en chacun de nous la rayure noire qui était venue barrer l'image de la France, au-point que nous n'osions plus la regarder, s'était, ce jour-là, effacée.\
En 1965, pendant l'heure d'entretien que le Général de GAULLE accordait chaque semaine à son ministre des Finances, et qui s'achevait chaque fois sur d'autres considérations que l'examen des perspectives budgétaires ou monétaires, je me suis permis de lui demander :
- "Mon Général, vous conduisez actuellement une action politique évidemment différente de la lutte pour la Libération. Lorsque vous pensez à ce que l'histoire retiendra de ce que vous faites, quelle est la période que vous souhaitez qu'elle retienne. Je veux dire quelle est celle que vous préférez qu'elle retienne ?".
- Le Général de GAULLE m'a fixé de son regard appuyé, et m'a répondu :
- "Evidemment, la période de la guerre. Il n'y a aucun doute. Sachez-le : c'est la seule période qui _compte pour moi. Ce qu'il y avait à faire alors en valait la peine".
- Jugement qui ne rend pas _compte de l'action qu'il a conduite depuis, et qui a rendu à la France dignité et autorité. Mais expression de sa préférence profonde pour le moment où il incarnait le destin français, et où sa voix, sans Gouvernement, sans administration, sans armée, suffisait à faire d'un peuple qui s'était abandonné et qui était à l'abandon, un peuple en qui montait, lentement et douloureusement, la certitude de la victoire.\