2 février 2009 - Seul le prononcé fait foi
Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, sur les efforts en faveur de la création artistique, à Paris le 2 février 2009.
Madame la Ministre, chère Christine,
Mesdames, Messieurs,
En créant un Conseil pour la création artistique - j'ai vu que cela en avait étonné certains - dans mon esprit je ne fais que renouveler l'attachement séculaire qui unit la Nation et ses artistes. Depuis Charles V et François 1er, l'État a été le promoteur de la création et le protecteur des artistes. Le Val de Loire, Versailles et Paris ont été modelés et embellis sous l'action du couple formé par le politique - celui qui construit la Cité - et le poétique - celui qui rêve mais aussi qui agit, au plus haut degré.
Encourager l'épanouissement de grands artistes français, attirer sur notre sol les plus grands créateurs étrangers, faire fructifier les talents, semer les oeuvres dans les rues et sur la toile numérique, c'est le choix politique le plus éclairé qu'on puisse faire, c'est même la mission la plus haute de l'État. Pourquoi en avoir peur ?
Ce n'est pas une démarche nostalgique c'est une entreprise moderne et, oserais-je dire, libérale, au sens premier du terme. Libérale, car il n'est pas question d'instrumentaliser quiconque, de privilégier tel ou tel, de verser dans le sectarisme, les phénomènes de mode, les intrigues de Cour, les mélanges des genres - remarquez que tout cela a existé avant la création de ce Conseil.
Moderne, cette politique l'est d'autant plus que la créativité est le moteur du progrès économique et social. Surmonter la grande crise que nous traversons oblige à être créatifs, et le secteur le plus créatif par essence, qui irradie l'ensemble de la société, est bien celui des arts et de la culture. C'est d'ailleurs un secteur économique capital. On ne dit pas assez qu'il y a plus d'un demi-million de personnes qui travaillent pour la culture en France.
J'observe que la crise n'altère pas le besoin de culture, elle le renforce. Ce week-end plus de 130 000 personnes se sont ruées à la « folle journée » de Nantes pour écouter la musique de Jean-Sébastien Bach. En annonçant à Nîmes la nécessité d'une politique culturelle vigoureuse, j'ai voulu réaffirmer solennellement que notre culture est notre bien le plus précieux, elle donne du sens à notre vie personnelle, elle est ce qui porte notre société et la fait tenir ensemble, elle est ce qui restera de notre civilisation. La crise renforce le besoin de culture et c'est à l'État de porter ce message.
Demain nous célébrons le cinquantenaire de la création du Ministère de la Culture par le Général De Gaulle, avec une administration que Christine Albanel et ses équipes ont totalement refondée et modernisée, avec énergie et talent. Il faut beaucoup d'énergie pour changer les habitudes. Le moment est venu de donner ensemble un nouveau souffle à notre politique artistique, et l'ampleur de ce défi implique que l'on soit créatif dans le processus lui-même.
Alors qu'avons-nous essayé de faire ? A l'automne 2007 nous avons évoqué le problème lancinant du financement de notre patrimoine. En annonçant à Nîmes un effort de 4 milliards d'euros sur dix ans et une modernisation du régime fiscal du mécénat, je pense que ce problème sera bientôt derrière nous. Ensuite, nous avons essayé en 2007 de trancher la question si difficile des droits d'auteurs sur internet, du piratage. Le piratage détruit massivement la musique et le cinéma. J'en connais beaucoup, Mesdames et Messieurs, qui vous aiment, mais dont le soutien ne va pas jusqu'à faire preuve de courage. Je ne laisserai pas piller les droits d'auteur, parce que derrière les droits d'auteur, derrière la protection de l'oeuvre artistique, il y a tout le processus de la création qui est en jeu.
Je n'ai pas été élu pour laisser voler au supermarché. Piller les oeuvres musicales, piller les oeuvres cinématographiques, piller les oeuvres littéraires - car tous y passeront - sans respect pour celui qui a écrit, qui a composé, qui a réalisé, c'est tuer la création. De ce point de vue, je n'ai pas changé d'avis, je pensais cela avant les élections, et voyez-vous comme c'est curieux, je le pense encore après. La France qui a inventé les droits d'auteurs ne laissera détruire ce qui est tout simplement le respect de la propriété. Je sais bien ce qu'on m'a dit, y compris mes propres amis : attention aux jeunes ! Mais les jeunes peuvent comprendre ces défis. Quel manque de respect pour la jeunesse que d'imaginer qu'elle ne puisse comprendre que chaque oeuvre doit être respectée, et qu'elle appartient aussi et d'abord à celui qui l'a réalisée.
J'ai demandé que la loi création et internet soit définitivement votée au plus tard en mars prochain, et je suis certain qu'elle aura un effet très positif sur les comportements. Internet pourra devenir enfin un fantastique lieu de création et d'échange, et non une jungle sauvage où il serait permis de piller les oeuvres des créateurs. Naturellement, s'il existe des créateurs qui veulent mettre leurs oeuvres à titre gratuit sur la toile, qu'ils le fassent, je ne vois aucune objection à cela.
Je ne reviendrai pas ici sur les réformes audiovisuelles, avec l'engagement assez soutenu qui fut le mien pour que le service public puisse être au service du public et non des annonceurs, en étant détaché des contraintes de la tyrannie du marché publicitaire. Et quand je l'ai décidé, c'était avant la crise que nous connaissions. Je vois ceux-là mêmes qui combattaient la suppression de la publicité sur le service public : que diraient-ils aujourd'hui, avec la crise, sur la garantie du financement du service public ? Je ne reviendrai donc pas là-dessus, pas davantage que sur les états généraux de la presse.
Après avoir renforcé le pilier du patrimoine et le pilier des industries culturelles, je pense qu'il nous faut à présent conforter ce sans quoi il n'y aurait ni patrimoine ni industrie à défendre : il nous faut encourager le renouveau de la création artistique.
Cette question est très délicate. Comment aider sans aliéner, sans instrumentaliser ? Comment choisir et évaluer les artistes sans partialité, sans arrière pensée, oserai-je dire, sans arbitraire ? Comment aider sans « gâter » le talent ? Ces débats encombrent de longue date les colloques et les étagères du ministère de la Culture, qui est d'ailleurs inépuisable en linéaire d'étagères pour entasser des rapports. Moi, ce n'est pas un rapport dont j'ai besoin, ce sont des actions, des décisions, des faits, des objectifs, et même, des résultats.
Ce n'est pas pour alimenter ces discussions théoriques que je vous ai invités, c'est pour apporter des réponses pratiques ! Mais si vous le permettez, je voudrais, à mon tour, faire quelques réflexions pour dire ce que j'attends du conseil. Je voudrais d'abord récuser par avance deux mythes opposés qui durent en France.
Le premier mythe est celui de l'Etat protecteur tout puissant : sans lui l'artiste n'est rien et ne peut rien, il est livré aux forces brutes et incultes du marché, et le mécénat n'est qu'une forme d'esclavage couplé à de l'abus de bien social. Le deuxième mythe qui apparaît en miroir, et qui répond au premier, c'est celui de l'Etat castrateur des talents : la subvention énerve le génie et le rend impuissant, l'artiste doit souffrir pour se dépasser, mourir de préférence misérable et incompris, dans son grenier, avant d'accéder à une gloire immortelle et peut-être un jour au Panthéon... Parfois ces deux tendances contradictoires se rejoignent pour condamner la « démocratisation culturelle » : l'artiste et son public seraient par nature des espèces rares, et tout effort pour rendre la culture accessible au plus grand nombre ne ferait que l'appauvrir. Dieu sait qu'en France on a trop tendance à tomber dans ces raisonnements.
Je crois à une politique simple : l'élitisme pour tous, à la portée de tous, avec une éducation pour tous et des aides aux meilleurs.
L'éducation artistique doit être notre ardente priorité, parce que la pratique de l'art rend plus intelligent, plus créatif. Je compte sur les ministres de la culture et de l'éducation nationale pour faire sur ce sujet des propositions très ambitieuses, pour développer les cursus, former les professeurs, accueillir des artistes dans les écoles, renforcer l'excellence de nos conservatoires et écoles spécialisées. Car pour élargir le public il faut l'ouvrir dès l'éducation, dès l'école, à la pratique des arts. Tous ne seront pas des professionnels, naturellement, mais quelle meilleure façon d'élargir votre public que de lui donner le goût de vos disciplines dès le plus jeune âge ?
D'ailleurs, cela est fascinant, il y a quelque chose comme deux mille lycées en France, Dans combien de lycées y a-t-il un endroit pour projeter un film, je ne parle même pas d'une cinémathèque, dans combien ? La presse entière parle du succès de « Picasso et ses maîtres ». Je pensais, avons-nous fait un film sur cette exposition ? Non. Ne croyez vous pas que cela aurait été une bonne idée de filmer l'exposition, et de la diffuser dans le même temps dans les deux mille lycées de France ? Qui cela aurait-il gêné ?
Nos universités, à qui nous avons donné l'autonomie, y a-t-il beaucoup de lieux dans les universités où l'on puisse trouver une cinémathèque, un théâtre, une salle de concert, un endroit pour pratiquer un art, tout simplement un campus où l'on ait envie d'aller ? Comment voulez-vous élargir le public, si dès l'école, dès le lycée et à l'Université, il n'y a pas un lieu pour leur donner la possibilité de découvrir ce qui fera une vie d'adulte épanouie ?
Enfin les collectivités publiques, en particulier les collectivités de proximité, ont vocation à soutenir fortement les pratiques amateurs, à tous les âges, en mettant à la disposition des espaces et des services.
Après l'éducation, les aides aux artistes. Je n'ignore nullement que les grands génies n'ont besoin de personne pour s'exprimer et s'accomplir. Que le besoin de créer est irrépressible et qu'il émergera quelles que soient les circonstances. Toutefois bien des Mozart ont été fauchés dans leur jeunesse ou empêchés de créer par les souffrances et les privations. Aussi je crois que les génies, et plus largement les talents, ont besoin d'être aidés et encouragés dans leur épanouissement.
Alors il y a des questions qui fâchent. L'Etat doit-il prendre parti dans les querelles esthétiques ? L'Etat doit-il passer « commande » ou laisser les artistes libres de leurs choix ? L'Etat doit-il soutenir les avant-gardes ou les héritiers de la tradition ? Les jeunes créateurs ou les talents confirmés ?
S'il choisit d'aider la création, l'Etat ne peut pas se retrancher derrière une neutralité commode en estimant que tout est équivalent, indifférent, et que seul le temps permettra de faire le tri. Encourager la diversité sans égard pour la qualité, ce serait possible dans une ère d'abondance. A l'ère de l'économie, il faut faire des choix, et des choix justes. Or j'observe que l'Etat ne parvient pas toujours à faire des choix et à assumer ses responsabilités. C'est une bataille homérique pour avoir la première subvention, mais une fois qu'on l'a obtenue, on la garde, la bataille ne se faisant que sur son actualisation. En étendant le territoire de ses interventions sans toujours s'en donner les moyens, l'Etat a cédé à une forme de fuite en avant qui lui a fait subventionner toujours plus de structures, accorder toujours plus de labels, et naturellement avec des moyens toujours plus limités à chaque intervention.
Aider tout le monde faute de savoir discerner la qualité, c'est de mon point de vue créer de formidables injustices. Aujourd'hui les jeunes créateurs les plus brillants ont tant de mal à avoir accès au processus des subventions du ministère de la culture, pourquoi ? Simplement parce que les places sont prises par leurs aînés. Pour donner une idée du malaise qui existe dans le spectacle vivant, c'est comme si l'on demandait aux joueurs de football d'avoir cinquante ans avant de pouvoir jouer en équipe de France! On pourrait attendre longtemps avant de gagner un championnat ! Cette situation ne peut plus durer. Je ne fais pas du « jeunisme » en disant cela : je dis simplement qu'il faut aider les talents à se révéler, il faut aider les meilleurs. Le seul critère de sélection ne peut pas être la place dans la file d'attente ou l'ancienneté du dossier déposé.
Comment pouvons-nous aider les artistes une fois leur talent repéré ? Aider la culture à se développer, c'est construire avec discernement l'environnement culturel et financier qui permettra aux créateurs de trouver les ressources nécessaires à leur épanouissement.
Il y a certaines belles réussites françaises, cher Marin Karmitz - le cinéma par exemple. Ces réussites sont autant le fruit de l'histoire, des traditions professionnelles et familiales, que le produit d'un système de régulation et d'irrigation, construit et perfectionné depuis soixante ans, qui draine des petits ruisseaux de recettes (salles de cinéma, télévision, internet...), pour les réinjecter dans l'éducation, la création, la production, en repérant les meilleurs projets et les meilleurs potentiels. Le modèle du CNC ne fonctionne pas si mal puisqu'il a inspiré la création un Centre national du Livre, dont il nous faut, Christine, conforter rapidement les ressources, et même un Centre national des variétés, chansons et jazz.
Naturellement, le principe de la politique artistique a beau être simple, sa mise en oeuvre est complexe et le résultat sera toujours largement aléatoire puisque l'art n'est qu'une succession de prototypes.
Sans entrer dans le détail de la panoplie des aides, je voudrais dire un mot des commandes publiques. Des chefs d'oeuvre parmi les plus grands de notre histoire architecturale et musicale, ont été le fruit de commandes de Princes et de Chefs d'Etat. Les grands artistes ont su en effet prendre appui sur les contraintes des « cahiers des charges » pour se surpasser dans l'excellence et l'originalité. Dans un régime démocratique comme le nôtre, la commande publique conserve son plein intérêt. Son exemplarité se juge à l'aune de l'excellence artistique de l'oeuvre, conjuguée à une forme de générosité pour permettre son accès le plus large.
L'Etat a été à l'initiative de commandes importantes, et je suis heureux que ce rôle soit aujourd'hui partagé avec les collectivités territoriales et de nombreuses institutions. Ce que font la ville de Nice ou celle de Toulouse pour essaimer tout au long des nouveaux tramways, des oeuvres de premier plan, sculptures, peintures, éclairages, installations... me semblent être un choix qui va dans la bonne direction.
Bien sûr il y a aussi tout ce que l'on va faire pour le mécénat. Jean-Jacques Aillagon a fait voter une importante loi en faveur du mécénat en août 2003, au nom de deux réalités essentielles. Encourager la participation de toute la société civile au soutien de la création, c'est multiplier les sources de financement, mais c'est surtout multiplier les sources de jugement. Plus le concours des libertés et des sensibilités sera ouvert, mieux nous éviterons les querelles de chapelles, les phénomènes de cour et l'« art officiel ».
On peut aller beaucoup plus loin, mais regardez comme c'est difficile. Lorsque j'annonce à Nîmes que nous allons recourir à de grands architectes pour construire le nouveau ministère de la Défense nationale, des technocrates se précipitent vers mon cabinet pour me dire qu'on ne peut pas organiser de concours parce qu'il faut tenir compte des coûts et des délais. Même Président de la République, je dis : « nous allons faire un grand concours d'architectes pour ce nouveau bâtiment ». Et je vois immédiatement tout un tas d'administrations, avec les meilleures volontés du monde, qui viennent me dire : ce n'est pas possible. Ne le faites pas. Consacrer six mois à réfléchir à la qualité de la construction d'un monument destiné à durer un siècle, cela leur semble absurde £ troubler l'harmonie des calculs au profit de jugements esthétiques, c'est se précipiter dans l'aléatoire, c'est presque impensable.
Eh bien moi, ce qui m'effraie, au plus haut point, c'est le manque de clairvoyance qui conduit à confondre les fins et les moyens. Jamais nous ne devons oublier de chercher à tout moment l'adéquation de la forme et de la fonction, l'union de l'utilité et de la beauté. Vous voyez la difficulté : d'un côté les grands projets, de l'autre le ronronnement des habitudes. Je veux changer profondément cela.
Autre difficulté française : comment expliquer que nos opéras et nos orchestres privilégient à ce point les artistes étrangers - instrumentistes, chanteurs, chefs, compositeurs ? Il est certes réjouissant d'attirer autant de talents internationaux sur notre territoire, mais nous avons aussi en France de très bonnes écoles, une formidable pépinière de talents : donnons à notre jeunesse artistique une chance de s'illustrer dans son pays, plutôt que de la contraindre à l'exil !
Voilà toutes les raisons pour lesquelles j'ai décidé de créer, aux côtés du Président de la République à l'Elysée, ce Conseil pour la création artistique. Je crois fondamentalement à la capacité de l'Etat à impulser un « changement de culture », pour apprendre à mieux soutenir le processus de création. Il y a des décennies de mauvaises habitudes. Moi je peux le dire, parce que je ne m'inscris pas dans les guichets. Ma parole est plus libre que celui qui produit et qui doit faire attention à ce qu'il dit parce qu'il retrouvera au coin du chemin de la création, celui dont il a pu critiquer l'institution ou la politique. C'est donc à moi de donner un coup de pied dans la fourmilière. C'est à moi de bousculer les choses. J'ai voulu le faire au niveau de l'Elysée, en plein accord avec la ministre de la Culture, qui bien évidemment est membre de ce Conseil, pour que chacun voie que c'est une nouvelle politique qu'il faut fonder. Je vous demande d'y travailler, de nous faire des propositions. Je vous demande d'innover, je vous demande d'avoir du courage, d'être décalés, dissonants. Ne vous inscrivez dans aucun lobby, dans aucune coterie, ne vous inscrivez dans aucune habitude, et nous serons, vous et moi, jugés sur les résultats. En tout cas je suis persuadé que c'était le moment que cela change.
J'ajoute que si j'ai proposé à Marin Karmitz de le faire, c'est parce qu'il est un grand professionnel du cinéma, parce qu'il en connaît tous les métiers, que son entreprise est une belle réussite. La réussite n'est quand même pas quelque chose qu'il convient de condamner spontanément. Il n'y a pas que l'échec qui soit grand, il n'y a pas que l'échec qui soit noble, après tout, avoir des lecteurs, avoir des spectateurs, avoir des admirateurs, n'est pas la marque absolue d'un souci d'abaisser la qualité d'un projet culturel.
Rencontrer un public, n'est-ce pas au contraire la capacité à partager l'émotion ? Marin préside aussi un orchestre, l'art contemporain ne lui est pas étranger, il est familier de l'architecture, de l'urbanisme, du design. Il a réuni à ses côtés, et je lui ai fait une entière confiance, de grands professionnels de tous les horizons, dont vous pouvez apprécier la diversité.
Ah, j'oubliais, Marin Karmitz, semble-t-il, n'aurait pas les mêmes idées politiques que moi. Cela devrait rassurer, que des femmes et des hommes différents soient capables de travailler ensemble sur ce que doit être au XXIème siècle la politique d'encouragement à la création en France. Cela devrait profondément rassurer. J'ai été élu Président de la République par une majorité de Français, sinon je n'aurais pas été élu. Mais je dois penser aussi à la minorité qui n'a pas voté pour moi, dont je suis tout autant le Président de la République. Et si je devais, avant de commencer quoi que ce soit, choisir uniquement parmi ceux qui ont toujours partagé mes combats, cela voudrait dire qu'à mesure des mois qui passent dans mon quinquennat, je devrais réduire notre assise - or je veux l'élargir. Je veux vaincre la pensée unique, je veux vaincre le sectarisme, je veux vaincre les sectes qui voudraient vous inscrire tous dans des petits milieux, alors que la culture doit rayonner pour tous. Je ne veux opposer personne, je veux travailler avec ceux qui ont le courage de travailler, de travailler avec bonne foi, pour changer les choses. Alors j'ajoute, cher Marin, que le fait que l'on travaille ensemble, maintenant, cela fait ressortir votre passé glorieux. J'ai découvert plein de choses sur vous. Vous étiez donc très à gauche, très jeune, vous n'êtes pas le seul. Cela ne vous disqualifie pas pour porter un regard sur la création.
Ce conseil pourra investiguer tous les champs de la création : littérature, architecture, arts plastiques, musique, théâtre, danse, cinéma, jeu vidéo, design, mode, gastronomie... Il sera un laboratoire d'idées, une force de propositions, et une force critique. J'ai mentionné l'inertie fréquente de l'administration et la difficulté à mettre en oeuvre des priorités artistiques ambitieuses. Aussi je souhaite que ce Conseil exerce une vigilance attentive, qu'il garde sa pleine liberté de parole - n'étant pas tenu à la solidarité gouvernementale - et qu'il m'interpelle, chaque fois que l'Etat est surpris en flagrant délit de faire des choses que la morale esthétique réprouve.
Je souhaite que cette vigilance s'exerce sur tous les ministères, toutes les disciplines, et que la critique soit constructive. Dénoncer est aisé, construire en mariant toutes sortes de contraintes l'est un peu moins - les architectes en savent quelque chose.
Enfin j'attends bien sûr des propositions concrètes - surtout pas de rapport ! - pour réformer nos aides, revoir nos priorités, et surtout expérimenter. Car on ne résoudra rien si on se contente de revoir les livres de procédures et les organigrammes. Rien ne se fait sans les hommes, rien ne demeure sans les institutions, mais hélas tout meurt aussi par l'institution... La reconnaissance du talent artistique, son originalité, son étrangeté, ne peut pas être uniquement le fait d'un bureau ou d'une commission, surtout quand s'instaure une routine, avec les mêmes experts qui tournent en vase clos. Il nous faut imaginer de nouveaux mécanismes, des choses qu'on ne peut pas forcément conceptualiser mais qu'on peut imaginer et tester. Pour cela le Conseil pour la création artistique sera doté de moyens d'intervention.
J'ajoute, Mesdames et Messieurs, pour en terminer, que je voudrais profondément réinventer le principe même des maisons de la culture. Il y a eu les maisons des jeunes et de la culture, il y a eu ensuite les maisons de la culture qui ont été incontestablement, dans les années soixante, une immense réussite, une réussite fantastique. Pourquoi ? Parce qu'à l'époque, c'était neuf, c'était novateur, c'était un projet moderne et ouvert. Mais est-on certain que la maison de la culture, au XXIe siècle, doive ressembler comme une soeur à ce qu'elle était au milieu du siècle précédent ? N'y a-t-il pas eu quelques changements ? L'internet, les quartiers, et tous les endroits qui sont devenus des déserts culturels... Ne faut-il pas ensemble penser des maisons de la culture d'un genre nouveau ? Ne doit-on pas réfléchir à créer des « espaces de création et de savoirs » ? Ne devrait-on pas en faire des lieux totalement ouverts, à toutes les disciplines et tous les publics, des lieux de partage ?
Il y a eu l'action de tous les cercles Léo Lagrange, il y a eu les filières professionnelles, les scènes nationales... Mais, est-ce qu'aujourd'hui, on n'a pas besoin d'un peu moins de statuts et d'un peu plus de passion ? Est-ce que, par ailleurs, on ne pourrait pas rêver d'avoir des espaces qui seraient ouverts le dimanche, et peut-être plus tard dans la nuit, pour que les gens puissent s'y rendre quand ils ne travaillent pas ? Ce qui est quand même l'objectif d'un espace du savoir. Est-ce que par ailleurs on ne pourrait pas avoir pour ces espaces une négociation globale, cher Marin Karmitz, Mesdames et Messieurs, sur les droits d'auteur, pour rendre accessible à tous les jeunes et à tous les publics, par l'intermédiaire du Net, des oeuvres littéraires, cinématographiques, musicales ? Après avoir dit ce que j'ai dit sur les droits d'auteur, je pense que si nous sommes sévères dans la protection des droits d'auteur, nous pouvons être généreux, intelligents, ambitieux dans le partage des oeuvres. Ce serait utile de mettre à la disposition de tous ceux qui n'y ont pas spontanément accès, l'accès à la culture. Ne pourrait-on pas réfléchir à la mise à disposition des jeunes de locaux qui seraient libres, sans que le débat ne tourne aussitôt sur les conditions d'ouverture, la gestion des clés, le statut particulier de celui qui l'animera ? Il faut qu'enfin nous parlions de culture, d'art, de savoir, de démocratisation culturelle, et non pas uniquement de statut. Les statuts ont une importance et j'ai dit, cher Renaud Donnedieu de Vabres, ce que je pensais du statut des intermittents et de la garantie que je devais et que je voulais lui apporter. Mais tout ne peut pas se réduire à cela. Voilà ce que j'attends de ce Conseil.
Et puis, j'ai bien l'intention de vous interroger sur un grand nombre de sujets, notamment la question des lieux de création pour l'art contemporain. A Paris le Palais de Tokyo est un endroit remarquable, mais il est à moitié dédié aux artistes émergents et l'autre moitié est vide. Le vide ne crée pas de problème, parce que dans notre pays, souvent, on préfère que tous soient en retard plutôt que quelques uns soient à l'heure ! C'est vide, au moins on est sûr que ce n'est pas le voisin qui l'occupe. Mais enfin, n'y aurait-il pas, là aussi peut-être, un lieu pour créer une fondation pour la création et l'innovation, qui permettrait d'accueillir et d'accompagner les artistes vers l'excellence ? Ce lieu serait dédié à tous les arts vivants, plastiques mais aussi numériques : les univers virtuels et le jeu vidéo pourraient y trouver leur place.
Mesdames et Messieurs vous l'avez compris. Moi, je veux que cela bouge, je veux que cela change. Je veux que la culture soit notre réponse à la crise économique mondiale que nous connaissons. Je veux que la réponse de la France à cette crise économique soit une réponse culturelle. Nous allons faire de la culture l'un des éléments majeurs de la lutte pour surmonter la crise. Et pour que ce soit vrai, il faut que la création soit au coeur de cette politique culturelle que je souhaite impulser. J'espère que vous avez compris que dans tout ce que je vous ai dit, tout n'était pas dans le discours. Mais en tout cas, tout était dans mon coeur et dans ma tête. J'ai de l'ambition pour ce Conseil, je veux que nous produisions des résultats, et je veux qu'au-delà des idées préconçues des uns et des autres, on montre que la France est enfin entrée dans le XXIe siècle.
Je vous remercie.
Mesdames, Messieurs,
En créant un Conseil pour la création artistique - j'ai vu que cela en avait étonné certains - dans mon esprit je ne fais que renouveler l'attachement séculaire qui unit la Nation et ses artistes. Depuis Charles V et François 1er, l'État a été le promoteur de la création et le protecteur des artistes. Le Val de Loire, Versailles et Paris ont été modelés et embellis sous l'action du couple formé par le politique - celui qui construit la Cité - et le poétique - celui qui rêve mais aussi qui agit, au plus haut degré.
Encourager l'épanouissement de grands artistes français, attirer sur notre sol les plus grands créateurs étrangers, faire fructifier les talents, semer les oeuvres dans les rues et sur la toile numérique, c'est le choix politique le plus éclairé qu'on puisse faire, c'est même la mission la plus haute de l'État. Pourquoi en avoir peur ?
Ce n'est pas une démarche nostalgique c'est une entreprise moderne et, oserais-je dire, libérale, au sens premier du terme. Libérale, car il n'est pas question d'instrumentaliser quiconque, de privilégier tel ou tel, de verser dans le sectarisme, les phénomènes de mode, les intrigues de Cour, les mélanges des genres - remarquez que tout cela a existé avant la création de ce Conseil.
Moderne, cette politique l'est d'autant plus que la créativité est le moteur du progrès économique et social. Surmonter la grande crise que nous traversons oblige à être créatifs, et le secteur le plus créatif par essence, qui irradie l'ensemble de la société, est bien celui des arts et de la culture. C'est d'ailleurs un secteur économique capital. On ne dit pas assez qu'il y a plus d'un demi-million de personnes qui travaillent pour la culture en France.
J'observe que la crise n'altère pas le besoin de culture, elle le renforce. Ce week-end plus de 130 000 personnes se sont ruées à la « folle journée » de Nantes pour écouter la musique de Jean-Sébastien Bach. En annonçant à Nîmes la nécessité d'une politique culturelle vigoureuse, j'ai voulu réaffirmer solennellement que notre culture est notre bien le plus précieux, elle donne du sens à notre vie personnelle, elle est ce qui porte notre société et la fait tenir ensemble, elle est ce qui restera de notre civilisation. La crise renforce le besoin de culture et c'est à l'État de porter ce message.
Demain nous célébrons le cinquantenaire de la création du Ministère de la Culture par le Général De Gaulle, avec une administration que Christine Albanel et ses équipes ont totalement refondée et modernisée, avec énergie et talent. Il faut beaucoup d'énergie pour changer les habitudes. Le moment est venu de donner ensemble un nouveau souffle à notre politique artistique, et l'ampleur de ce défi implique que l'on soit créatif dans le processus lui-même.
Alors qu'avons-nous essayé de faire ? A l'automne 2007 nous avons évoqué le problème lancinant du financement de notre patrimoine. En annonçant à Nîmes un effort de 4 milliards d'euros sur dix ans et une modernisation du régime fiscal du mécénat, je pense que ce problème sera bientôt derrière nous. Ensuite, nous avons essayé en 2007 de trancher la question si difficile des droits d'auteurs sur internet, du piratage. Le piratage détruit massivement la musique et le cinéma. J'en connais beaucoup, Mesdames et Messieurs, qui vous aiment, mais dont le soutien ne va pas jusqu'à faire preuve de courage. Je ne laisserai pas piller les droits d'auteur, parce que derrière les droits d'auteur, derrière la protection de l'oeuvre artistique, il y a tout le processus de la création qui est en jeu.
Je n'ai pas été élu pour laisser voler au supermarché. Piller les oeuvres musicales, piller les oeuvres cinématographiques, piller les oeuvres littéraires - car tous y passeront - sans respect pour celui qui a écrit, qui a composé, qui a réalisé, c'est tuer la création. De ce point de vue, je n'ai pas changé d'avis, je pensais cela avant les élections, et voyez-vous comme c'est curieux, je le pense encore après. La France qui a inventé les droits d'auteurs ne laissera détruire ce qui est tout simplement le respect de la propriété. Je sais bien ce qu'on m'a dit, y compris mes propres amis : attention aux jeunes ! Mais les jeunes peuvent comprendre ces défis. Quel manque de respect pour la jeunesse que d'imaginer qu'elle ne puisse comprendre que chaque oeuvre doit être respectée, et qu'elle appartient aussi et d'abord à celui qui l'a réalisée.
J'ai demandé que la loi création et internet soit définitivement votée au plus tard en mars prochain, et je suis certain qu'elle aura un effet très positif sur les comportements. Internet pourra devenir enfin un fantastique lieu de création et d'échange, et non une jungle sauvage où il serait permis de piller les oeuvres des créateurs. Naturellement, s'il existe des créateurs qui veulent mettre leurs oeuvres à titre gratuit sur la toile, qu'ils le fassent, je ne vois aucune objection à cela.
Je ne reviendrai pas ici sur les réformes audiovisuelles, avec l'engagement assez soutenu qui fut le mien pour que le service public puisse être au service du public et non des annonceurs, en étant détaché des contraintes de la tyrannie du marché publicitaire. Et quand je l'ai décidé, c'était avant la crise que nous connaissions. Je vois ceux-là mêmes qui combattaient la suppression de la publicité sur le service public : que diraient-ils aujourd'hui, avec la crise, sur la garantie du financement du service public ? Je ne reviendrai donc pas là-dessus, pas davantage que sur les états généraux de la presse.
Après avoir renforcé le pilier du patrimoine et le pilier des industries culturelles, je pense qu'il nous faut à présent conforter ce sans quoi il n'y aurait ni patrimoine ni industrie à défendre : il nous faut encourager le renouveau de la création artistique.
Cette question est très délicate. Comment aider sans aliéner, sans instrumentaliser ? Comment choisir et évaluer les artistes sans partialité, sans arrière pensée, oserai-je dire, sans arbitraire ? Comment aider sans « gâter » le talent ? Ces débats encombrent de longue date les colloques et les étagères du ministère de la Culture, qui est d'ailleurs inépuisable en linéaire d'étagères pour entasser des rapports. Moi, ce n'est pas un rapport dont j'ai besoin, ce sont des actions, des décisions, des faits, des objectifs, et même, des résultats.
Ce n'est pas pour alimenter ces discussions théoriques que je vous ai invités, c'est pour apporter des réponses pratiques ! Mais si vous le permettez, je voudrais, à mon tour, faire quelques réflexions pour dire ce que j'attends du conseil. Je voudrais d'abord récuser par avance deux mythes opposés qui durent en France.
Le premier mythe est celui de l'Etat protecteur tout puissant : sans lui l'artiste n'est rien et ne peut rien, il est livré aux forces brutes et incultes du marché, et le mécénat n'est qu'une forme d'esclavage couplé à de l'abus de bien social. Le deuxième mythe qui apparaît en miroir, et qui répond au premier, c'est celui de l'Etat castrateur des talents : la subvention énerve le génie et le rend impuissant, l'artiste doit souffrir pour se dépasser, mourir de préférence misérable et incompris, dans son grenier, avant d'accéder à une gloire immortelle et peut-être un jour au Panthéon... Parfois ces deux tendances contradictoires se rejoignent pour condamner la « démocratisation culturelle » : l'artiste et son public seraient par nature des espèces rares, et tout effort pour rendre la culture accessible au plus grand nombre ne ferait que l'appauvrir. Dieu sait qu'en France on a trop tendance à tomber dans ces raisonnements.
Je crois à une politique simple : l'élitisme pour tous, à la portée de tous, avec une éducation pour tous et des aides aux meilleurs.
L'éducation artistique doit être notre ardente priorité, parce que la pratique de l'art rend plus intelligent, plus créatif. Je compte sur les ministres de la culture et de l'éducation nationale pour faire sur ce sujet des propositions très ambitieuses, pour développer les cursus, former les professeurs, accueillir des artistes dans les écoles, renforcer l'excellence de nos conservatoires et écoles spécialisées. Car pour élargir le public il faut l'ouvrir dès l'éducation, dès l'école, à la pratique des arts. Tous ne seront pas des professionnels, naturellement, mais quelle meilleure façon d'élargir votre public que de lui donner le goût de vos disciplines dès le plus jeune âge ?
D'ailleurs, cela est fascinant, il y a quelque chose comme deux mille lycées en France, Dans combien de lycées y a-t-il un endroit pour projeter un film, je ne parle même pas d'une cinémathèque, dans combien ? La presse entière parle du succès de « Picasso et ses maîtres ». Je pensais, avons-nous fait un film sur cette exposition ? Non. Ne croyez vous pas que cela aurait été une bonne idée de filmer l'exposition, et de la diffuser dans le même temps dans les deux mille lycées de France ? Qui cela aurait-il gêné ?
Nos universités, à qui nous avons donné l'autonomie, y a-t-il beaucoup de lieux dans les universités où l'on puisse trouver une cinémathèque, un théâtre, une salle de concert, un endroit pour pratiquer un art, tout simplement un campus où l'on ait envie d'aller ? Comment voulez-vous élargir le public, si dès l'école, dès le lycée et à l'Université, il n'y a pas un lieu pour leur donner la possibilité de découvrir ce qui fera une vie d'adulte épanouie ?
Enfin les collectivités publiques, en particulier les collectivités de proximité, ont vocation à soutenir fortement les pratiques amateurs, à tous les âges, en mettant à la disposition des espaces et des services.
Après l'éducation, les aides aux artistes. Je n'ignore nullement que les grands génies n'ont besoin de personne pour s'exprimer et s'accomplir. Que le besoin de créer est irrépressible et qu'il émergera quelles que soient les circonstances. Toutefois bien des Mozart ont été fauchés dans leur jeunesse ou empêchés de créer par les souffrances et les privations. Aussi je crois que les génies, et plus largement les talents, ont besoin d'être aidés et encouragés dans leur épanouissement.
Alors il y a des questions qui fâchent. L'Etat doit-il prendre parti dans les querelles esthétiques ? L'Etat doit-il passer « commande » ou laisser les artistes libres de leurs choix ? L'Etat doit-il soutenir les avant-gardes ou les héritiers de la tradition ? Les jeunes créateurs ou les talents confirmés ?
S'il choisit d'aider la création, l'Etat ne peut pas se retrancher derrière une neutralité commode en estimant que tout est équivalent, indifférent, et que seul le temps permettra de faire le tri. Encourager la diversité sans égard pour la qualité, ce serait possible dans une ère d'abondance. A l'ère de l'économie, il faut faire des choix, et des choix justes. Or j'observe que l'Etat ne parvient pas toujours à faire des choix et à assumer ses responsabilités. C'est une bataille homérique pour avoir la première subvention, mais une fois qu'on l'a obtenue, on la garde, la bataille ne se faisant que sur son actualisation. En étendant le territoire de ses interventions sans toujours s'en donner les moyens, l'Etat a cédé à une forme de fuite en avant qui lui a fait subventionner toujours plus de structures, accorder toujours plus de labels, et naturellement avec des moyens toujours plus limités à chaque intervention.
Aider tout le monde faute de savoir discerner la qualité, c'est de mon point de vue créer de formidables injustices. Aujourd'hui les jeunes créateurs les plus brillants ont tant de mal à avoir accès au processus des subventions du ministère de la culture, pourquoi ? Simplement parce que les places sont prises par leurs aînés. Pour donner une idée du malaise qui existe dans le spectacle vivant, c'est comme si l'on demandait aux joueurs de football d'avoir cinquante ans avant de pouvoir jouer en équipe de France! On pourrait attendre longtemps avant de gagner un championnat ! Cette situation ne peut plus durer. Je ne fais pas du « jeunisme » en disant cela : je dis simplement qu'il faut aider les talents à se révéler, il faut aider les meilleurs. Le seul critère de sélection ne peut pas être la place dans la file d'attente ou l'ancienneté du dossier déposé.
Comment pouvons-nous aider les artistes une fois leur talent repéré ? Aider la culture à se développer, c'est construire avec discernement l'environnement culturel et financier qui permettra aux créateurs de trouver les ressources nécessaires à leur épanouissement.
Il y a certaines belles réussites françaises, cher Marin Karmitz - le cinéma par exemple. Ces réussites sont autant le fruit de l'histoire, des traditions professionnelles et familiales, que le produit d'un système de régulation et d'irrigation, construit et perfectionné depuis soixante ans, qui draine des petits ruisseaux de recettes (salles de cinéma, télévision, internet...), pour les réinjecter dans l'éducation, la création, la production, en repérant les meilleurs projets et les meilleurs potentiels. Le modèle du CNC ne fonctionne pas si mal puisqu'il a inspiré la création un Centre national du Livre, dont il nous faut, Christine, conforter rapidement les ressources, et même un Centre national des variétés, chansons et jazz.
Naturellement, le principe de la politique artistique a beau être simple, sa mise en oeuvre est complexe et le résultat sera toujours largement aléatoire puisque l'art n'est qu'une succession de prototypes.
Sans entrer dans le détail de la panoplie des aides, je voudrais dire un mot des commandes publiques. Des chefs d'oeuvre parmi les plus grands de notre histoire architecturale et musicale, ont été le fruit de commandes de Princes et de Chefs d'Etat. Les grands artistes ont su en effet prendre appui sur les contraintes des « cahiers des charges » pour se surpasser dans l'excellence et l'originalité. Dans un régime démocratique comme le nôtre, la commande publique conserve son plein intérêt. Son exemplarité se juge à l'aune de l'excellence artistique de l'oeuvre, conjuguée à une forme de générosité pour permettre son accès le plus large.
L'Etat a été à l'initiative de commandes importantes, et je suis heureux que ce rôle soit aujourd'hui partagé avec les collectivités territoriales et de nombreuses institutions. Ce que font la ville de Nice ou celle de Toulouse pour essaimer tout au long des nouveaux tramways, des oeuvres de premier plan, sculptures, peintures, éclairages, installations... me semblent être un choix qui va dans la bonne direction.
Bien sûr il y a aussi tout ce que l'on va faire pour le mécénat. Jean-Jacques Aillagon a fait voter une importante loi en faveur du mécénat en août 2003, au nom de deux réalités essentielles. Encourager la participation de toute la société civile au soutien de la création, c'est multiplier les sources de financement, mais c'est surtout multiplier les sources de jugement. Plus le concours des libertés et des sensibilités sera ouvert, mieux nous éviterons les querelles de chapelles, les phénomènes de cour et l'« art officiel ».
On peut aller beaucoup plus loin, mais regardez comme c'est difficile. Lorsque j'annonce à Nîmes que nous allons recourir à de grands architectes pour construire le nouveau ministère de la Défense nationale, des technocrates se précipitent vers mon cabinet pour me dire qu'on ne peut pas organiser de concours parce qu'il faut tenir compte des coûts et des délais. Même Président de la République, je dis : « nous allons faire un grand concours d'architectes pour ce nouveau bâtiment ». Et je vois immédiatement tout un tas d'administrations, avec les meilleures volontés du monde, qui viennent me dire : ce n'est pas possible. Ne le faites pas. Consacrer six mois à réfléchir à la qualité de la construction d'un monument destiné à durer un siècle, cela leur semble absurde £ troubler l'harmonie des calculs au profit de jugements esthétiques, c'est se précipiter dans l'aléatoire, c'est presque impensable.
Eh bien moi, ce qui m'effraie, au plus haut point, c'est le manque de clairvoyance qui conduit à confondre les fins et les moyens. Jamais nous ne devons oublier de chercher à tout moment l'adéquation de la forme et de la fonction, l'union de l'utilité et de la beauté. Vous voyez la difficulté : d'un côté les grands projets, de l'autre le ronronnement des habitudes. Je veux changer profondément cela.
Autre difficulté française : comment expliquer que nos opéras et nos orchestres privilégient à ce point les artistes étrangers - instrumentistes, chanteurs, chefs, compositeurs ? Il est certes réjouissant d'attirer autant de talents internationaux sur notre territoire, mais nous avons aussi en France de très bonnes écoles, une formidable pépinière de talents : donnons à notre jeunesse artistique une chance de s'illustrer dans son pays, plutôt que de la contraindre à l'exil !
Voilà toutes les raisons pour lesquelles j'ai décidé de créer, aux côtés du Président de la République à l'Elysée, ce Conseil pour la création artistique. Je crois fondamentalement à la capacité de l'Etat à impulser un « changement de culture », pour apprendre à mieux soutenir le processus de création. Il y a des décennies de mauvaises habitudes. Moi je peux le dire, parce que je ne m'inscris pas dans les guichets. Ma parole est plus libre que celui qui produit et qui doit faire attention à ce qu'il dit parce qu'il retrouvera au coin du chemin de la création, celui dont il a pu critiquer l'institution ou la politique. C'est donc à moi de donner un coup de pied dans la fourmilière. C'est à moi de bousculer les choses. J'ai voulu le faire au niveau de l'Elysée, en plein accord avec la ministre de la Culture, qui bien évidemment est membre de ce Conseil, pour que chacun voie que c'est une nouvelle politique qu'il faut fonder. Je vous demande d'y travailler, de nous faire des propositions. Je vous demande d'innover, je vous demande d'avoir du courage, d'être décalés, dissonants. Ne vous inscrivez dans aucun lobby, dans aucune coterie, ne vous inscrivez dans aucune habitude, et nous serons, vous et moi, jugés sur les résultats. En tout cas je suis persuadé que c'était le moment que cela change.
J'ajoute que si j'ai proposé à Marin Karmitz de le faire, c'est parce qu'il est un grand professionnel du cinéma, parce qu'il en connaît tous les métiers, que son entreprise est une belle réussite. La réussite n'est quand même pas quelque chose qu'il convient de condamner spontanément. Il n'y a pas que l'échec qui soit grand, il n'y a pas que l'échec qui soit noble, après tout, avoir des lecteurs, avoir des spectateurs, avoir des admirateurs, n'est pas la marque absolue d'un souci d'abaisser la qualité d'un projet culturel.
Rencontrer un public, n'est-ce pas au contraire la capacité à partager l'émotion ? Marin préside aussi un orchestre, l'art contemporain ne lui est pas étranger, il est familier de l'architecture, de l'urbanisme, du design. Il a réuni à ses côtés, et je lui ai fait une entière confiance, de grands professionnels de tous les horizons, dont vous pouvez apprécier la diversité.
Ah, j'oubliais, Marin Karmitz, semble-t-il, n'aurait pas les mêmes idées politiques que moi. Cela devrait rassurer, que des femmes et des hommes différents soient capables de travailler ensemble sur ce que doit être au XXIème siècle la politique d'encouragement à la création en France. Cela devrait profondément rassurer. J'ai été élu Président de la République par une majorité de Français, sinon je n'aurais pas été élu. Mais je dois penser aussi à la minorité qui n'a pas voté pour moi, dont je suis tout autant le Président de la République. Et si je devais, avant de commencer quoi que ce soit, choisir uniquement parmi ceux qui ont toujours partagé mes combats, cela voudrait dire qu'à mesure des mois qui passent dans mon quinquennat, je devrais réduire notre assise - or je veux l'élargir. Je veux vaincre la pensée unique, je veux vaincre le sectarisme, je veux vaincre les sectes qui voudraient vous inscrire tous dans des petits milieux, alors que la culture doit rayonner pour tous. Je ne veux opposer personne, je veux travailler avec ceux qui ont le courage de travailler, de travailler avec bonne foi, pour changer les choses. Alors j'ajoute, cher Marin, que le fait que l'on travaille ensemble, maintenant, cela fait ressortir votre passé glorieux. J'ai découvert plein de choses sur vous. Vous étiez donc très à gauche, très jeune, vous n'êtes pas le seul. Cela ne vous disqualifie pas pour porter un regard sur la création.
Ce conseil pourra investiguer tous les champs de la création : littérature, architecture, arts plastiques, musique, théâtre, danse, cinéma, jeu vidéo, design, mode, gastronomie... Il sera un laboratoire d'idées, une force de propositions, et une force critique. J'ai mentionné l'inertie fréquente de l'administration et la difficulté à mettre en oeuvre des priorités artistiques ambitieuses. Aussi je souhaite que ce Conseil exerce une vigilance attentive, qu'il garde sa pleine liberté de parole - n'étant pas tenu à la solidarité gouvernementale - et qu'il m'interpelle, chaque fois que l'Etat est surpris en flagrant délit de faire des choses que la morale esthétique réprouve.
Je souhaite que cette vigilance s'exerce sur tous les ministères, toutes les disciplines, et que la critique soit constructive. Dénoncer est aisé, construire en mariant toutes sortes de contraintes l'est un peu moins - les architectes en savent quelque chose.
Enfin j'attends bien sûr des propositions concrètes - surtout pas de rapport ! - pour réformer nos aides, revoir nos priorités, et surtout expérimenter. Car on ne résoudra rien si on se contente de revoir les livres de procédures et les organigrammes. Rien ne se fait sans les hommes, rien ne demeure sans les institutions, mais hélas tout meurt aussi par l'institution... La reconnaissance du talent artistique, son originalité, son étrangeté, ne peut pas être uniquement le fait d'un bureau ou d'une commission, surtout quand s'instaure une routine, avec les mêmes experts qui tournent en vase clos. Il nous faut imaginer de nouveaux mécanismes, des choses qu'on ne peut pas forcément conceptualiser mais qu'on peut imaginer et tester. Pour cela le Conseil pour la création artistique sera doté de moyens d'intervention.
J'ajoute, Mesdames et Messieurs, pour en terminer, que je voudrais profondément réinventer le principe même des maisons de la culture. Il y a eu les maisons des jeunes et de la culture, il y a eu ensuite les maisons de la culture qui ont été incontestablement, dans les années soixante, une immense réussite, une réussite fantastique. Pourquoi ? Parce qu'à l'époque, c'était neuf, c'était novateur, c'était un projet moderne et ouvert. Mais est-on certain que la maison de la culture, au XXIe siècle, doive ressembler comme une soeur à ce qu'elle était au milieu du siècle précédent ? N'y a-t-il pas eu quelques changements ? L'internet, les quartiers, et tous les endroits qui sont devenus des déserts culturels... Ne faut-il pas ensemble penser des maisons de la culture d'un genre nouveau ? Ne doit-on pas réfléchir à créer des « espaces de création et de savoirs » ? Ne devrait-on pas en faire des lieux totalement ouverts, à toutes les disciplines et tous les publics, des lieux de partage ?
Il y a eu l'action de tous les cercles Léo Lagrange, il y a eu les filières professionnelles, les scènes nationales... Mais, est-ce qu'aujourd'hui, on n'a pas besoin d'un peu moins de statuts et d'un peu plus de passion ? Est-ce que, par ailleurs, on ne pourrait pas rêver d'avoir des espaces qui seraient ouverts le dimanche, et peut-être plus tard dans la nuit, pour que les gens puissent s'y rendre quand ils ne travaillent pas ? Ce qui est quand même l'objectif d'un espace du savoir. Est-ce que par ailleurs on ne pourrait pas avoir pour ces espaces une négociation globale, cher Marin Karmitz, Mesdames et Messieurs, sur les droits d'auteur, pour rendre accessible à tous les jeunes et à tous les publics, par l'intermédiaire du Net, des oeuvres littéraires, cinématographiques, musicales ? Après avoir dit ce que j'ai dit sur les droits d'auteur, je pense que si nous sommes sévères dans la protection des droits d'auteur, nous pouvons être généreux, intelligents, ambitieux dans le partage des oeuvres. Ce serait utile de mettre à la disposition de tous ceux qui n'y ont pas spontanément accès, l'accès à la culture. Ne pourrait-on pas réfléchir à la mise à disposition des jeunes de locaux qui seraient libres, sans que le débat ne tourne aussitôt sur les conditions d'ouverture, la gestion des clés, le statut particulier de celui qui l'animera ? Il faut qu'enfin nous parlions de culture, d'art, de savoir, de démocratisation culturelle, et non pas uniquement de statut. Les statuts ont une importance et j'ai dit, cher Renaud Donnedieu de Vabres, ce que je pensais du statut des intermittents et de la garantie que je devais et que je voulais lui apporter. Mais tout ne peut pas se réduire à cela. Voilà ce que j'attends de ce Conseil.
Et puis, j'ai bien l'intention de vous interroger sur un grand nombre de sujets, notamment la question des lieux de création pour l'art contemporain. A Paris le Palais de Tokyo est un endroit remarquable, mais il est à moitié dédié aux artistes émergents et l'autre moitié est vide. Le vide ne crée pas de problème, parce que dans notre pays, souvent, on préfère que tous soient en retard plutôt que quelques uns soient à l'heure ! C'est vide, au moins on est sûr que ce n'est pas le voisin qui l'occupe. Mais enfin, n'y aurait-il pas, là aussi peut-être, un lieu pour créer une fondation pour la création et l'innovation, qui permettrait d'accueillir et d'accompagner les artistes vers l'excellence ? Ce lieu serait dédié à tous les arts vivants, plastiques mais aussi numériques : les univers virtuels et le jeu vidéo pourraient y trouver leur place.
Mesdames et Messieurs vous l'avez compris. Moi, je veux que cela bouge, je veux que cela change. Je veux que la culture soit notre réponse à la crise économique mondiale que nous connaissons. Je veux que la réponse de la France à cette crise économique soit une réponse culturelle. Nous allons faire de la culture l'un des éléments majeurs de la lutte pour surmonter la crise. Et pour que ce soit vrai, il faut que la création soit au coeur de cette politique culturelle que je souhaite impulser. J'espère que vous avez compris que dans tout ce que je vous ai dit, tout n'était pas dans le discours. Mais en tout cas, tout était dans mon coeur et dans ma tête. J'ai de l'ambition pour ce Conseil, je veux que nous produisions des résultats, et je veux qu'au-delà des idées préconçues des uns et des autres, on montre que la France est enfin entrée dans le XXIe siècle.
Je vous remercie.