6 janvier 2012 - Seul le prononcé fait foi

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Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, sur la mondialisation notamment ses conséquences et sa régulation, à Paris le 6 janvier 2012.

Monsieur le Président du Conseil,
Messieurs les Ministres,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Cher Eric Besson,
Permettez-moi de remercier Eric Besson pour l'organisation de cette 4e édition du colloque « Nouveau Monde », devenu un rendez-vous important du calendrier international. Merci à tous ceux parmi vous qui sont intervenus, merci tout spécialement au Président du Conseil italien que nous aimons beaucoup ici en France. Merci aux Premiers ministres Necas et Berisha d'avoir accepté de participer à vos travaux, je les salue et leur dis bienvenue en France.
Mon message, ce soir, sera simple et fondé sur deux convictions : la France, devant les profondes transformations du monde, doit anticiper ces transformations, doit les accompagner et doit contribuer à corriger les effets négatifs de ce nouveau monde. Ma deuxième conviction, c'est que l'Europe doit s'affirmer comme un pôle de stabilité de ce monde nouveau, l'Europe doit régler les problèmes de la zone euro et porter dans le monde entier les convictions qui sont les siennes. L'Europe ne doit pas subir, l'Europe a des choses à dire, l'Europe est irremplaçable dans le monde.
Nous devons comprendre que la population mondiale est passée de 2,5 milliards d'habitants en 1945 à 7 milliards aujourd'hui : la population du monde a triplé en trois générations ! Jamais l'histoire du monde n'a été confrontée à une telle réalité. Et en 2050 nous serons 9 milliards, alors qu'en 1945 nous étions 2,5 milliards, c'est une réalité incontournable. Eh bien, ces 9 milliards d'êtres humains qui cohabiteront sur notre planète, cela donnera une Afrique qui sera plus peuplée que l'Inde et la Chine réunies ! L'Afrique est à 12 km de l'Europe £ elle sera en 2050 plus peuplée que l'Inde et la Chine réunies £ c'est le nouveau monde. Alors comment ignorer cette réalité, comment ignorer les défis que cette réalité pose pour l'accès aux ressources naturelles, forcément limitées, pour la sécurité alimentaire, pour la protection de notre environnement, pour la lutte contre le changement climatique et, naturellement, pour la défense, comme une priorité absolue, de la politique agricole commune ? Quelle serait la signification, devant un monde de 9 milliards d'habitants, de démanteler une politique agricole qui a des perspectives extraordinaires, parce que les besoins en nourriture du monde sont inépuisables ?
Mais c'est aussi au nom de la justice que la France doit apporter tout son soutien aux changements en cours. Je le dis comme je le pense, l'expansion démographique s'est accompagnée de la montée en puissance économique de pays-continents.
L'émergence de la Chine, du Brésil, de l'Inde, ce sont de bonnes nouvelles. La France se réjouit de cette émergence, mais nous devons repenser notre vision de l'économie mondiale. Ce que nous appelions autrefois le Tiers monde n'existe plus. La Chine est devenue la deuxième économie mondiale £ où est le Tiers monde ? Le PIB du Brésil a dépassé le PIB du Royaume Uni £ où est le Tiers monde ? Aujourd'hui, les pays émergents sont plus proches des pays avancés que des pays les moins avancés. Cette réalité doit bouleverser notre vision de la gouvernance mondiale. Je le dis, là encore, avec franchise, la mondialisation a permis de faire reculer la pauvreté dans le monde.
La mondialisation, c'est que des pays comme la Chine, comme l'Inde, comme le Brésil veulent faire participer leurs peuples à la croissance. Qui pourrait le leur reprocher ? Et ne ferions-nous pas la même chose à leur place ?
Mais cela doit changer notre vision du monde, parce qu'accepter cette réalité, c'est aussi dire à ces pays : « vous avez des droits, mais vous avez également des devoirs ». Le dumping social n'est pas une solution. Le dumping monétaire est inacceptable. Le dumping environnemental est inacceptable. La loi de la jungle est inacceptable. Ce que nous proposons en France, c'est d'accepter cette réalité de la mondialisation. D'ailleurs, la refuser, est-ce que cela va impressionner les Indiens, les Chinois et les Brésiliens ? Cela impressionnera-t-il l'Asie ? Ce que nous voulons c'est une mondialisation régulée, une concurrence loyale et que chacun comprenne qu'il n'y a pas de liberté sans règle.
Là encore, il faut que l'on s'explique. La revendication d'un certain nombre de pays, comme le Brésil, comme le Japon, comme l'Inde, comme l'Afrique, d'être membres permanents du Conseil de Sécurité, nous la soutenons. Cela n'a pas de sens : pensez que l'Afrique va avoir 2 milliards d'habitants et il n'y a pas un pays africain qui soit membre permanent du Conseil de Sécurité. Qui peut imaginer qu'un système pareil peut durer ? Personne ne peut l'imaginer, personne ne peut le souhaiter. Et je le dis d'autant plus que dire cela, ça ne met pas en danger des puissances comme les nôtres. Au contraire, cela crée de nouvelles solidarités.
Imaginer que l'Inde, qui sera dans 30 ans le pays le plus peuplé du monde, ne soit pas membre permanent du Conseil de Sécurité, ça n'a pas de sens.
De même que cela n'a pas de sens d'exclure des membres permanents du Conseil de Sécurité l'Allemagne parce qu'il y a eu la guerre de 1945, le Japon, parce qu'ils étaient du mauvais côté en 1945. Cela n'a pas de sens. De même que cela n'a pas de sens d'ignorer dans la gouvernance mondiale l'Amérique latine, qui compte des géants comme le Brésil ou comme l'Argentine.
La vérité, c'est que la quintessence de nos problèmes vient d'une situation où le marché mondial s'est installé avant que ne s'installe une réglementation mondiale. La gouvernance mondiale est celle de 1945, elle n'est pas celle du XXIème siècle.
Lorsqu'il y a eu la crise, cher Mario Monti, la France présidait l'Union européenne £ et c'est la France qui a proposé la création du G20 £ on me l'a bien reproché à l'époque. Pourtant, le G20 a une légitimité : 80% du PIB mondial. Et il a fallu le G20, parce que le G199, l'ONU, qui fonctionne sur la règle de l'unanimité, ne prenait pas de décisions. Nous appelons donc à un changement rapide de la gouvernance mondiale, pour que nous puissions rattraper la mise en place d'un marché mondial et installer un certain nombre de règles claires.
Le G20 a commencé. Je voudrais prendre juste un exemple : le FMI. Le FMI a un rôle central, mais quel était le rôle du FMI jusqu'à présent ? Être d'autant plus sévère avec des pays qu'ils n'avaient aucune importance pour les équilibres systémiques de la planète. Moins le pays mettait en risque la planète, plus le FMI était sévère avec ce pays. Plus le pays était pauvre, plus on imposait des règles £ plus le pays était riche et puissant, moins on imposait de règles. C'était ça le FMI jusqu'à présent. Le FMI doit devenir la grande instance de régulation du monde, plus sévère avec les pays systémiques, dont la France, qu'avec les pays pauvres qui ne mettent pas en cause les grands équilibres du monde.
Je sais bien que quand on parle de la France, il y a toujours le présupposé de notre amour des règles, je veux dire de trop de règles. Mais franchement, réfléchissons ensemble, qu'est-ce qui a conduit le monde dans la situation où il se trouve ? C'est la dérégulation sans limite. Qu'est ce qui a conduit à la catastrophe d'aujourd'hui ? C'est le fait que tout était possible, sans limite. Est-ce que le modèle de la dérégulation -- je le dis à mon ami le Premier ministre tchèque -- est-ce que ce modèle-là, on doit le laisser prospérer ? Ou est-ce que l'on doit l'encadrer ? Comment se fait-il que nous autres, pays développés, nous n'ayons comme seule solution pour continuer à financer nos modèles sociaux, attaqués par une succession de dumpings, que de nous lancer dans une financiarisation qui a conduit à des bulles spéculatives, comme celle que l'on a vue il y a trois ans ?
Parce qu'entre la crise aujourd'hui, la crise des Etats souverains, cher Mario, et la crise d'il y a trois ans, il y a un lien. La crise des banques est devenue la crise des Etats, parce que les Etats se sont portés au secours des institutions financières.
Un monde sans règle est un monde en danger. Il faut des règles £ il faut des limites. Les paradis fiscaux sont inacceptables. Les hedge funds non contrôlés sont inacceptables. Le fait que des sommes considérables s'abattent sur un pays parce qu'il n'y a pas de règle de circulation de capitaux dans le monde crée des bulles spéculatives, qui explosent et qui créent de la souffrance. C'est inacceptable.
Le fait que les transactions financières soient les seules transactions exonérées de toute taxe, c'est inacceptable. Lorsque vous achetez un appartement, dans tous les pays du monde vous payez une taxe, lorsque vous allez dans un supermarché pour vous nourrir, vous payez une taxe. Lorsque vous faites des transactions financières, vous ne payez pas de taxe. Qui peut comprendre une situation pareille ? Qui peut l'accepter ?
C'est la raison pour laquelle la France milite pour la mise en place d'une taxe sur les transactions financières. Je le dis sous le contrôle du Ministre des Finances : nous n'attendrons pas que tous les autres soient d'accord pour la mettre en uvre £ nous la mettrons en uvre parce que nous y croyons. Et parce que je crois à l'émergence d'une opinion publique mondiale, qui se tournera vers tous les gouvernements du monde et qui leur dira : « pourquoi ne faites-vous pas ce qu'eux ont fait ? ». Et la zone euro, oui, doit montrer l'exemple. J'étais très heureux des récentes déclarations du président du Conseil italien devant le Parlement, marquant son intérêt et son ouverture, ce qui est une nouveauté, vis-à-vis du principe de cette taxe.
Enfin, je voudrais faire une dernière remarque : quand nous avons lancé le débat, cher François Baroin, sur le nouveau système monétaire international, je me souviens du concert de critiques. Je me souviens du doute qui s'est emparé de chacun : « Enfin, pourquoi ? On n'y arrivera pas. » Mais Bretton Woods, c'était au lendemain de la guerre. A l'époque, il y avait une économie : les Etats-Unis. Un plan : le plan Marshall. Une monnaie : le dollar. Qui peut sérieusement me dire qu'aujourd'hui nous sommes dans la même situation qu'en 1945 ? Et que l'on doit garder le même système monétaire ? Qui peut me dire que la monnaie chinoise n'a pas un rôle majeur à jouer ? Et qu'il ne faut pas construire un nouveau système monétaire ?
Nous avons commencé à le faire et je voudrais d'ailleurs me réjouir de l'accord, dont on n'a pas assez parlé, absolument capital, entre le Japon et la Chine, il y a 15 jours, qui prévoit que le Japon détiendra désormais 1% de ses réserves en yuan et qu'un nombre croissant de transactions entre les deux pays sera libellé dans la monnaie chinoise. Etait-il normal que lorsque deux pays d'Asie échangeaient, ils devaient échanger en dollars ?
C'est un premier pas vers l'internationalisation du yuan. Je m'en réjouis, parce que la France soutient l'entrée de la monnaie chinoise dans le panier de DTS dès 2015.
Enfin, je voudrais faire une dernière remarque : l'OMC. Le système actuel a vécu. 8 ans pour ne pas trouver un accord, est-ce que c'est suffisant pour juger que la méthode est mauvaise ? Ou faut-il continuer encore ? Bien sûr que nous avons besoin de l'OMC. Bien sûr que nous avons besoin d'instances multilatérales. Mais je voudrais dire deux choses : mettre d'accord tout le monde ou ne mettre d'accord personne, c'est la certitude de l'échec.
Il faut permettre, au sein de l'OMC, les discussions bloc à bloc, pour permettre la discussion de l'Europe avec la Chine, de la Chine avec le Japon, des Etats-Unis avec la Chine. On n'est pas obligé tous d'être d'accord au même moment.
Deuxièmement, je voudrais plaider pour l'idée que juger le commerce au seul regard du droit du commerce international, c'est une erreur, car il y a d'autres éléments qui rentrent en compte, pas simplement ceux du commerce. Quand un pays ne respecte aucune règle environnementale, est-ce que la concurrence est loyale ? Nous sommes quasiment tous membres de l'Organisation Internationale du Travail. L'Organisation Internationale du Travail promeut non pas un modèle social unique, qui n'existe pas et qui n'est sans doute pas souhaitable, mais huit normes sociales. Est-ce qu'il est normal que tous les pays membres de l'OIT n'aient pas ratifié les huit conventions de base, les huit normes sociales de base de l'OIT ? Est-ce que le fait que ces normes sociales de base comme, par exemple, on ne fait pas travailler un prisonnier, on ne fait pas travailler les enfants £ est-ce que le fait que l'on n'ait pas ratifié et que l'on ne respecte pas ces règles, est-ce que ça ne doit pas être pris en compte lorsque l'OMC examine les échanges commerciaux entre deux pays pour juger s'ils sont justes ou injustes ? Est-ce qu'il n'est pas venu le temps de se dire que la liberté est positive, mais que cela doit être une liberté loyale et non pas une liberté déloyale ?
Si nous ne faisons pas tout ça, ne nous étonnons pas que l'Europe inquiète. L'Europe doit protéger mais c'est une nouvelle Europe que la France appelle de ses vux. Une Europe avec une nouvelle conception de la politique commerciale, basée sur un mot : la réciprocité.
Est-il normal, par exemple, qu'un tiers des crédits structurels européens soient affectés à des entreprises venant de pays qui ne respectent aucune des règles dont je viens de parler ? C'est la réciprocité qui devrait être la base. Je le dis devant mon ami Mario Monti : je crois à la concurrence, et c'est un grand débat que nous avons ensemble, et nous avons d'ailleurs construit notre amitié sur cela. Est-ce que la concurrence en Europe doit toujours être analysée marché par marché, ou est-ce qu'elle doit être analysée sur le marché de la zone euro ou de l'Union européenne, sinon à quoi cela sert-il ? Est-ce que l'idée qu'une entreprise européenne soit dominante sur son marché national, c'est une idée qui est toujours pertinente ou pas ? Est-ce que cette idée-là n'empêche pas l'émergence de grands groupes européens ? Est-ce que nos amis américains se demandent si une entreprise est dominante en Californie ? Est-ce qu'ils analysent Etat par Etat, ou est-ce qu'ils analysent l'ensemble du marché américain ? Je souhaite également une nouvelle politique industrielle. Au lieu de compliquer la tâche de nos entrepreneurs, je souhaite qu'on favorise l'émergence de grandes entreprises européennes. Je souhaite moins de naïveté et plus de force, plus de convictions, de la part de l'Europe.
Je terminerai en vous disant ceci : la situation européenne n'est pas réglée. Il nous faut prendre des décisions extrêmement lourdes, extrêmement difficiles, dans les jours et les semaines qui viennent. Quand je dis « nous », c'est « nous, les gouvernements ». Je voudrais redire encore une fois à Mario Monti mon admiration et ma considération pour le travail qu'il a fait, mais le « nous », c'est toutes les institutions européennes, qui doivent prendre aujourd'hui la mesure de la crise de confiance, parce que l'Europe, c'est quand même la plus belle construction de l'homme au service de la paix qui ait jamais été inventée dans le monde. On n'a pas le droit de laisser tomber l'Europe, et on n'a pas le droit de laisser détruire l'euro. L'euro est le cur de l'Europe. Si l'euro se détruit, c'est toute l'Europe qui vole en éclats. Si l'Europe vole en éclats, c'est la paix sur notre continent qui sera un jour ou l'autre mise en cause.
Croyez-bien que je ne dramatise nullement la situation £ je la regarde telle qu'elle est £ et parce que je suis attaché à l'Europe, cela appelle de notre part des décisions très lourdes et très difficiles.
Je vous remercie.