6 mai 1980 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. Valéry Giscard d'Estaing sur l'enseignement des langues étrangères prononcée au lycée international de Saint-Germain-en-Laye, le mardi 6 mai 1980

Monsieur le maire de Saint-Germain-en-Laye,
- messieurs les ambassadeurs,
- monsieur le proviseur,
- mesdames et messieurs les enseignants,
- mesdemoiselles et messieurs les élèves,
- J'ai tenu à installer le conseil pour la diffusion des langues étrangères au lycée international de Saint-Germain-en-Laye, devant les professeurs, les élèves et les parents.
- Pour rendre hommage d'abord à l'exceptionnelle qualité des enseignements dispensés dans cet établissement, qualité dont témoignent, par exemple, les nombreux lauriers cueillis chaque année au concours_général. Voilà quelques mois, j'avais plaisir à recevoir au Palais de l'Elysée un certain nombre de vos camarades accompagnés de leurs enseignants et je suis sûr que j'aurai, dans quelques mois, le même plaisir à accueillir un certain nombre d'entre vous avec les professeurs qui vous auront conduits au succès du concours_général. Néanmoins, je souhaite que, en France, on supprime les inégalités excessives et je vous demande donc de faire un peu de place aux camarades des autres lycées, de façon à ce que la répartition des prix du concours_général puisse être plus largement diffusée en France.
- Je suis venu ensuite pour témoigner l'intérêt que je porte à l'extraordinaire qualité des relations qui se sont établies ici entre des catégories pourtant différentes telles que les parents, les enseignants, les élèves et surtout des catégories éloignées par leur participation à plusieurs nationalités. Votre lycée nous montre que des professeurs et des élèves de plusieurs nationalités peuvent s'apporter un enrichissement mutuel en créant une forme personnelle, une forme individuelle de relations internationales au-delà du cloisonnement des langues.
- Et en même temps, ce lycée qui est un lieu exemplaire de l'enseignement des langues veut être autre chose : un centre de diffusion de nos sciences et de nos techniques, dont les élèves assureront la connaissance lorsqu'ils seront rentrés dans leur propre pays.\
Je vais vous présenter des réflexions qui seront un peu sérieuses, pour certains d'entre vous, à propos de l'enseignement des langues. Et je m'en excuse, parce que vous direz que la visite du Président de la République pourrait être une circonstance plus gaie ou plus distrayante. Mais j'ai le devoir d'assumer mes fonctions et donc de parler aux enseignants et au-delà à tous ceux qui s'intéressent au problème de l'enseignement des langues en France, de notre manière de faire progresser cet enseignement. Avant de le faire, je voudrais vous connaître un peu mieux et savoir qui il y a dans cette salle. Vous n'aurez qu'à répondre en faisant le plus de bruit possible lorsque je vous demanderai quelle est votre langue maternelle. D'abord quels sont ceux dont la langue maternelle est le français...
- Quels sont ceux dont la langue maternelle est l'allemand...
- Quels sont ceux dont la langue maternelle est l'italien...
- Quels sont ceux dont la langue maternelle est le suédois...
- Quels sont ceux dont la langue maternelle est le danois...
- Quels sont ceux dont la langue maternelle est le néerlandais...
- Quels sont ceux dont la langue maternelle est le portugais...
- Et quels sont ceux dont la langue maternelle est l'anglais...
- Monsieur le proviseur, je n'ai oublié personne.
- J'espère que dans les années prochaines, il y aura également ceux dont la langue maternelle est l'espagnol, langue dont nous souhaitons diffuser également la connaissance en France.\
Il n'y a pas d'enseignement des langues étrangères en soi, de même qu'il n'y a pas de défense et de promotion de la langue française à-partir de positions crispées. Il faut, en réalité, développer la connaissance réciproque des langues £ à côté des Français qui apprennent des langues étrangères se trouvent de jeunes étrangers qui apprennent la langue française. Il nous faut sortir d'un débat passionnel où chacun se trouve crispé sur sa propre connaissance linguistique et développer la connaissance réciproque. Parallèlement à l'immense effort que nous poursuivons et que nous poursuivrons pour la promotion de la langue et de la culture françaises, notre intérêt nous commande de développer en France l'enseignement des langues étrangères.\
La pratique de plusieurs langues est, pour une nation, un facteur de rayonnement et de pénétration dans le monde £ elle est pour l'individu un facteur irremplaçable d'enrichissement et de formation de l'esprit.
- A l'heure actuelle, vous recevez un enseignement moderne. Mais quand on regarde ce qui a été l'origine de l'éducation en France, qu'aperçoit-on ? Le grand ancêtre de la pédagogie moderne qui est François RABELAIS, avait imaginé ce que devait être un collège éducatif modèle. Il imaginait d'y faire entrer les jeunes gens et les jeunes filles ensemble. Ce qui était à l'époque une grande audace.
- Jeunes gens et jeunes filles de dix à dix-huit ans. Ils en sortiraient quand bon leur semblerait, en ayant reçu une éducation humaniste.
- Il avait prévu que dans son collège, dans son lycée qui n'était pas à Saint-Germain-en-Laye mais dans l'Abbaye de Thélème, il y aurait une grande librairie, une grande bibliothèque, il prévoyait qu'il y aurait des livres en grec, en latin, en hébreu, en français, en toscan et en espagnol, on voit qu'il n'avait pas franchi encore le Rhin et la mer du Nord £ nous avons fait mieux depuis. L'enseignement que devaient recevoir ces jeunes gens et ces jeunes filles, c'était essentiellement l'apprentissage des langues et il disait dans son vieux français que certains d'entre vous comprennent facilement, d'autres moins peut-être : "tant noblement étaient appris qu'il n'était entre eux celui ni celle qui ne sût lire, écrire, chanter et parler de cinq à six langues".
- Monsieur le proviseur, vous avez des classes bilingues, j'attends les classes de cinq à six langues.\
Et, un illustre contemporain de RABELAIS qui était CHARLES QUINT. CHARLES QUINT donc qui réunissait la double culture espagnole et germanique et qui d'ailleurs était né la même année que RABELAIS, disait - en latin parce que c'était sa langue familière - : "Quot linguas quis callet, tot homines valet", ce qui veut dire, comme chacun de vous l'a parfaitement compris, "autant de langues un homme sait parler, autant d'hommes il vaut".
- Ces deux hommes, CHARLES QUINT et RABELAIS, appartenaient à la première génération qui ait su que la terre était ronde et qu'on pouvait en faire le tour. Ce qui leur paraissait évident à l'époque devrait l'être beaucoup plus aujourd'hui où chacune et chacun d'entre vous aura sans doute l'occasion de parcourir une grande partie du monde et où nous recevons tous les jours simultanément les nouvelles bonnes et mauvaises, et malheureusement plus souvent mauvaises que bonnes, de ce qui se passe sur notre terre ronde.
- Nous ne devons pas oublier ces leçons, de RABELAIS et de CHARLES QUINT, parce qu'à l'époque l'enseignement des langues était très difficile et qu'une nouvelle ère d'apprentissage des langues étrangères s'ouvre à nous.\
Il est infiniment plus facile que dans le passé de séjourner dans le pays dont on souhaite apprendre la langue. Et ce séjour dans le pays, c'est bien entendu la meilleure des incitations à l'apprentissage. C'est pourquoi nous devons tout faire en Europe pour que d'un pays à l'autre nous puissions échanger nos enfants et nos jeunes. La sagesse populaire prétendait que "les voyages forment la jeunesse". Les étudiants du Moyen-Age, de cette période qui nous parait lointaine et à beaucoup d'égards primitive, étudiaient rarement dans une seule université. Ils séjournaient successivement à la Sorbonne de Paris, à Oxford, à l'université de Prague, de Bologne, de Cracovie ou de Salamanque. Et la plupart des étudiants de cette époque avaient dans leur souvenir un enseignement qu'ils avaient reçu dans plusieurs pays d'Europe. Voilà donc clairement notre objectif. Faire en sorte que le plus grand nombre possible d'Européens et pour commencer de Français, puisque cela dépend directement de nous, soient capables de s'entretenir avec un étranger, avec un autre Européen dans la langue de ce dernier.
- Il faut d'ailleurs se souvenir qu'apprendre la langue de l'autre, ce n'est pas seulement manifester un intérêt et une considération à son endroit : c'est aussi une manière de se donner un avantage sur lui. Si vous vous entretenez avec un étranger dans votre propre langue, vous ne saurez guère de lui que ce qu'il voudra vous dire et vous donner. Si au contraire vous parlez avec un étranger sa langue, vous vous déplacez sur son propre terrain. Vous pouvez l'interroger, vous pouvez l'amener à s'expliquer, à vous répondre, vous pouvez donc le connaître.\
Un fois que l'on considère comme nécessaire l'apprentissage des langues étrangères, quels en sont les moyens ?
- La première responsabilité de cet apprentissage repose sur le corps enseignant auquel je tiens à rendre hommage. Il y a en France 45000 `nombre` enseignants qui se consacrent à l'enseignement des langues étrangères. S'agissant de la première langue, c'est durant sept années que chaque élève consacre trois heures par semaine à l'apprentissage de ces langues. Cet effort actuel de l'enseignement des langues mobilise plus de quatre milliards de francs `somme ` budget`.
- Mais cet effort ne doit pas nous dispenser d'examiner comment améliorer, encore, la connaissance des langues étrangères par les jeunes Français.
- Je ne veux pas anticiper sur les travaux du Conseil `Conseil pour la diffusion des langues étrangères` qui va désormais se réunir pour débattre de ces problèmes. C'est pourquoi, je me contenterai de faire trois observations.\
L'enseignement des langues, comme tous les enseignements, est marqué par l'évolution de plus en plus rapide du savoir.
- D'abord, les langues modernes évoluent très rapidement dans leur grammaire, dans leur vocabulaire, dans leur syntaxe. D'autre part, les procédés mis à la disposition de ceux qui veulent apprendre une langue étrangère se modifient aussi très rapidement. L'enseignement des langues dans notre pays doit acquérir, à tous les niveaux, une souplesse qui lui permet d'être constamment en -état d'évolution.
- Dans la société ouverte qui est la nôtre et qui, bien entendu, restera la nôtre, l'enseignement traditionnel, celui que j'ai reçu et que certains probablement des membres du Gouvernement, le maire de Saint-Germain-en-Laye, la plupart des ambassadeurs ont reçu, l'enseignement traditionnel. D'ailleurs, j'avais comme professeur d'allemand au lycée le père d'un des membres du comité d'études de l'enseignement des langues. A cette époque, on se préoccupait vraiment beaucoup de nous faire connaître un allemand véritablement utilisable. C'est ainsi que nous avions consacré près d'une année à étudier un texte tout à fait intéressant sur la vie d'un arbalétrier au Moyen-Age. Ce qui fait que je ne pouvais naturellement ni entrer, ni sortir d'une gare, ni appeler un numéro de téléphone, mais j'aurais pu avoir avec un arbalétrier une conversation d'une admirable précision technique.
- Mais, à l'heure actuelle, la concurrence des média, puisque nous recevons et vous recevrez vraisemblablement des émissions plus nombreuses en langues européennes, les bandes dessinées, les différents moyens de diffusion de la culture et de la connaissance sont pour vous un moyen d'ouverture sur le savoir. Il n'est pas question que, à côté de ces moyens, le système d'enseignement abdique sa dignité propre. Mais il faut tenir _compte du fait réel que représente la concurrence de ces autres moyens.\
Il convient donc que le système éducatif exploite à fond les moyens nouveaux, les techniques nouvelles pour accroître l'efficacité de l'enseignement qu'il dispense.
- Depuis vingt ans en France, on a fait beaucoup de recherches dans le domaine de l'enseignement programmé et dans l'enseignement audiovisuel des langues. Je souhaite que ces efforts et leurs résultats soient exactement évalués. Mais tout nous démontre déjà que rien ne remplacera la présence vivante et personnelle, l'indispensable présence, de l'enseignant.
- Les moyens techniques sont des moyens, ils doivent naturellement être utilisés largement. Encore faut-il les connaître et pouvoir en dominer les possibilités, encore faut-il les rendre accessibles aux élèves de tout âge, de toute préparation, qui souhaitent s'en servir et seul l'enseignant pourra le faire.\
Toute la nation est concernée par l'apprentissage des langues étrangères. C'est elle, tout entière, qui, avec l'appui du corps enseignant, doit être appelée à mettre en_valeur ses ressources.
- J'ai été heureux de voir qu'il y avait ici une fondation au lycée de Saint-Germain-en-Laye et que donc des éléments extérieurs à la vie de l'établissement apportaient leur contribution à cette diffusion de l'enseignement des langues. C'est cette préoccupation que reflète la composition du comité `Conseil pour la diffusion des langues étrangères` qui se réunit, aujourd'hui, pour la première fois avec à la fois d'éminentes personnalités universitaires, de la recherche `recherche scientifique`, des parlementaires informés des problèmes d'éducation, des personnalités représentant le monde syndical, notamment le monde syndical de l'enseignement, le monde des média, celui de la publicité, celui des entreprises et des représentants des familles. Ceux qui ont à la fois la connaissance des méthodes, en ce qui concerne l'acquisition des langues étrangères et en même temps la connaissance des besoins du public, c'est-à-dire des besoins des familles et des futurs utilisateurs, dont il faut recueillir les opinions et les suggestions.\
Un dernier mot pour vous dire que, pour être réalistes, nous ne devons pas nous bercer d'illusions. Le développement de l'enseignement des langues étrangères en France et j'ai parlé ici des langues européennes, mais je pense également aux grandes langues de communication dans le monde : les langues des grands pays peuplés tel que le russe pour l'Union Soviétique `URSS`, tel que le chinois pour le grand peuple de Chine, tel que l'arabe pour toute la région du Moyen-Orient.
- Ce développement de l'enseignement des langues en France, ce n'est pas une -entreprise dont le rendement pourra être constaté en quelques années. Dans toute réforme des méthodes d'éducation, il faut compter en terme de générations. Je souhaite simplement que ce soit en une seule génération, c'est-à-dire que dans 20 ans la prochaine génération puisse disposer de la plénitude de cet enseignement des langues et de cette ouverture sur le monde. Il y faudra de la patience, de la persévérance et en même temps un sens de l'urgence, car il faut commencer tout de suite.\
Lorsqu'il était résident général au Maroc, le Maréchal LYAUTEY avait demandé que l'on plante, dans une région qui lui paraissait favorable, une forêt de cèdres. C'était un homme qui cherchait à vérifier si ensuite ses directives étaient effectivement appliquées : revenu sur place un an après, il a constaté que rien n'avait été planté. Il a fait venir le responsable, il lui a dit "mais qu'est-ce qui se passe, vous deviez planter ces cèdres et vous n'avez rien fait" et celui-ci s'est excusé en disant monsieur le Maréchal, un cèdre de toute façon, cela met cent ant à devenir grand, alors un an de plus ou de moins" et le Maréchal s'est mis en colère et lui a dit "voilà précisément la raison pour laquelle il est impardonnable de perdre dès le départ une année entière".
- Eh bien pour développer, en France, l'enseignement complet des langues et l'ouverture réciproque des jeunes Françaises et des jeunes Français et des étrangers sur la connaissance de leur langue, il faudra sans doute plusieurs années, années qui seront préparées par les travaux du conseil dont je souhaite que les conclusions puissent être relativement prochaines, conclusions qui seront ensuite mises en_oeuvre par le système éducatif avec le concours des enseignants qui se sont consacrés à ces spécialités. Mais, il faut plusieurs années pour y parvenir, c'est une raison de plus pour commencer tout de suite.
- C'est pourquoi, je me réjouis de voir le conseil pour la diffusion des langues étrangères commencer ses travaux dès aujourd'hui en présence de tous les jeunes, jeunes Français qui apprennent les langues étrangères, jeunes étrangers qui apprennent notre langue et qui constituent un exemple de ce que doit devenir l'enseignement des langues étrangères en France et pour tous.\