23 mai 1980 - Seul le prononcé fait foi

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Interview télévisée de M. Valéry Giscard d'Estaing à la suite de sa rencontre avec M. Brejnev à Varsovie, Paris, Palais de l'Élysée, le vendredi 23 mai 1980

`Politique étrangère ` relations franco - soviétiques`
- QUESTION.- Monsieur le Président, on a tout dit et tout écrit sur votre voyage de Varsovie. Alors pourquoi tout simplement cette rencontre avec le Président BREJNEV ?
- LE PRESIDENT.- Pour les raisons suivantes.
- Chacun sait qu'il existe une sérieuse tension internationale. Vous le dîtes £ l'opinion française et mondiale en est elle-même convaincue. Dans une situation de tension, il faut que les grands responsables du monde connaissent exactement le point_de_vue des autres. Beaucoup des catastrophes de l'histoire mondiale au-cours des 50 ou 100 dernières années ont été dues à une absence de communication ou d'explication entre grands responsables du monde. L'objet de cette rencontre était donc d'avoir une conversation approfondie avec un des principaux responsables, M. Léonid BREJNEV, de manière qu'il connaisse notre analyse de la situation internationale et que je connaisse également la manière dont il la conçoit et l'analyse.\
`Politique étrangère ` relations franco - soviétiques`
- QUESTION.- Monsieur le Président, pourquoi alors tout ce mystère autour de l'annonce de ce sommet ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas eu de mystère. Nous voulions lui garder un caractère de conversation. Si l'on l'avait annoncé huit ou quinze jours avant, on aurait dit que l'objet de la conférence était de préparer des décisions ou d'aboutir à des résultats. Il y aurait eu une mobilisation des moyens d'information. Tout le monde se serait précipité à Varsovie et il n'aurait pas été possible de garder à la rencontre son caractère de conversation.
- Grâce à l'accueil des autorités polonaises, que je remercie, ce fut une conversation. Les journalistes qui ont assisté au début des entretiens ont vu que nous n'étions que quelques-uns dans une pièce et qu'à l'extérieur il n'y avait aucun rassemblement public.
- Regardez le caractère incohérent des critiques. Les mêmes me faisant le reproche de ne pas être allé aux obsèques du Maréchal TITO à Belgrade - oubliant de rappeler que celui-ci n'était pas venu aux obsèques des Présidents de la République française, le Général de GAULLE et le Président POMPIDOU - disaient : vous auriez dû aller à ces obsèques pour avoir une conversation avec M. BREJNEV. Ainsi auraient-ils trouvé appropriée une conversation de quelques minutes entre deux couronnes mortuaires et deux oraisons funèbres alors que le choix a été d'organiser une conversation approfondie qui, se prolongeant pendant cinq heures, a permis, dans le calme et la réflexion, d'aller au fond des sujets.\
`Politique étrangère ` relations franco - soviétiques`
- QUESTION.- Monsieur le Président, il y a eu d'autres remarques, d'autres critiques sur les résultats ou, pour certains, l'absence de résultats de ce voyage de Varsovie. Que rapportez-vous aux Français de votre rencontre ?
- LE PRESIDENT.- Ceux qui ont fait des critiques n'ont pas compris, continuent à ne pas comprendre quel était l'objet de cette rencontre. Dans la vie internationale, il y a deux actions différentes : les négociations, qui ont pour objet d'aboutir à des résultats, et des conversations, qui ont pour objet d'échanger des points_de_vue et des réflexions.
- Il est important d'avoir en face de soi un des grands responsables du monde, de savoir exactement ce qu'il a dans l'esprit et qu'il sache exactement ce que nous pensons. Le résultat essentiel c'est que nous avons maintenant une meilleure connaissance de nos réactions sur la situation actuelle et sur ses développements possibles. Après l'entretien, M. Léonid BREJNEV et moi-même connaissons certainement de façon beaucoup plus précise ce que sont et ce que seraient les réactions aux différents développements possibles de la situation internationale. Tel était l'objet de cette conversation.\
`Politique étrangère ` relations franco - soviétiques`
- QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que sur le problème essentiel de l'Afghanistan la position de la France a changé, disons évolué, après ce sommet de Wilanow `Varsovie` ?
- LE PRESIDENT.- La position de la France n'a pas changé. Cette position est de considérer que l'intervention de forces de l'armée soviétique `URSS` en Afghanistan était inacceptable. Nous l'avons dit dès le début. J'ai échangé une correspondance avec M. Léonid BREJNEV. Je lui ai naturellement confirmé ce point_de_vue. Il faut mettre fin à cette situation. Il faut y mettre fin par une action et une initiative politiques. Aussi longtemps que cette situation se prolongera, il restera dans la situation internationale une cause fondamentale de tension.\
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- QUESTION.- Monsieur le Président, certains journaux, notamment américains, ont parlé de cavalier seul de la France, même de brèche dans la solidarité atlantique `Alliance_atlantique`. Qu'en est-il exactement ?
- LE PRESIDENT.- Il y a deux choses : ce qui s'explique et ce qui n'est pas acceptable.
- Ce qui s'explique : les grands pays ont tendance à considérer qu'ils ont le monopole des relations internationale. Quelques jours avant ma rencontre avec M. BREJNEV, le nouveau secrétaire_d_Etat américain aux Affaires étrangères `Edmund MUSKIE` a eu un entretien avec M. GROMYKO. Tout le monde a jugé cette rencontre parfaitement naturelle et on a dit : enfin, voilà pour la première fois un entretien. Mais l'idée qu'un responsable d'un Etat indépendant rencontre, lui aussi, M. Léonid BREJNEV suscite un sentiment d'irritation. Pourquoi ?
- C'est ici qu'on en vient à ce qui n'est pas acceptable : tout ce qui concourt à faire croire que la France n'a pas le droit ou la possibilité d'avoir une politique indépendante sans aussitôt être accusée de rompre la solidarité occidentale. En quoi, sur quel sujet, à propos de quelles mesures la solidarité occidentale a-t-elle été rompue par ce voyage ? Y a-t-il eu une décision prise, y a-t-il eu une action conduite qui modifierait ou ébranlerait la solidarité occidentale ? Aucune, si ce n'est le principe lui-même que la France a des conversations et peut en avoir avec qui elle l'entend. Le fait d'avoir une politique indépendante implique notamment que nous avons des conversations avec qui nous l'entendons. Ce n'est pas une surprise : les conversations avec l'Union soviétique `URSS`, nous les avons périodiquement. Je rencontre M. Léonid BREJNEV en-général une fois par an et ceci est un des moyens importants d'information, d'établissement des données à-partir desquelles nous conduisons notre politique étrangère.\
`Politique étrangère ` relations franco - soviétiques`
- QUESTION.- Que pensez-vous des réactions, dans ces conditions, des milieux et des partis politiques après votre voyage à Varsovie ?
- LE PRESIDENT.- De certains milieux et de certains partis politiques ... Il y a, c'est pour moi une chose fondamentale, l'intelligence et le bon sens des Français. Je n'ai pas rencontré un Français qui n'ait pas compris l'objet de mon voyage. Ceux que j'ai vus depuis comprennent que dans une situation de tension, le Chef d'un Etat important - ce qui est important, c'est la France - a non seulement le droit mais le devoir de s'expliquer franchement avec les autres responsables de cette situation internationale. Tout le monde le comprend. De s'expliquer avec fermeté, comme je l'ai fait, et en même temps dans un effort de -recherche et de consolidation de la paix, ce qui est l'aspiration non seulement de l'Europe mais de l'opinion mondiale.
- J'en reviens à ce que nous disions sur l'indépendance. Nous entendons souvent des discours de tréteaux sur l'indépendance de la politique de la France. Mais chaque fois qu'il s'agit d'agir ou d'être, on a l'impression tout à coup que cette indépendance est trop lourde à porter pour certaines épaules. Eh bien moi, cette indépendance ne m'effraie pas. Le jour où il n'y aura plus de politique indépendante de la France, il n'y aura plus d'Histoire de France. Il faudra fermer le livre. Ce n'est pas moi qui le fermerai. C'est pourquoi, je continuerai à conduire une politique indépendante, en solidarité naturelle avec ceux qui sont nos partenaires en Europe et dans le monde. C'est une politique qui sera conduite au service de la paix et de la sécurité de la France.\